mardi 30 avril 2024

Claude Grimal / Une autre judéité américaine

 



Une autre judéité américaine

Le film documentaire Israelism d’Erin Axelman et Sam Ellertsen, sorti aux États-Unis l’été 2023, interroge la vision d’Israël et de la judéité imposée aux jeunes Juifs américains depuis les dernières décennies du XXe siècle et le refus d’y adhérer d’une partie d’entre eux. Pour aborder cette question, les metteurs en scène quadragénaires ont choisi deux jeunes protagonistes au parcours moral semblable au leur, passés vis-à-vis de l’État hébreu d’un amour inconditionnel à une vision critique après un processus de maturation qui, dans leur cas, aura impliqué un contact personnel avec la réalité de l’occupation en Palestine.

mercredi 24 avril 2024

mardi 23 avril 2024

Marie Étienne / Le scribe et son théâtre / Tableaux d’une métamorphose


Tableaux d’une métamorphose

par Odile Hunoult
23 avril 2024

Le scribe et son théâtre est composé de sept textes dûment datés, donc, si l’on s’en tient à la chronologie, écrits entre 1976 et 2023, et on peut les lire en effet chacun isolément, et même se satisfaire d’en suivre le chemin d’écriture : disons des poèmes d’innocence aux poèmes d’expérience. Mais ce serait naïf de penser que Marie Étienne a réuni un florilège et que le sous-titre, Brève rétrospective, ferait allusion à une quelconque rétrospective de son œuvre.


Marie Étienne | Le scribe et son théâtre. Brève rétrospective. Tarabuste, 120 p., 13 €


Mieux vaut peser les quelques Notes, à la fin du livre, et observer les dates figurant sous les titres des textes. Il ressort que la chronologie, loin d’être univoque, se chevauche, se recoupe, se recouvre, de même qu’une vie n’évolue pas (toujours) par ruptures mais (souvent) par emboîtements. Le livre, beaucoup plus complexe et tendu qu’une compilation, est bien d’un seul tenant, pensé et construit comme une sorte d’anamnèse, un « retour amont ». Non pas une écriture en évolution : un être en évolutions. Dans ces scènes de la vie antérieure, sous le signe du théâtre, si le passé éclaté en fragments éclaire le présent, il apparaît tout aussi bien que le présent explique le chemin. Finis coronat opus, la fin justifie le travail – quarante-sept ans : long est ce travail.

Loin d’être la rétrospective d’une œuvre, c’est la rétrospective en sept tableaux d’une métamorphose, transmutation d’un esprit par la tribulation, « l’exercice » au sens pascalien : par la douleur.

Nina-La-Mouette l’a bien compris après être passée par les Sept Cercles des Sept Douleurs (La mise à mort)

Sept tableaux, emboîtés, comme sont emboîtées les dates, comme sont imbriqués les actes d’une pièce : un tout, plus énigmatique qu’hermétique, chacun des textes posant l’énigme différemment. Il faut se confier aux jalons que Marie Étienne sème au long, discrets, mais phosphorescents, en gardant à l’esprit qu’un texte qui ne pose pas d’énigmes, ou même seulement de difficultés, n’a que le statut de journal ou de publicité.

L’œuvre de Marie Étienne, est à son image, réservée, silencieuse, intérieure, dirigée et solidement structurée. Sa manière est de tenir un chemin entre une poésie narrative et le brasier d’énigmes (les « énigmes en feu » de Nelly Sachs) :

cracher

par les cheveux

le grand feu

de sa tête (Cavale)

Narration, il se peut, mais toujours de biais, et fermée de l’intérieur par des pas de côté, des ellipses, de la dérision et de l’autodérision (couche-toi / disaient-ils / mes amis / accepte de / te perdre / dans le commun / le tout venant / dans la vulgarité / c’est après tout / un lieu de promenade). En se fiant à cette ligne que garde Marie Étienne, entre Goethe (« Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers » [1]) et le célèbre « Un récit ? Non pas de récit, plus jamais » de Blanchot (dans La folie du jour), on peut tenter de mettre au clair quelques-uns des enjeux du livre. Dans la crainte, en analysant ici ce langage si particulier que sont des poèmes, et particulier à chaque poète, de tomber aussi bien dans l’incompréhension que dans l’intrusion. Il est probable qu’on n’évitera aucune des deux. « Ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J’ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivé », Goethe encore, à Eckermann, le 25 janvier 1830, dans leurs Conversations.

Le premier ensemble, Pierre et Sommeil (1976), reprend dix poèmes parus en revue : très bref choix, donc, parmi des poèmes d’apprentissage – mais choisis peut-être pas seulement pour leur beauté. Trois mots les encadrent. « Réconciliation », d’abord, comme titre aux six premiers poèmes. « Modification », en tête du septième. Enfin, le mot « Métamorphose » conclut Pierre et Sommeil, ouvre sur le livre, et peut-être même sur sa raison d’être : de la réconciliation, qui est le lent travail de tout être pour d’abord se situer dans le monde, puis se comprendre et s’accepter, jusqu’à la métamorphose, celle que l’esprit peut accomplir dans l’espace d’une vie – ici une vie choisie en écriture :

La muette s’entrouvre

et multiplie sa gorge

Le deuxième texte, sous le titre, repris de Marie de France, L’amour est plaie au noir du corps (1983-2013), cerne brièvement la rencontre, ses incertitudes et ses éblouissements, quand le monde revient à la chaleur de l’origine :

la tâche les larmes

   sont in

nombrables

   on a la permission

d’en rire

   pour l’heure

marchant

   ils ont

la conviction

   d’être un

instant

   du monde

ou ses âmes dansantes

Marie Etienne, Le Scribe et son Théâtre
Une étoile se lève, Paul Klee (1931) © CC0/WikiCommons

Avec Cavale, la danse se fait « exercice »… et question : « Persister / à aimer ? » La question elle aussi est un « exercice ». Cavale (1981-2023) est un écho, nous avertissent les Notes, à La Longe, paru à La Petite Sirène en 1981 – on méditera donc sur la deuxième date, 2023. Longe rompue, Cavale se présente comme une ligne (des lignes) de conduite, et des lignes de fuite, annoncées par le titre, la cavale, à la fois cheval-femme et évasion, dérobade. De la cavalcade vitale dans la fièvre de l’âge mûr (s’en aller / s’en aller / vers les / missions / qui se / confondent) à la conquête à l’arraché du plus nécessaire :

Produire le chant

pas

l’infamie

Le quatrième texte, Présences, publié aux éditions Rencontre en 2016, a été écrit, toujours selon les Notes, pour accompagner une exposition de dessins : il questionne l’embroussaillement des lignes du peintre Michel Mousseau.

Présences […] pleines

de traits

qui se bousculent

Est-il inséré à ce moment du livre comme une entrée dans le présent, ses nœuds et ses épines, une conjuration de l’absence, une introduction aux labyrinthes du texte suivant, Élégie pour un Roi défunt ?

personnes

ou personnages

on ne sait pas vraiment,

leurs présences

sont réduites

débarrassées des corps

qui cachent les

pensées

au fond

de leur

boutique

Car Élégie pour un roi défunt (2022-2023) est le texte central du livre, le plus long, peut-être son point de départ, de part et d’autre duquel s’est composé Le scribe et son théâtre. Il se présente comme un rêve – mais qui rêve et devant qui ? – « un rêve ouvert sur l’infini de son déchiffrement » (Marie Étienne dans Le rêve infinitif). Un rêve de théâtre, puisque le théâtre est le rêve du metteur en scène, rêvant avec des acteurs devant des spectateurs. Un rêve où tout tangue, où les espaces sortent les uns des autres, se modifient en fondu-enchaîné, comme les personnages :

On l’avait prévenu

« Personnages et personnes se confondent

ce qui revient à dire que ce théâtre-là

est un monde de doubles

et même un monde d’ombres doubles… »

C’est à la fois une mise en garde à l’entrée du labyrinthe et une allusion au monologue de l’Ombre double du Soulier de Satin, qui élève devant la lune le cri du couple séparé. Et quand le rêve s’éloigne et s’efface, restent les trois personnages-clés, le scribe, l’analyste (deux rôles pour un même acteur), et enfin le roi, absence et présence qu’on guette, le défunt du titre, et le héros de la pièce. Celui qu’on attend, celui qui fait défaut, et qui revient fantôme pour assigner le scribe-analyste à l’écriture.

Il n’a plus qu’à rester sur le banc

devant sa page blanche

et se mettre à écrire

Le texte suivant, La mise à mort (hiver 2017-été 2023), acte le définitif :

Ceux qui s’éprennent du Roi désert n’ont d’autre choix que d’en mourir, ou d’en devenir fou

car l’amour est un don sans pitié

En reprenant le titre d’un roman d’Aragon, à multiples jeux de miroir et dont un des thèmes est le meurtre par Antoine du personnage d’Alfred, La mise à mort échange des signes avec la mise en scène par Antoine Vitez (à Chaillot, en 1984) de La mouette, pièce elle aussi aussi de mise(s) à mort. On n’a pas oublié non plus que Vitez a mis en scène Le soulier de satin à Avignon en 1987.

Marie Étienne a été longuement la collaboratrice d’Antoine Vitez, de 1976 à 1988, en l’accompagnant du Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’à Chaillot. Vitez est un « personnage et une personne » trop flamboyants pour n’être pas brasier formateur à la fois et destructeur. On peut lire La mise à mort en ignorant l’élément biographique sans que cela ôte à la puissance de ce texte initiatique, quasi résolutif de la brève rétrospective :

la souffrance est passée du visage au papier

Texte complexe sous son apparente lisibilité soulignée par sa forme de narration en prose, La mise à mort n’est que doubles-fonds et jeux de miroir. C’est une scène de théâtre dans le théâtre : l’auteur (scribe ou analyste) assiste à une répétition de La mouette. Ce pourrait être la mise au point (au net) sur une scène fondatrice et un acte de rupture, un arrêt sur image juste avant le crime sans qu’on puisse dès lors savoir qui va tuer ou qui sera tué.

Le septième texte, Conversations (hiver 2022), a le statut de la « Septième vague », selon l’expression russe, la plus haute, celle qui emporte tout.

Il doit bien y avoir des manières de raconter l’outrance du drame mais sans hausser le ton…

Conversations avec l’Ami, avec l’absent, avec l’absence, ces onze poèmes dédiés À Paul Louis, où il faut arriver à dire sans blesser ou se blesser, composent un chant qui s’élève sans accompagnement. Un chant saisissant comme les cloches qui se mettent à sonner à la fin du Cantus à la mémoire de Benjamin Britten d’Arvo Pärt. Si on a tenté ici de déplier le tout soigneusement assemblé qu’est Le scribe et son théâtre, le mettre à plat, « en prose comme on met en bière », disait Valéry, c’est qu’au fil des relectures on entrevoyait que la Brève rétrospective, avec ses raisons, ses déraisons, sa logique et ses ruptures, est une montée, une anabase, vers les onze poèmes des Conversations. Onze poèmes sans épanchements, dans la violence de leur délicatesse, glacés, coupants, simplicissimes, d’une si courageuse, d’une si profonde humanité qu’elle fait penser à cette parole du Tao : « Connais le masculin, adhère au féminin ». Et aussi à Emily Dickinson, dans une lettre à Thomas Higginson : « quand ça me fait si froid que je pense ne jamais pouvoir me réchauffer, je sais que c’est de la poésie ».


[1] Dans Conversations avec Goethe, d’Eckermann. Goethe ajoute : « Elles [Les affinités électivesne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte ».

Marie Etienne et le peintre-poète Jean-Philippe Delhomme seront présents sur la scène de la Maison de la Poésie le lundi 17 juin prochain pour une lecture croisée et commentée à l’occasion de la parution de leur dernier livre.


EN ATTENDANT NADEAU



mercredi 17 avril 2024

Dans la rosé des petites choses

 


"C'est dans la rosée des petites choses que le coeur trouve son matin et se rafraîchit."











mardi 16 avril 2024

Mick Herron / Mettez un tigre dans votre lecture

 



Mettez un tigre dans votre lecture

Bonne nouvelle, Mission tigre de Mick Herron vient d’être traduit. L’auteur britannique, né en 1968, y fait une nouvelle fois la preuve qu’il écrit les thrillers d’espionnage les plus lettrés, les plus spirituels et les plus captivants du moment.

lundi 15 avril 2024

Víctor Hugo / Le chat

 

Photo: Triunfo Arciniegas



Victor Hugo
LE CHAT

Dieu a inventé le chat pour que l’homme ait un tigre à caresser chez lui.







dimanche 14 avril 2024

samedi 13 avril 2024

Claude Grimal / La table à toutes les sauces


Josu Urrutikoetxea , La cuisine sous clé
Cinq cuisiniers dans une cuisine, photographie de presse, agence Meurisse, (1935-1936) © Gallica/BnF


La table à toutes les sauces 

Les pages d’En attendant Nadeau ne se sont qu’occasionnellement penchées sur une activité centrale de l’existence humaine, celle de se nourrir. Quelques ouvrages parus récemment et venus de domaines divers (cuisine, littérature, anthropologie, histoire, sociologie, politique) permettent d’effectuer un petit rattrapage.

vendredi 12 avril 2024

Philippe Castelneau / Motel valparaiso / L’Ouest comme abstraction

 



motel valparaiso, de Philippe Castelneau : l'ouest comme abstraction


L’Ouest comme abstraction

par Steven Sampson
8 juin 2022

motel valparaiso, premier roman du libraire Philippe Castelneau, capte le sens transcendant des grands espaces de l’Ouest américain : la solitude, le vide, le génocide des Indiens, ainsi que la quête d’une sagesse primordiale, ensevelie sous le sable, à peine perceptible dans les vents balayant l’armoise.


Philippe Castelneau, motel valparaiso. Asphalte, 132 p., 15 €


Pourquoi préfère-t-on les romans courts ? La brièveté a-t-elle une valeur morale ? On songe aux chansons, à leur capacité de cristalliser le mystère de l’Ouest, telle Wichita Lineman de Glen Campbell (« I am a lineman for the county / And I drive the main road / Searchin’ in the sun for another overload / I hear you singing in the wire / I can hear you through the whine…») ; Rocky Mountain High de John Denver (« When he first came to the mountains his life was far away / On the road and hanging by a song ») ; ou Hotel California des Eagles (« On a dark desert highway, cool wind in my hair / Warm smell of colitis, rising up through the air / Up ahead in the distance, I saw shimmering light… There she stood in the doorway / I heard the mission bell / And I was thinking to myself / ’This could be Heaven or this could be Hell »).

motel valparaiso, situé à Cevola, ville mythique quelque part dans l’Arizona, près de la frontière californienne, concocte son propre mélange d’Enfer et de Ciel. Son narrateur, un Français au mitan de son existence, en deuil de son père et de son mariage, est lui aussi « loin de sa vie », selon la phrase de John Denver, une vie « suspendue à une chanson », à savoir son roman inachevé. Comme Glen Campbell, c’est en suivant un chemin délaissé, la route traversant le désert de Sonora, qu’il croit reconnaître l’appel de l’amour.

Plutôt que de l’entendre, il le voit : depuis la vitre d’un Greyhound en marge du désert, de retour aux États-Unis, pays où il a vécu deux ans il y a longtemps. C’est après des retrouvailles décevantes avec Élisabeth, sa bien-aimée lors de son premier séjour américain, qu’il part de New York. Dans ce voyage de retour, il finit par partir pour la Californie, se dirigeant d’abord vers Tucson, suivant les pas du héros de Get Back (« Jo Jo left his home in Tucson, Arizona for some California grass »).

motel valparaiso, de Philippe Castelneau : l'ouest comme abstraction

En Arizona (2015) © Jean-Luc Bertini

Comme McCartney, Philippe Castelneau chante la frontière entre désert et prairie : Cevola marque la fin des zones stériles. C’est quand l’autocar quitte la ville et que les maisons deviennent de plus en plus espacées, laissant le désert gagner sur la route, qu’il remarque une femme derrière une fenêtre ouverte : « Une femme à la beauté irréelle semblait me faire signe. » Obsédé par ce mirage, il descend du bus à l’arrêt suivant, trois cents kilomètres plus loin, s’achète la voiture la moins chère de la concession automobile locale, une Dodge Dart Swinger 1975, et rebrousse chemin (« Get back to where you once belong »). Qu’est-ce que représentent les Américaines ? Telles les shikses de Philip Roth, elles incarnent l’Amérique profonde. Déracinées, innocemment parachutées sur les terres arides volées aux Indiens, elles attirent le regard européen : l’avidité affronte le vide. C’est de l’absence qu’a soif le narrateur, il avoue qu’il court après une Amérique fantasmée.

Cevola, lieu contradictoire, existe-t-il vraiment ? Le jour, on le croirait  abandonné : les gens se terrent à cause de la chaleur. Depuis la route, seule la vieille ville est visible, une ancienne cité minière bâtie autour d’un gisement d’argent découvert dans les années 1860. Voilà pour ce qu’il en est de l’histoire officielle. À part cela, il y a ce mythe des « âges primitifs de la Terre », celui d’un « dieu vengeur », qui y aurait planté un jardin peuplé de « créatures façonnées dans la glaise ». Hélas, ils violaient, tuaient et pillaient, donc leur créateur les a abandonnés, laissant les mers puis la glace recouvrir la terre. Quand, bien plus tard, les Amérindiens investissent la région, ils comprennent qu’elle recèle un mystère, et en font un lieu sacré.

La dimension surnaturelle a été méprisée par les réfugiés de l’Ancien Monde, dont la première colonie a été établie en 1866. Ils eurent beau vaincre les autochtones, la Terre résista : très vite, le gisement s’épuisa. Après le krach boursier de 1929, Cevola devint une ville fantôme. Puis, dans les années 1970, sont arrivés des hippies, suivis d’autres populations « en délicatesse avec les autorités ». Un nouveau quartier poussa à côté de la vieille ville. En 2000, il y avait dix mille habitants, et ce chiffre ne cesse d’augmenter. En même temps, cachée par les dunes, Cevola reste presque invisible depuis la route. Ses contours indéfinis évoquent la série Le prisonnier ainsi que Le château de Kafka (où règne M. le comte Westwest). Dans la série, Patrick McGoohan entre dans une boutique pour acheter une carte de la région ; il n’en existe pas. Même chose pour Cevola, comme l’explique Jeff, caissier du magasin général : « Cevola est… un peu comme une carte, vous voyez ? Chaque fois qu’on en déplie un pan, le territoire s’agrandit. »

Le narrateur passe ses après-midi à arpenter les rues, mais n’arrive pas à en faire le tour. Il fait la connaissance de la vieille ville, avec son allure de western, ainsi que du quartier Renaissance, construit sur le concept d’arcologie, où l’on essaie de limiter l’empreinte écologique, érigeant des maisons sur et autour des dunes, des bâtiments à la fois verticaux et peu visibles depuis l’extérieur. Une centaine de personnes y habitent, dont des magnats de la Silicon Valley. Et enfin il découvre East Cevola, la nouvelle ville, qui s’étend depuis un centre, le District, comprenant un quartier d’affaires, de grandes avenues, des commerces, un théâtre, une salle de cinéma, deux écoles primaires, un lycée, un stade et un cimetière. Au cœur du District, « on pouvait presque s’imaginer dans une métropole ».

L’architecture abstraite fait penser aux Villes invisibles de Calvino : la carte semble l’emporter sur le territoire. Pourtant, celui-ci demeure essentiel : dans l’esprit européen, la traversée de l’océan consiste surtout en une quête de la Terre d’Amérique. C’est ainsi qu’un soir dans un bar, accompagné de Jeff, le narrateur croise l’ex-amoureuse de son ami, dont le prénom, Amber, évoque une pierre organique, une résine fossile (ambre) : fidèle au mythe, la femme serait façonnée par la glaise. Le trio passe la nuit ensemble : « Nos verges sont des totems dressés, avalés et recrachés par la bouche et le sexe d’une divinité nouvelle. Amber est notre terra incognita ; nous sommes ici les lions. » La lionne est-elle la femme aperçue depuis le Greyhound ? Il essaie de la revoir : Jeff lui griffonne un plan au dos d’une vieille enveloppe. Son pavillon est le dernier de la rue, il n’y a plus rien ensuite : la limite entre le désert et la terre habitable. Il apprend que cette fille est la même que celle figurant dans une ancienne histoire à la Lolita dont lui avait parlé le Vieux, patron du motel Valparaiso.

Cet homme énigmatique tient non seulement le motel, mais la clé de l’énigme. Il se veut photographe comme Sergio Larrain, d’où le nom de son établissement, en hommage à la ville immortalisée par les clichés du Chilien. Avant de passer le relais, il explique au narrateur le sens de leur quête : « Aucun de nous deux n’ira jamais plus loin que là où nous sommes. Pourquoi crois-tu que j’aie fini par donner ce nom au motel ? À cause de Larrain, ouais… Seulement, Valparaiso, c’est ici, il a dit, désignant du doigt l’emplacement de son cœur. Tijuana, ou même le Machu Picchu, c’est ici. Ce que tu as pu lire dans les livres d’histoire sur ce fameux rêve américain, Go west, young man… ça n’existe pas. Tu vas vers l’Ouest, et en route tu ne croiseras que des illégaux qui veulent remonter vers l’Est. »

L’Ouest serait-il un horizon illusoire ? Les Eagles chantaient : « We are all just prisoners here, of our own device ». Jeff dit : « On est prisonniers de Cevola, tu sais ça ? » Pour le Vieux : « La liberté, c’est pour chacun le libre choix de sa prison. »

Si la chanson résume la vérité occidentale plus succinctement que le roman, il existe une autre forme encore plus concise : la publicité. Dans une pub de soixante-dix secondes réalisée par Jean-Baptiste Mondino, Johnny Depp – lui aussi anciennement amoureux d’une dénommée Amber – quitte Los Angeles et conduit sa vieille Dodge Challenger solo jusqu’en plein désert. Pendant qu’un loup monte sur le toit de sa caisse, il sort une pelle du coffre, s’enfonce dans l’armoise, creuse un trou et enterre ses bijoux. La voix off fournit l’argument : « What am I looking for?  It’s something I can’t see.  I can feel it.  It’s magic.  Sauvage, Dior. » Les Français n’ont pas fini d’affluer vers l’Ouest.

EN ATTENDANT NADEAU