jeudi 23 août 2018

Josef Koudela / L’œil nomade


France, 1980 / Collection Centre Pompidou, Paris / © Josef Koudelka / Magnum Photos


Josef Koudela 
L’œil nomade


Par Bertrand Raison

20 AVRIL 2017


Laissons provisoirement de côté les introductions et les facilités explicatives car d’emblée les photographies de Josef Koudelka vous attrapent les yeux et vous bousculent physiquement. On se demande bien ce que l’on regarde sans pouvoir s’en détacher. Ça vous prend d’un coup. Ses photos sont de nulle part et d’un endroit très précis. L’Europe est là, le nom des différents pays en témoigne. Mais cela ne réduit en rien leur capacité à dérouter. Car voilà exactement leur sujet : déraper dans l’immobilité et peu importe que nous soyons au Portugal ou en Écosse. Si ce n’est que cette seule mention favorise le glissement du sens puisque la géographie se dissout dans la convocation d’un nom bien fragile.

Irlande, 1976 / Collection Centre Pompidou, Paris / © Josef Koudelka / Magnum Photos



Oui, certes, l’Espagne ou ailleurs, mais la carte finalement reste anonyme, muette, instable. Cette photographie de 1978 a beau être prise en Angleterre, l’indication n’apporte rien ou si peu face aux éléments qu’elle dévoile : des empreintes de pneu sur une route enneigée la nuit, des flocons et le triangle phosphorescent d’un panneau de signalisation. La localisation incertaine accentue d’ailleurs le sentiment confus du danger. Où est-on vraiment ? Que se passe-t-il ? À cet égard, les photographies noir et blanc de Josef Koudelka ne sont guère bavardes et préfèrent de loin la corde raide à tout éparpillement narratif. Elles accumulent leur charge sans rien lâcher de ce qu’elles retiennent obstinément tout en se maintenant au plus près de leur point d’incandescence. Pas de déminage possible, l’artificier a créé une image sous tension, n’allez pas lui demander d’ôter la mèche. En fait, le présent de l’instant est si intense qu’il évacue l’avant et l’après si bien que l’on se trouve aimanté et démuni par ce que l’on perçoit ou ce que l’on croit distinguer.
France, 1987 / Collection Centre Pompidou, Paris / © Josef Koudelka / Magnum Photos

Cerbère

Ainsi ce chien noir (France, 1987) au premier plan d’une allée enneigée fuyant vers l’horizon monopolise toutes les interprétations possibles sans laisser échapper le moindre indice. Mué en cerbère, il a le don de précipiter ce jardin très classique aux portes de l’imprévisible sinon aux confins obscurs de l’enfer et de nous y égarer.

À sa suite, pourrait-on dire, sur la même ligne de suspens, les quatre hommes alternativement alignés dans l’étroit corridor d’une pissotière (Irlande, 1976) nous tournent le dos tout en ayant l’air de se livrer à d’autres occupations. Que fomentent-ils donc ainsi disposés dans l’entonnoir de la perspective ? L’ordinaire de leur action bascule brusquement à la trappe, ouvrant la scène à d’autres hypothèses sans que l’on sache laquelle choisir. Or, cette indécision ne désagrège pas le contenu de l’image, au contraire, elle le leste d’un poids singulier avec cette impression d’assister à un moment unique libre de toute signification imposée, affranchi à jamais des pesanteurs de la description.Koudelka / Magnum Photos

Si ces quelques exemples caractérisent l’univers de Josef Koudelka, ils traduisent surtout la manière dont il questionne l’acte photographique, interrogeant inlassablement la relation de réciprocité qu’il instaure entre sa façon de voir et le choix de ses sujets. Son approche photographique s’inscrit profondément dans son histoire personnelle.
Josef Koudelka

Le vagabond céleste

Né en Moravie, il aborde la photographie à la fin des années 1960 après une formation d’ingénieur aéronautique. Ses clichés de l’occupation soviétique, en 1968, signées P.P (Prague Photographer) obtiennent à titre anonyme le prix Robert Capa. Il finira par quitter la Tchécoslovaquie, en 1970, pour l’Angleterre où il rejoint peu après l’agence Magnum. Promotion prestigieuse, certes, à ce détail près qu’avec la bénédiction d’Henri Cartier-Bresson, l’un des fondateurs de la désormais célèbre coopérative photos, il refusera de travailler à la commande.
Un refus synonyme de liberté que l’on retrouve dans ses multiples pérégrinations européennes au cours desquelles, après son départ de Tchécoslovaquie, il passe d’un festival de musique à une fête religieuse sans désemparer. Muni du strict nécessaire, son matériel photo et un sac de couchage, il dort où il peut, à la belle étoile, chez des amis de rencontre. Ses agendas notent avec précision ses constants déplacements. Dès 1971, il entame, écrit Michel Frizot [1], l’itinéraire de ses lieux de prédilection. On le voit en Espagne, à Grenade, à Cadix pour la Semaine Sainte, à Jerez de la Frontera (foire aux chevaux), en France aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à Lourdes au pèlerinage gitan, en Hollande à la Haye à la convention des gitans, en Angleterre pour le Derby d’Epsom, puis en Irlande pour un pèlerinage à Clonmacnoise.

Ce circuit finira par englober la Suisse, le pays de Galles, la Turquie, la Grèce, l’Italie, l’Allemagne voire les États-Unis. Cette déambulation vagabonde fournira, au prix d’une sélection drastique, les soixante-quinze photographies de la troisième édition du livre Exils(2014), objet de l’exposition présentée au Centre Pompidou.
Josef Koudelka

Habiter l’exil

Elle revient notamment sur la réalisation d’Exils et ses conditions d’exécution montrant en parallèle une partie des clichés d’Exils et ceux où l’on voit Josef Koudelka allongé sur un tapis de sol prêt à achever ou à commencer sa journée de travail. Dormir dans le paysage comme s’il fallait à tout prix n’être retenu par rien et ne rien posséder de ce qui peut vous encombrer. Se détacher en somme pour mieux se fondre dans l’environnement, et c’est ce qui lui arrive très exactement. À force de fréquenter les mêmes lieux, il en devient le familier, celui à qui on ne prête plus attention.
Nomade oui, viscéralement nomade, une revendication qu’il va porter au paroxysme puisque très curieusement, il n’enregistre rien des multiples fêtes auxquelles il assiste. Il se déporte vers les marges, attiré par les bas-côtés, ces instants de pause où les personnes s’absentant de l’événement se révèlent brusquement, offrant au regard l’inédit d’un geste, d’un comportement ou d’un regroupement. Alors, il faut peut-être entendre l’exil à la lettre : non seulement celui du photographe mais encore celui de la photographie qui, enfin exemptée de son assignation à tout révéler, rôde dans l’inconnu.
[1] Cf. Catalogue de l’exposition La Fabrique d’Exils, sous la direction de Josef Koudelka et de Clément Chéroux p.122, éditions du Centre Pompidou, éditions Xavier Barral.

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