samedi 31 mars 2018

Roland Barthes / Julia Kristeva, l’étrangère







L’étrangère

Par Roland Barthes


Quoique récente, la sémiologie a déjà une histoire. Dérivée d'une formulation tout olympienne de Saussure (« On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale. »), elle ne cesse de s'éprouver, de se fractionner, de se désituer, d'entrer dans ce grand carnaval des langages décrit par Julia Kristeva. Son rôle historique est actuellement d'être l'intruse, la troisième, celle qui dérange ces bons ménages exemplaires, dont on nous fait un casse-tête, et que forment, paraît-il, l'Histoire et la Révolution, le Structuralisme et la Réaction, le déterminisme et la science, le progressisme et la critique des contenus. De ce " remue-ménage ", puisque ménages il y a, le travail de Julia Kristeva est aujourd'hui l'orchestration finale il en active la poussée et lui donne sa théorie.



Lui devant déjà beaucoup (et dès le début), je viens d’éprouver une fois de plus, et cette fois-ci dans son ensemble, la force de ce travail. Force veut dire ici déplacement. Julia Kristeva change la place des choses: elle détruit toujours le dernier préjugé, celui dont on croyait pouvoir se rassurer et s’enorgueillir ; ce qu’elle déplace, c’est le déjà-dit, c’est-à-dire l’insistance du signifié, c’est-à-dire la bêtise; ce qu’elle subvertit, c’est l’autorité, celle de la science monologique, de la filiation. Son travail est entièrement neuf, exact, non par puritanisme scientifique, mais parce qu’il prend toute la place du lieu qu’il occupe, l’emplit exactement, obligeant quiconque s’en exclut à se découvrir en position de résistance ou de censure (c’est ce qu’on appelle d’un air très choqué: le terrorisme).

Puisque j’en suis à parler d’un lieu de la recherche (laissant à quelques citations que j’ai choisies le soin de rappeler les articulations de cette pensée), je dirai que pour moi l’œuvre de Julia Kristeva est cet avertissement : que nous allons toujours trop lentement, que nous perdons du temps à « croire », c’est-à-dire à nous répéter et à nous complaire, qu’il suffirait souvent d’un petit supplément de liberté dans une pensée nouvelle pour gagner des années de travail. Chez Julia Kristeva, ce supplément est théorique, Qu’est-ce que la théorie ? Ce n’est ni une abstraction, ni une généralisation, ni une spéculation, c’est une réflexivité; c’est en quelque sorte le regard retourné d’un langage sur lui-même (ce pour quoi, dans une société privée de la pratique socialiste, condamnée par là à discourir, le discours théorique est transitoirement nécessaire). C’est en ce sens que, pour la première fois, Julia Kristeva donne la théorie de la sémiologie : « Toute sémiotique ne peut se faire que comme critique de la sémiotique.». Une telle proposition ne doit pas s’entendre comme un vœu pieux et hypocrite (« critiquons les sémioticiens qui nous précèdent »), mais comme l’affirmation que dans son discours même, et non au niveau de quelques clausules, le travail de la science sémiotique est tissé de retours destructeurs, de coexistences contrariées, de défigurations productives.

La science des langages ne peut être olympienne, positive (encore moins positiviste), in-différente, adiaphorique, comme dit Nietzsche; elle est elle-même (parce qu’elle est langage du langage) dialogique - notion mise à jour par Julia Kristeva à partir de Bakhtine, qu’elle nous a fait découvrir. Le premier acte de ce dialogisme, c’est, pour la sémiotique, de se penser à la fois et contradictoirement comme science et comme écriture - ce qui, je crois, n’a jamais été fait par aucune science, sauf peut-être par la science matérialiste des présocratiques, et qui permettrait peut-être, soit dit en passant, de sortir de l’impasse science bourgeoise (parlée) / science prolétarienne (écrite : du moins postulativement).

La valeur du discours kristevien, c’est que son discours est homogène à la théorie qu’il énonce (et cette homogénéité est la théorie même) : en lui la science est écriture, le signe est dialogique, le fondement est destructeur : s’il paraît « difficile » à certains, c’est précisément parce qu’il est écrit. Cela veut dire quoi ? D’abord qu’il affirme et pratique à la fois la formalisation et son déplacement, la mathématique devenant en somme assez analogue au travail du rêve (d’où beaucoup de criailleries). Ensuite qu’il assume au titre même de la théorie le glissement terminologique des définitions dites scientifiques. Enfin qu’il installe un nouveau type de transmission du savoir (ce n’est pas le savoir qui fait problème, c’est sa transmission) : l’écriture de Kristeva possède à la fois une discursivité, un «développement» (on voudrait donner à ce mot un sens «cyc1iste» plus que rhétorique) et une formulation, une frappe (trace de saisissement et d’inscription), une germination : c’est un discours qui agit moins parce qu’il « représente » une pensée que parce que, immédiatement, sans la médiation de la terne écrivance, il la produit et la destine. Cela veut dire que la sémanalyse, Julia Kristeva est la seule à pouvoir la faire: son discours n’est pas propédeutique, il ne ménage pas la possibilité d’un « enseignement » ; mais cela veut dire aussi, à l’inverse que ce discours nous transforme, nous déplace, nous donne des mots, des sens, des phrases qui nous permettent de travailler et déclenchent en nous le mouvement créatif même : la permutation. En somme, ce que Julia Kristeva fait apparaître, c’est une critique de la communication (la première, je crois, après celle de la psychanalyse).

La communication, montre-t-elle, tarte à la crème des sciences positives (telle la linguistique), des philosophies et des politiques du « dialogue », de la « participation et de l’« échange », la communication est une marchandise. Ne nous rappelle-t-on pas sans cesse qu’un livre « clair » s’achète mieux, qu’un tempérament communicatif se place facilement? C’est donc un travail politique, celui-là même que fait Julia Kristeva, que d’entreprendre de réduire théoriquement la communication au niveau marchand de la relation humaine, et de l’intégrer comme un simple niveau fluctuant à la signifiance, au Texte, appareil hors-sens, affirmation victorieuse de la Dépense sur l’Echange, des Nombres sur la Comptabilité. 



Tout cela fera-t-il son chemin ? Cela dépend de l’inculture française : celle-ci semble aujourd’hui clapoter doucement, monter autour de nous. Pourquoi ? pour des raisons politiques, sans doute; mais ces raisons semblent curieusement déteindre sur ceux qui devraient le mieux leur résister; il y’a un petit nationalisme de l’intelligentsia française; celui-ci ne porte pas, bien sûr, sur les nationalités (Ionesco n’est-il pas, après tout, le Pur et Parfait Petit Bourgeois Français ?), mais sur le refus opiniâtre de l’autre langue. L’autre langue est celle que l’on parle d’un lieu politiquement et idéologiquement inhabitable : lieu de l’interstice, du bord, de l’écharpe du boitement : lieu cavalierpuisqu’il traverse, chevauche, panoramise et offense. Celle à qui nous devons un savoir nouveau, venu de l’Est et de l’Extrême-Orient et ces instruments nouveaux d’analyse et d’engagement que sont le paragramme, le dialogisme, le texte, la productivité, l’intertextualité, le nombre et la formule, nous apprend à travailler dans la différence, c’est-à-dire par dessus les différences au nom de quoi on nous interdit de faire germer ensemble l’écriture et la science, l’Histoire et la forme, la science des signes et la destruction du signe : ce sont toutes ces belles antithèses, confortables, conformistes, obstinées et suffisantes, que le travail de Julia Kristeva prend en écharpe, balafrant notre jeune science sémiotique d’un trait étranger (ce qui est bien plus difficile qu’étrange), conformément à la première phrase de Séméiotiké : « Faire de la langue un travail, œuvrer dans la matérialité de ce qui, pour la société, est un moyen de contact et de compréhension, n’est-ce pas se faire d’emblée, étranger à la langue ? »

Roland Barthes
Roland Barthes, Œuvres complètes, vol 3, Seuil, 2002‎, p.477





vendredi 30 mars 2018

Julia Kristeva / Communiqué


Julia Kristeva



Julia Kristeva

COMMUNIQUÉ


L’information suivant laquelle j’aurais été membre des services secrets bulgares sous le nom de Sabina n’est pas seulement grotesque et fausse. Elle constitue une atteinte à mon honneur et à ma considération, elle porte tout autant préjudice à mon travail. C’est la raison pour laquelle, j’ai demandé à mon avocat, Me Jean-Marc Fédida, d’exercer tout recours utile à l’encontre de toute publication qui s’en ferait le relais complaisant.



jeudi 29 mars 2018

mercredi 28 mars 2018

Stéphane Audran / Du Boucher au Festin de Babette, le charme discret d'une égérie



Stéphane Audran : du Boucher au Festin de Babette, le charme discret d'une égérie



VIDÉOS - L'actrice française, égérie du réalisateur Claude Chabrol, savait camper à merveille des femmes apparemment glaçantes au tempérament volcanique. Florilège de ses plus beaux rôles, de La Ligne de démarcation au Le Charme discret de la bourgeoisie.
Elle jouait à merveille les blondes bourgeoises, faussement froides, qui cachaient un tempérament de feu. La comédienne Stéphane Audran, qui fut l'épouse du cinéaste Claude Chabrol et son égérie, vient de nous quitter, à 85 ans. La beauté et le maintien quasi hiératique de Stéphane Audran ont été utilisés à l'envi, bien sûr, par Claude Chabrol mais aussi par quelques-uns des plus grands réalisateurs du cinéma français et international des années 1970 et 1980. On peut citer: Claude Sautet, Bertrand Tavernier, Samuel Fuller et même Orson Welles qui l'employa dans son film inachevé The Other Side of the Wind.
Dans sa riche filmographie, ses admirateurs cinéphiles placent évidemment toujours en exergue deux monuments cinématographiques: Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel en 1972 et Le Festin de Babette en 1987. Cette dernière œuvre sera d'ailleurs récompensée par l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1988. De La Ligne de démarcation de Chabrol, déjà, au Festin de Babette de Gabriel Axel en passant par Comment réussir quand on est con et pleurnichard, une fantaisie d'Audiard où elle joue avec délice une bourgeoise fofolle, la rédaction du Figaro a choisi dix extraits de ses compositions les plus marquantes qui rendent hommage au talent de Stéphane Audran.
 La Ligne de démarcation de Claude Chabrol, en 1966, adapté du colonel Rémy, avec Maurice Ronet, Jean Seberg, Jean Yanne, Stéphane Audran, Daniel Gélin...



 La Femme infidèle de Claude Chabrol, en 1969, avec Stéphane Audran, Michel Bouquet, Maurice Ronet...



● Le Boucher de Claude Chabrol, en 1970, avec Stéphane Audran, Jean Yanne...



● Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel, en 1972, avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Delphine Seyrig, Stéphane Audran, Jean-Pierre Cassel, Bulle Ogier...



 Les Noces rouges de Claude Chabrol, en 1973, avec Claude Piéplu, Michel Piccoli, Stéphane Audran...



● Vincent, François, Paul... et les autres de Claude Sautet, en 1974, avec Yves Montand, Michel Piccoli, Serge Reggiani, Stéphane Audran, Gérard Depardieu, Marie Dubois...



● Comment réussir quand on est con et pleurnichard de Michel Audiard, en 1974, avec Jean Carmet, Jean-Pierre Marielle, Stéphane Audran, Jean Rochefort, Jane Birkin, Evelyne Buyle...



 Violette Nozière de Claude Chabrol, en 1978, avec Isabelle Huppert, Stéphane Audran, Jean Carmet...



 Coup de torchon de Bertrand Tavernier, en 1981, avec Philippe Noiret, Isabelle Huppert, Jean-Pierre Marielle, Stéphane Audran, Eddy Mitchell...



● Le Festin de Babette (Babettes Gæstebud) de Gabriel Axel, en 1987, a obtenu l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1988, avec Stéphane Audran, Bodil Kjer, Birgitte Federspiel...



Mort de Stéphane Audran, la muse de Claude Chabrol


Mort de Stéphane Audran, la muse de Claude Chabrol


DISPARITION - La comédienne, épouse et actrice fétiche du réalisateur Des Biches ou du Boucher vient de s'éteindre à l'âge de 85 ans des suites d'une longue maladie. Une artiste au très long parcours revivifié par Le Festin de Babette, tourné il y a trente ans.
Elle n'avait jamais été mondaine. Mais on ne la voyait plus depuis bien des saisons. Stéphane Audran est décédée ce mardi 27 mars des suites d'une longue maladie, comme vient de l'annoncer son fils, Thomas Chabrol. Elle avait eu 85 ans le 8 novembre dernier.
Si son image demeure attachée aux films qu'elle a tournés avec celui qui fut son deuxième mari, dès l'orée des années 1960, Claude Chabrol, l'étendue de sa filmographie est remarquable.


Stéphane Audran et Claude Chabrol au Festival de Berlin en 1968.
Stéphane Audran était une femme réfléchie, très spirituelle, qui apportait à chacun des personnages qu'elle incarnait un supplément de gravité, de mystère. Elle était belle, avec un visage au bel ovale, de très grands yeux, une silhouette fine et déliée. Elle n'avait pas succombé à la mode de la blondeur et de la sensualité. Elle avait su conserver, de rôle en rôle et dès sa jeunesse, quelque chose de réservé, qui intimidait.
Elle se nommait Colette Dacheville et c'est sous ce nom qu'elle avait connu son premier mari au cours d'art dramatique: Jean-Louis Trintignant. Ils s'étaient mariés en 1954, mais lui avait été happé par une histoire d'amour sincère et prenante avec Brigitte Bardot...
Sur la crête de la Nouvelle Vague
Stéphane Audran était née à Versailles le 8 novembre 1932. Son père, médecin, était mort alors qu'elle n'avait que six ans et elle avait été élevée par une mère aimante et angoissée qui avait vu avec inquiétude la petite fille prendre le goût du déguisement et la jeune fille suivre des cours d'art dramatique chez Dullin, Balachova, Michel Vitold et René Simon.
Elle avait débuté au théâtre, comme ses camarades, Seyrig, Terzieff, Lonsdale et Trintignant, mais elle n'était pas heureuse, trop timide sans doute. Elle joue pourtant dans Macbeth au Théâtre Montansier de Versailles dans une mise en scène de... Claude Chabrol. Un spectacle qui n'est pas demeuré dans les annales.
Très vite le cinéma va la happer et elle ne quittera guère les plateaux de tournage pendant plus de trente ans. Dès les années cinquante elle débute dans un court-métrage de Daniel Costelle, Le Jeu de la nuit. Et enchaîne avec des films de Hervé Bromberger, Jacques Becker, Éric Rohmer (Le Signe du lion, 1959).
La même année elle tourne son premier film avec Claude Chabrol, Les Cousins. Elle est sur la crête de la Nouvelle Vague! Avec Chabrol, qu'elle soit tête d'affiche ou qu'elle ait des partitions de complément, elle tournera plus de vingt films! Et même deux fois des téléfilms, en 81, le très beau Les Affinités électives puis en 88, L'Escargot noir dans la série «les dossiers de l'inspecteur Lavardin».
Mais c'est évidemment au cinéma et avec lui qu'elle peut déployer toutes les facettes d'un art précis et fin. Citons-les: Les Bonnes femmes en 60, Les Godelureaux en 61, L'Œil du malin en 62, Landru en 63, Le Tigre aime la chair fraîche en 64 (scène coupée, en tout cas elle n'est pas créditée!), la Muette dans Paris vu par en 65 et la même année Marie-Chantal contre Docteur Kha.
Elle est dans la plénitude de sa beauté, de sa jeunesse, de son épanouissement. Elle peut avoir des rôles graves, dramatiques, Stéphane Audran s'amuse. Ainsi se succèdent: La Ligne de démarcation en 1966, Le Scandale en 67, Les Biches avec Jacqueline Bisset, en 68 qui lui vaut l'Ours d'argent de la meilleure actrice à Berlin, La Femme infidèle en 69.
Le charme discret de la bourgeoisie
On n'a peut-être plus idée aujourd'hui de l'importance de ces films. Chabrol ne cessait jamais de travailler, elle non plus. Elle est la femme fidèle à un univers. Elle inspire son cinéaste préféré!
Si dans la décennie des années 1960, elle travaille presque exclusivement avec lui, mais dans les années 1970, elle prend l'air, elle est appelée par d'autres grands réalisateurs.
Avec Claude Chabrol elle tourne Le Boucher. C'est elle qui a l'idée de Jean Yanne et elle reçoit le prix d'interprétation féminine à San Sebastian. Elle est encore au cœur de La RuptureJuste avant la nuit, plus tard les Folies bourgeoises et Les Liens du sang et jusqu'au Violette Nozière avec Isabelle Huppert en 1978 qui lui vaut le César de la meilleure actrice dans un second rôle.
Mais son cercle s'élargit jusqu'à Orson Welles (elle tourne dans ce film inachevé qu'est The other side of the wind , passe par Litvack, Labro, Rossif, Périer et jusqu'à Luis Bunuel pour Le Charme discret de la bourgeoisie en 72 et plus tard Samuel Fuller, qui la rappelle pour The Big Red One en 80 et Les Voleurs de la nuit en 84.
Elle tourne également avec Claude Sautet, Georges Lautner, Bertrand Tavernier et élargit encore ses engagements tandis qu'elle divorce d'avec Claude Chabrol (en 1980). Ils se retrouvent pour Le Sang des autres» et Poulet au vinaigre, en 85.
À plus de cinquante ans, Stéphane Audran est une femme accomplie, très photogénique, très drôle toujours.



«Le Festin de Babette», en 1987, réalisé par Gabriel Axel.
En 1987, Le Festin de Babette marque une sorte de sommet dans sa brillante carrière. Babettes goestebud du Danois Gabriel Axel est pour elle l'occasion d'échapper enfin aux belles bourgeoises glacées ou glaçantes...
C'est un conte de Karen Blixen qui est à la source du scénario. En 1871, une Française chassée par la Commune s'est réfugiée au Danemark, dans un petit village très religieux. Babette est simple servante dans une famille... Au bout de quatorze années lisses et fluides, elle compose «son» festin pour dire au revoir.
Ensuite, elle tournera encore, bien sûr. Mais dans la lumière du bord de mer, dans la lumière du Nord, elle demeure ce cœur simple et riche, le cœur de Babette, un personnage à la Flaubert.