dimanche 31 mars 2019

René Burri / 1933 - 2014

René Burri

(1933 -2014)


René Burri, né le 9 avril 1933 à Zurich et mort le 20 octobre 2014 à Paris1, est un photographe suisse ayant travaillé à Zurich et à Paris, membre de l'agence Magnum depuis 1959.

En 1949, René Burri entre à l'École des arts appliqués de Zurich. Diplômé quatre ans plus tard, en 1953, il ouvre un atelier avec Walter Binder. En 1954 et 1955, Burri travaille comme assistant-caméraman pour la Walt Disney Film Production en Suisse. Initialement attiré par le cinéma documentaire qui l'influencera par la suite, Burri s'oriente finalement vers la photographie et ses photos fonctionnent en série et racontent une histoire.

Le Zurichois considère la photo comme un moyen d'expression personnel, un outil lui permettant de montrer des images qui reflètent avant tout ses propres préoccupations. Contrairement à son mentor Henri Cartier-Bresson qui capte « l'instant décisif », Burri travaille davantage sur le long terme, comme peut le montrer son premier livre Les Allemands ou la publication de son reportage sur les derniers gauchosd'Argentine.

Dans les années 1950, il travaille pour de grands magazines et particulièrement pour Life. Burri photographie alors presque tous les grands événements de l'époque : la guerre de Corée puis celle du Viêt Nam, la crise de Cuba et l'Amérique latine (où il photographie notamment Che Guevara et Fidel Castro), les bouleversements économiques et culturels en Chine, en Amérique du Sud ou en Europe. C'est un témoin de l'histoire qui veut restituer sa propre vision du monde.

Il n'y a pas de cadavres sur ses photos de guerre. Le photographe est surtout célèbre pour ses images fortes, qui renvoient aux évènements les plus tragiques, mais également pour ses compositions graphiques. Sa première grande publication et celle qui l'a rendu célèbre est sa série sur la rétrospective de Picasso, au Palazzo Real de Milan. Il a aussi photographié la célèbre toile Guernica.

Burri sera engagé, par la suite, comme photographe dans l'atelier de l'artiste graphiste Josef Müller-Brockmann. En 1955, il visite la chapelle de pèlerinage du Corbusier à Ronchamp. Cet essai photographique sera publié et paraîtra dans Paris Match. René Burri a aussi pris des clichés de son ami Jean Tinguely, un artiste suisse. Il travaille également pour l'agence de photographie Magnum, dont il est membre depuis 1959.

En 2004, la Maison européenne de la photographie, la MEP, propose une rétrospective de ses photos de 1950 à 2000, qui sera également présentée la même année à Lausanne au musée de l'Élysée. En 2013, il crée sa fondation au musée de l'Élysée à Lausanne.


René Burri, Maarad Street. Beirut, Lebanon, 1991


René Burri, Tiananmen Square, Beijing, China, 1989

René Burri, Sao Paulo, Brazil, 1960


René Burri, Los Angeles, California, USA, 1984

René Burri,Le Corbusier and his "Modulor" in his office, 35 rue de Sèvres.
Paris, France, 1959

Ernesto (Che) Guevara, during an exclusive interview in his office in Havana, Cuba in 1963. 

The Ching Chung Hwa family having lunch under Mao Zedong’s portrait at the People’s commune of Ma Cheo, China, 1964.

René Burri, A worker from Nordeste shows his family the new city on inauguration day.
In the background: the National Congress building by Oscar Niemeyer. Brasilia, Brazil, 1960

Pablo Picasso at his home, the Villa La Californie in Cannes, 1957. Burri first met Picasso when he was 24.

René Burri, Ministry of Health, planned by architect Oscar Niemeyer. Rio de Janeiro, Brazil, 1960

Zurich, Switzerland, 1980.



vendredi 29 mars 2019

mardi 26 mars 2019

Memoire par correspondance / Que s'est-il passé avec Emma Reyes ?



Que s'est-il passé avec Emma Reyes ?
Par Diego Garzon
Revue SOHO, edition 153, janvier 2013. Bogota Colombie.
MEMOIRE PAR CORRESPONDANCE, LE RECIT DANS LEQUEL EMMA REYES RACONTE SA TRISTE ENFANCE EN 23 INOUBLIABLES LETTRES EST, POUR BEAUCOUP, LE LIVRE LE PLUS IMPORTANT DE L’ANNEE 2012. COMMENT A FINI LA VIE DE CETTE FEMME QUI RACONTE SON ENFANCE JUSQU’A LA SORTIE DU COUVENT OU ELLE A ETE ABANDONNEE ET DONT ELLE S’EST ECHAPEE. L’EDITEUR DE SOHO, DIEGO GARZON, S’EST PROPOSE DE FAIRE DES RECHERCHES : VOICI L’HISTOIRE APRES LA FIN DE L’HISTOIRE.
Un livre m’est tombé des mains et je n’ai pu m’arrêter de le lire qu’en arrivant à la fin. Je l’ai lu en un peu plus de deux heures, et après sa lecture, je ne pouvais cesser de penser à lui. Quelques jours après il continuait à me trotter dans la tête. Le livre s’appelle Mémoire par correspondance, et selon la critique spécialisée – Semana, par exemple –, est le meilleur livre 2012 et des dernières années en Colombie. L’argument est simple : il s’agit de l’enfance misérable d’une femme, qui la relate sans ressentiments ni rancoeurs à travers les 23 lettres qu’elle écrit à son ami, l’intellectuel Germán Arciniegas. Les lettres évoquent la pacifique tristesse, la nostalgie sans simagrées de Las cenizas de Angela (« Les cendres d’Angela »). Mémoire par correspondance a été écrit par une femme analphabète jusqu’à 18 ans, qui n’est jamais passé ni par l’école ni par une université. Elle narre sur ces lettres le plus lointain souvenir de son enfance – quand elle habitait dans une pièce qui n’avait pas ni électricité, ni W.C ni fenêtres, dans le quartier de San Cristobal à Bogota, au début des années vingt – jusqu’à l’abandon dont elle a été objet avec sa soeur, pour finir confinées dans un couvent pendant presque 15 ans. Si Rilke disait que la patrie de tout homme est son enfance, celle d’Emma Reyes en est une pour qui peut la lire. Cette enfance est déjà la nôtre, elle nous appartient à jamais.
Après sa fugue du couvent, on sait à grand traits qu’elle a fait de l’autostop par l’Amérique du Sud jusqu’à son arrivée en Argentina. Elle s’est mariée en Uruguay. Elle a vécu au Paraguay. Elle est devenue artiste peintre. Elle a gagné une bourse, et elle est partie pour Paris, où elle a côtoyé l’élite culturelle d’Europe, comme Alberto Moravia, Jean Paul Sartre, Pierre-Paolo Pasolini, Enrico Prampolini, Elsa Morante, parmi tant d’autres, et à été la marraine des peintres colombiens en France, jusqu’à sa mort en 2003 à Bordeaux.
Qui était Emma Reyes, cette femme qui m’a fait lire son enfance entre larmes ? J’ai persisté et une fois finie la lecture du livre je me suis juré d’aller plus loin. Qu’est ce qui s’est passé avec les autres personnages cités sur ses lettres ? Pourquoi son nom Reyes ? Elle a su qui étaient ses parents ? Les avait-elle recherchés un jour ? Ici vous allez trouver tout ce qui s’est passé avec Emma Reyes, avec sa soeur, avec l’incroyable vie qui l’attendait.
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Emma Reyes était fille de Marie Auxiliatrice. En 1909 est né l’Atelier Maria Auxiliadora, où les filles « pendant des nombreuses années sont chargées de broder la bande présidentielle à cause de sa relative proximité, amitié et collaboration permanente avec le Palais Présidentiel », c’est juste ce qu’Emma a fait pendant les années vécues ici. En 1920, quatre années avant l’arrivée d’Emma – l’atelier était en la calle 8 N° 10-65, le patron était Saint Jean Bosco et la Directrice Générale, Maria Carolina Mioletti, comme écrit sur ses lettres. Aujourd’hui l’adresse n’existe plus : Le Parque Tercer Milenio a effacé le pire souvenir qu’Emma a pu avoir.
Sur le Centro Historico Salesiano, dans le lycée Léon XIII, il y a des documents qui parlent de quelques personnages comme le père allemand « Bacaus », qui allait célébrer la messe tous les jours pour les filles, et peut être l’un des peu nombreux personnages de doux souvenirs pour elle. Emma n’a jamais su comment on écrivait son nom : c’était en réalité « Backhaus »...le seul homme et la seule personne venue du monde qu’on avait le droit de voir ». Dans la revue Voz Amiga, d’anciens élèves de Maria Auxiliadora de 1940, on cite trois des religieuses dont elle parle dans ses lettres : Soeur Dolores Castañeda, « la directrice » ; soeur Inés Zorrilla «celle qui dirigeait la buanderie» et soeur Maria Ramirez, « la soeur que j’aimais le plus » et qui dirigeait la zone de repassage. Mais le plus émouvant, le témoignage le plus proche de ce qu’Emma a écrit au sujet de son passage par ici, sur son travail de broderie, et la pauvreté dans laquelle elles vivaient se trouve dans un article de La Cronica, en 1924, quand elle a dû entrer là-bas à l’âge de 5 ans. Le texte «les filles de Marie Auxiliatrice » dit que l’institut a pour objet, selon la brochure officielle, la « protection de l’enfance, la persévération et l’éducation des enfants pauvres ». Suit le témoignage d’un certain Polidoro «A certaines heures on écoute dans l’entourage des chants melliflues, bouillants cris de filles, animés recréations, ferventes prières ; parfois le silence est absolu comme si personne n’existait dans cette maison : mais si on s’oblige à écouter, on perçoit la rumeur des machines Singer ou les arpèges du piano ».
Le narrateur - en parlant au pluriel- dit qu’un certain jour ils sont entrés guidés par la curiosité. « Dès le premier moment notre attention est attirée par une verrière où paraissent des couvre lits si délicatement brodés et d’autres travaux en lin et soie, si parfaits qu’on a le désir de les acheter ». Ensuite Polidoro décrit les patios de façon semblable à celle d’Emma, et aussi un long salon où des dizaines de filles font la broderie et la couture. La Soeur dit qu’ici on fait « toutes sortes de broderie en blanc, en soie et en or, et la confection des ornements pour l’église. Avec les revenus, des nombreuses filles pauvres et orphelines sont soutenues ».
Le chroniqueur termine son témoignage par ces mots : « quand nous sommes sortis dans la rue, on avait les yeux humides ».

- Emma, Comme a été ton enfance ?
- Parfois elle me semble très triste, parfois privilégiée.
- C’est très ambigu, concrètement : Comment a été ton enfance ?
- Cette enfance s’est passée dans un couvent sans jamais sortir. Dans un monde de rêve, d’abstraction, car tout ce qui se passait en dehors du couvent on l’appelait « le monde », comme si on était sur une autre planète. Naturellement ça a développé en nous un énorme imaginaire, notre imaginaire est devenu fou, on imaginait même que les arbres au dehors étaient de couleur différente, que les gens étaient d’autre forme, et l’angoisse au sujet de ce qu’il y avait dehors était tel qu’un jour j’ai décidé de m’échapper.
C’est ainsi qui commence l’entretien fait par Gloria Valencia de Castaño à Emma Reyes en 1976 pour le programme de télévision Gloria 9 :30 - quand l’artiste avait 57 ans – et aujourd’hui le producteur Rodrigo Castaño le garde comme un trésor. La vidéo de 26 minutes, en blanc et noir, après une émouvante introduction, la journaliste ne montre pas l’image d’une femme aux cheveux frisées abondants, qui ne dévoile pas encore son visage à la camera, et essaie de peindre sur une toile avec un naturel artificiel, pendant qu’elle se dispose à répondre aux questions qui lui sont posées. A une question posée par Gloria Valencia, elle tourne la tête et montre son visage afin que le téléspectateur puisse la voir : il s’agit d’une femme métissée, pommettes marquées, mince, fine par ses gestes, délicate, elle a une robe à rayures foncées et un collier de pépins au cou. Elle a dû être mignonne. N’a pas gardé de séquelles de sa « loucherie », dont elle parle dans son livre quand elle était enfant. Sa voix est rauque, forte, puissante et par moments on dirait qu’elle traîne le r. Son accent ne ressemble pas à celui de Bogota, ni celui d’une région quelconque en Colombie. Elle a un accent argentin, et pendant qu’elle parle elle utilise des mots français, italiens pour compléter ce que l’espagnol n’arrive pas à bien dire.
Elle est là, Emma Reyes, et la voir me produit une profonde émotion, savoir pour quelques minutes comment elle était, comment elle parlait, comment s’habillait cette femme qui n’avait jamais pensé devenir écrivain. L’entretien suit son cours et Gloria Valencia lui pose la question dont tous les lecteurs du memoria por correspondencia aujourd’hui voudraient avoir la réponse : que s’est-il passé une fois échappée du couvent. Emma répond quelque chose de semblable au livre : après être allée à la cuisine rechercher le brule- encens, elle a pris le clés qui étaient derrière la porterie, et elle est partie, et elle ajoute quelque chose qu’elle n’a pas raconté dans ses lettres : « je suis partie avec l’uniforme que j’avais sur moi et tout ceci se passe dans ma tête comme dans un rêve jusqu’à l’arrivée dans un train dans lequel on m’a pratiquement obligée à monter, et tout était si irréel car je n’avais jamais vu un train, un tramway, une automobile, tu peux imaginer si on peut décrire ces choses ».
- Et qu’est ce qui s’est passé, tu es partie dans ce train et quoi ?
- Uff c’est très long. Je peux te dire qu’après mille choses, je suis arrivée à Paris. Répond Emma avec un sourire. - En ce moment, quand Emma monte dans le train, sans chaussures, ses cheveux coiffés avec des nattes, commence la légende d’Emma – commente la journaliste, comme une parenthèse, mais sans insister sur ce qui réellement s’est passé. Et Emma rajoute tout de suite quand elle entend dire « la légende d’Emma » : Oui, un peu trop. Je ne voudrais pas qu’on l’oublie, mais parfois j’ai l’impression que ma vie est plus importante que mon travail. 
Et Gloria Valencia éclairci ce qui se dit en disant qu’il ne s’agit pas de ça, mais qu’il existe une fascination pour tout ce qui s’était passé à partir de ce moment-là. 
- Et tu étudiais la bas? 
- Non. C’était volontaire. Celles qui voulaient apprendre à lire ou écrire avaient des cours le dimanche. 
- Et toi, a tu appris ? 
- Non, je n’en pas vu le besoin, pourquoi ? 
- Alors, quand tu as quitté le couvent, tu ne savais ni lire ni écrire ? 
- Non, absolument rien. 
- Qui t’a donné de l’affection dans ton enfance ? 
- Je ne crois pas qu’on avait cette sorte de préoccupation, la nôtre était le péché, sauver l’âme, ne pas être méchants, avoir peur du diable... 
Au critique d’art Alvaro Medina, avec qui elle a partagé une longue amitié en France, elle lui a raconté que peu de semaines après son départ du couvent, il y a eu l’accident aérien du 24 juillet 1938, à l’aéroport de Santa Ana en Usaquén. Dans une exhibition aérienne - pourquoi elles existent s’il y a toujours des accidents?- un avion est tombé sur la tribune, où se trouvait le Président sortant, Alfonso Lopez Pumarejo, et, le président élu, Eduardo Santos,. 
Emma avait 19 ans à l’époque. Cette date a été confirmée par Mme Clara Arias, une femme de 90 ans qui me raconta dans son appartement du nord du Bogota, que son mari, déjà décédé, Manuel Arias Restrepo, avait été le petit ami d’Emma avant 1940. 
A Gabriela Arciniegas –ses parents et sa soeur sont déjà décédés- elle a raconté qu’après le couvent elle avait travaillé à la radio et dans un hôtel à Bogota où beaucoup de diplomates qu’y séjournaient, lui avaient appris à lire et à écrire : elle a aussi mentionné quelque chose au sujet d’un curé avec lequel elle avait voyagé dans quelques villes comme Medellin, Cali jusqu’à l’arrivé sur la côte atlantique. Emma n’a pas seulement connu la mer à Barranquilla, Santa Marta et Cartagena, mais aussi une femme qui lisait le tabac et lui avait prédit, comme elle allait le raconter de nombreuses fois après, une destinée pleine des voyages et d’aventures. Emma allait entamer alors, sa traversée de l’Amérique du Sud en faisant de l’autostop, en vendant Emulsion de Scott, en travaillant dans des hôtels, en y faisant la cuisine ou le ménage pour pouvoir y séjourner. La durée de son séjour dans un endroit dépendait du travail et ainsi elle restait plus ou moins dans quelques villes et elle continuait son chemin. C’est comme ça qu’elle est arrivée en Argentine, en fuyant la Colombie. 

Deux ans avant son décès, en 1999, le sculpteur caldense (« originaire de Caldas, Colombie ») Guillermo Botero Gutierrez s’est mis à écrire ses mémoires. En « Y fué un día... » Botero raconte comment il avait entamé un long voyage vers l’Amérique du Sud. A la fin du livre, retrouvé dans la Biblioteca Nacional, après l’avoir recherché en vain dans plusieurs librairies, Botero parle de son travail dans « el rancho de Gonzalito » (« le ranch de Gonzalito »), à Montevideo. C’est le début des années 40, et il raconte qu’un curé ami de « Punta Gorda », est allé le chercher là-bas, où il est arrivé avec une jeune fille sympathique, souriante et un peu audacieuse. Ils sont montés jusqu’à la salle à manger qu’il avait comme atelier, et il lui avait présenté : Emma Reyes, m’a-t-elle dit avec une voix sans timidité. Voix de femme qui sait conquérir ». Emma venait de l’Argentine, et était sans emploi. Botero l’a interrogée et elle lui a dit qu’elle voulait travailler dans n’importe quoi, « je n’ai pas d’argent. Ma soeur devait m’envoyer quelques pesos depuis la Colombie... et ils n’apparaissent pas. Elle a continué à parler et raconter sa mauvaise chance. Comme à tous les colombiens qui demandent à l’étranger une aide... » .
Botero lui a promis de lui trouver un emploi dans un magasin, il lui a expliqué que le propriétaire de l’endroit où il se trouvait était Armando Gonzalez, un important artiste qui était en voyage au Chili. Il lui a offert le lit de Gonzalito (« petit Gonzalo ») pour dormir pendant son absence. Emma s’est proposée pour faire le ménage et la cuisine. Cet ainsi que le romance entre le deux est née et, en un clin d’oeil, ils étaient mariés. 
Botero dit dans son récit : « Je ne sais pas pourquoi je me suis marié. Je me suis marié civilement dans un petit village de vaches, lait et fromage ». Il faisait référence à la Colonie 6 Suisse, aujourd’hui Nueva Helvecia. La lune de miel s’est passée dans un petit hôtel « pour des touristes nouveaux mariés » et depuis ce moment-là il était déjà déçu de son mariage. Emma lui avait manifesté son désir de devenir artiste, « et citait la lettre qu’elle allait écrire à sa soeur Elenita (« petite Helena ») pour la faire venir vivre avec eux, elle ferait tous les travaux de la maison et comme ça, elle allait avoir plus de temps pour la peinture, tant désiré. Elle a commencé à peindre quelques petits paysages inventés, des naïves fleurs et des natures mortes presque enfantines. C’était une peinture pleine d’ingénuité, aquarelle, égal à celle des enfants qui expriment une simplicité difficile à imiter... elle-même se voyait peindre ainsi et croyait qu’elle avait retrouvé la vraie expression du paysage, des fleurs ». 
Les amis de l’artiste s’amusaient avec Emma à voir l’ingénuité de sa peinture, pendant que son époux continuait « à réfléchir au fait de s’être marié, d’avoir sauté un tel pas, à mon âge, sans raison ni analyse ». Ils sont partis après pour le Paraguay, convaincus que les colombiens étaient considérés la bas comme des locaux, et ils ont fini dans un petit village proche de Asunción appelé Caacupé. Le pays vivait encore sous l’ombre de la Guerre de la Triple Alliance, dans laquelle, le Brésil, L’argentine et l’Uruguay ont lutté contre les Paraguayens. Tant d’hommes sont décédés pendant les guerres qu’il est devenu une habitude que les femmes tombent enceintes afin de repeupler le pays. Un ami lui a dit qu’ils pouvaient séduire autant de femmes qu’ils voudraient et ça serait un honneur pour elles. Dans le village il n’y avait ni eau ni égouttes, ni toilettes publiques et les gens faisaient leurs besoins dans la rue. Dans le Paraguay, en plus, une guerre interne continuait. Botero dit qu’un voisin l’avait alerté un soir au sujet d’un soulèvement contre Morinigo, le Président au pouvoir, en Concepción. « Ici on vole et on tue... ils rasent tout et ils brûlent ce qu’ils ne peuvent pas emporter. Enterrer les aliments, est la seule solution, et si on a le courage, les déterrer pendant la nuit, pour continuer à vivre, sinon il faut fuir », a dit le voisin a Botero. 
Emma a ratifié, des nombreuses années après, ses épisodes du sang, et une fois elle a raconté à German Arciniegas, attristée, qu’elle avait eu un enfant, et que pendant ses révoltes on l’avait tué quelque mois après sa naissance : un groupe d’hommes est entré par la force dans la maison où ils habitaient afin de la saccager et tout s’est fini en tragédie. Elle l’a commenté peu de fois et à très peu de personnes. Botero ne dit rien à ce sujet dans son livre. Seulement la guerre qui commençait. « Quelques jours après quelque chose d’insolite est arrivé. Elenita la soeur d’Emma est arrivée. Elle était une femme à demi mûre, elle n’était ni laide ni mignonne. Elle n’était pas intelligente, mais pas bête. Elle n’était ni haute ni petite, et ses cheveux n’étaient ni courts ni longs. Un visage sans contrastes, ni gai ni triste. Ce qu’on peut affirmer c’est qu’elle était une femme, à cause des seins, le visage, la voix et qu’elle avait une présence qui sans le vouloir occupait un espace ». Botero dit qu’il y a eu des bons rapports entre eux et que Elena avait été la maitresse d’un monsieur de Cali, le gérant de la Loteria del Valle. Elle racontait qu’il l’aimait beaucoup, mais un jour il a aimé plus une autre femme, et il l’a abandonnée. Elle avait reçu la lettre d’Emma et elle est venue vivre avec nous ». 
Après ils sont voyagés par le Rio de la Plata vers Buenos Aires. Botero ne supportait plus le mariage. Il dit lui-même qu’il ne veut pas entrer dans des détails au sujet de son divorce. « Quelques discussions sans importance, trouver un avocat et entamer un procès bureaucratique... j’ai fait une exposition, j’ai laissé de l’argent à Emma et Elenita, et je suis parti pour l’Uruguay à l’atelier de Gonzalito ». 
Botero raconte sur ces pages ce qu’Emma avait avoué au journaliste Carlos Enrique Ruiz, directeur de la revue Aleph, dans un entretien qu’il lui a fait à Bordeaux en 1998, quand elle avait 79 ans : quelque temps après elle est allée le rechercher à l’atelier et elle lui a raconté qu’elle avait gagné une bourse à Buenos Aires pour étudier à Paris. Un bateau vers l’Europe l’attendait et elle a essayé de le convaincre de voyager ensemble. Botero a écrit à ce sujet : « je l’ai longtemps regardée, je ne comprenais rien. J’ai pensé et j’ai pu lui dire seulement : je t’invite à déjeuner et je veux t’accompagner au bateau. C’’est la seule réponse que j’ai pour toi. Elle n’a rien dit, elle s’est tue et elle a attendu ». En effet, il l’a accompagnée à la cabine du bateau, elle lui a donné un portrait d’elle et ils ont pris congé. « En descendant le pont et le quai, lentement j’ai déchiré sa photo et lentement j’ai commencé à jeter les morceaux dans la mer. C’e geste, en réalité, n’était qu’une prise de congé total ». 
Dans son entretien, Emma donne sa version : « le bateau est resté presque 5 heures au port de Montevideo et j’ai pensé que je devais prendre un taxi et aller voir Guillermo, pour lui parler de mon nouveau destin. J’ai fait comme ça. Il y a des visions qu’on ne perd pas dans la vie, même au milieu du silence. Le bateau était en face d’une énorme place. Je suis monté avec Guillermo dans le bateau, même dans ma cabine où j’avais un chevalet offert par mes amis peintres. Je l’ai accompagné pour son retour en descendant les escaliers du bateau et à chaque fois que je pense à lui je le vois, traversant cette énorme place, comme pendant une heure, sans tourner la tête ». 
Ce qui Emma ne savait pas c’était que la tristesse de cette prise de congé serait remplacée très vite par l’arrivé d’un nouveau amour, le plus grand : Jean Perromat, un médecin français qui voyageait dans ce bateau et qui est devenu quelques années après, son époux à jamais. 

« Vous êtes née où, Mademoiselle ? C’est sur le passeport : je suis née à Bogota. Vous avez de la famille, papa, maman ?, non je crois qu’ils sont tous morts. Qu’est cette histoire ? Vous avez des frères ? Oui une soeur mais je l’ai perdue aussi. Est-elle décédée ? Non je l’ai perdue dans la rue et je ne la retrouve plus ; je crois qu’elle ne m’aimait pas et je me souviens d’elle comme de quelqu’un de mauvais caractère. Mais avez-vous des protecteurs ? Oui, Saint Jean Bosco et en plus j’ai été consacrée fille de Marie Auxiliatrice. Elle a ri et m’a donné une petite tape au dos, en me demandant de retourner au bureau de l’Ambassadeur. Ah... pardon, Mlle. Qu’êtes-vous venue faire en France ? Je suis venue étudier. Etudier quoi ? Je vais faire des tableaux, de ceux qu’on accroche sur les murs. Vous avez d’autres études ? Non, aucune, rien du tout. Et quelle a été votre occupation pendant toutes ces années ? Je m’occupe à vivre et à me défendre. Connaissez-vous en Colombie des gens importants qui vous ont aidée ? Non monsieur le Consul, je n’ai encore connu aucun colombien important, mais j’espère pouvoir en connaitre plusieurs, un jour », Emma a écrit ça dans la revue Aleph au sujet de son arrivé à Paris après avoir été détenue par la police dès son arrivée à Paris, et délivrée par le consul colombien. Après l’entretien fait par Carlos Enrique Ruiz à Bordeaux, ils ont gardé un contact épistolaire et il l’a convaincue de publier quelques textes dans la revue. 
La Fondation Zaira Roncoroni, qui lui a donné sa bourse, lui a donné un argent de départ et l’accord était donné pour une somme mensuelle, pour son entretien. Quand elle est arrivée au Havre, en France, la police a confisqué « sa valise » car Emma avait acheté des Francs à Buenos Aires et ses billets avaient été émis par les allemands pendant l’occupation de la France, pendant la guerre. C’était, car les gens qui les possédaient étaient de facto, des collaborateurs des Allemands. L’incident a été résolu et Emma allait démarrer une nouvelle vie dans un pays où elle a vécu plus de 50 ans. 
Avant son départ de Buenos Aires Emma était malade. Au Paraguay elle a été victime de leishmaniasis et dans la capitale argentine, a été hospitalisée quelque temps. Sur le bateau elle a eu une rechute, et dans son récit à Aleph, elle parle de la diligence d’un médecin qui l’a soignée sans dire son nom. On devait savoir ensuite qu’il s’agissait de Jean Perromat. Arrivée en France, Emma a contacté un homme qui travaillait chez Bayer, elle l’avait connu sur le bateau, et il l’a aidée à trouver un atelier pour travailler. Elle a retrouvé aussi le chanteur argentin Atahualpa Yupanqui, qu’elle avait connu au Paraguay et avec qui elle a entretenu une longue amitié. Avec l’argent de la bourse, elle s’est inscrite à l’académie d’André Lothe, une des plus prestigieuses dans la capitale. Elle recherchait l’apprentissage des techniques de peinture, avec des modèles qui posaient devant des étudiants, mais Emma a échoué dans cette tentative. « Une fois Lothe est venu me dire : « vous n’avez pas du tout regardé le modèle, vous n’avez fait qu’inventer ; en plus vous n’avez pas la moindre idée du dessin, mais je veux vous parler ». Je suis allée le voir et nous sommes devenus de grands amis. Il m’a dit que je devais travailler seule, car il y avait des gens qui connaissaient l’office, mais des gens intéressants étaient peu nombreux. Vous avez tant des choses à dire que le mieux est de rechercher votre propre forme d’expression. Allez visiter des nombreux musées » et ainsi peu à peu il m’a dirigée et montré le côte professionnel ». Raconte-t-elle dans l’entretien avec Gloria Valencia. 
Avec Jean elle a entretenu une courte relation amoureuse, qui n’a pas tenu longtemps, mais qu’ils ont reprise pour finir en se mariant en 1960 avec German Arciniegas et sa femme Gabriela, comme témoins de mariage. Elle préférait Paris et lui Bordeaux ou Périgueux. Ils passaient plusieurs jours chacun dans leur endroit favori et se retrouvaient chaque week- end comme s’ils voulaient délibérément se manquer l’un à l’autre, et tous les étés Jean avait une surprise pour Emma, pour leur départ en vacances. Jean d’après ceux qui se souviennent de lui, « était un seigneur au plein sens du mot ». Il était très cultivé, lisait beaucoup, et était formidable avec Emma. Mais c’était elle le centre d’attention, même au sein de la famille Perromat. Alvaro Medina qui l’a rencontrée à Bordeaux, se souvient des déjeuners en famille, longs, pendant des heures tout tournait autour d’elle. 
Emma est restée à Paris pendant les trois ans de sa bourse avant de voyager à Washington où elle a été chargée par Unesco de la réalisation de un guide d’alphabétisation pour l’Amérique latine. Elle a aussi travaillé avec Diego Rivera au Mexique et a été assistante dans la galerie de Lola Alvarez-Bravo, une de plus prestigieuses du D.F., et non seulement elle a participé à l’organisation de la dernière exposition de Frida Kahlo, mais elle a aussi exposé elle-même à côte de Rivera lui-même, et de José Clemente Orozco et Rufino Tamayo. 
Après, elle est partie pour l’Italie : elle a vécu à Capri, Vénice, Florence et Rome. Emma continuait d’être pauvre. Elle s’est adaptée à la vie dans un sous-sol qui avait quelques fenêtres par lesquelles la lumière pénétrait, et à travers lesquelles elle ne voyait que les chaussures des passants. Cependant, grâce à son travail pictural et à son charisme Emma a fini pour côtoyer les principaux intellectuels de l’Italie. Elsa Morante, Alberto Moravia, Enrico Pamprolini, entre autres, non seulement ils sont devenus ses amis mais aussi ils ont écrit sur son oeuvre. Sa période en Italie s’est seulement vue interrompue par un voyage de 18 mois en Israël. Emma se débrouillait pour vendre ses peintures, et aussi en faisant des petits boulots, elle a été chauffeur d’une marquise. Elle peignait et conduisait par Rome jusqu’au jour où elle a renversé quelqu’un – on dit que Carlos Rojas, l’artiste, était en ce moment avec elle – et ce problème l’a obligée à quitter Rome. La victime de l’accident n’a pas eu de graves conséquences, mais a insisté pour porter plainte. Aucune tentative de conciliation n’a pu se faire. Emma s’est décidée à s’échapper. Elle est retournée en France pour s’y installer définitivement. 
Plinio Apuleyo Mendoza dit en Nuestros pintores en Paris : « les peintres qui arrivaient à Paris, vers la fin des années soixante et pendant les soixante-dix, l’ont toujours retrouvé sur son chemin. Elle a aidé Botero à installer sa tente à Paris. Dario Morales et Ana Maria, son épouse, allaient voir l’arrivé de l’aurore matinal en parlant avec elle dans son atelier près de l’Observatoire. Caballero, Cuartas, Cogollo, Barrera, Francisco Roca et Gloria Uribe ont tourné autour d’elle, quand ils venaient d’arriver. Oui, avant de sortir leurs plumes ils étaient les poussins et Emma la poule ». 
- Que peignait Emma ? demandé-je au critique d’art Alvaro Médina. 
Son sujet a été le commun des mortels. Si bien elle a fait beaucoup de natures mortes, quelques paysages, le sujet de base sont les gens de la rue. Elle a fait du dessin figuratif, avec un peu d’abstrait. Ses peintures sont comme des dessins coloriés, est l’structure fondamentale, disait-elle, provenait de l’expérience en broderie acquise chez les religieuses. 
Ramiro Castro, frère de Dicken, a publié un livre qui recueille plusieurs textes critiques sur son oeuvre, Ici Luis Caballero a écrit : « Il y a des peintres mythiques, de légende. Ceux de qui on parle, ont construit et déconstruit des anecdotes mais leur peinture est ignorée. Emma est l’une d’entre eux. Sa forte personnalité empêche que l’on voie son oeuvre, est c’est dommage pour ceux qui aiment la peinture. La légende d’Emma s’est construite autour de sa propre vie, malgré son oeuvre ; est peut-être est-ce pour ceci que son oeuvre est ignorée ». German Arciniegas disait : « elle ne peint pas avec de l’huile mais avec des larmes ». 
Emma a exposé dans plusieurs villes autour du monde. Aujourd’hui, une grande partie de son oeuvre appartient à la Fondation Arte Vivo Otero Herrera, à Malaga en Espagne. Quelques autres se trouvent au Musée La Tertulia de Cali. La bibliothèque de Périgueux conserve un grand dessin mural fait par elle. Au sujet de son art, elle a dit : « il est vrai que ma peinture sort des cris sans courant d’air. Mes monstres sortent de ma main, et sont des hommes, des Dieux ou des animaux ou la moitié de tout ça. Luis Caballero dit que je ne peins pas mes tableaux, mais que je les écris ». 

« Si tu parles de Mme Maria, je te bats -. Ce silence a duré 20 ans, ni en public ni en privé nous n’avons plus jamais prononcé son nom ni parlé des années passées avec elle, ni de Guateque, ni de Eduardo, ni de l’Enfant, ni de Betzabé. Notre vie commençait au couvent et aucune d’entre nous n’a jamais trahi ce secret », écrit Emma dans son livre. 
Et il fut ainsi. Elle n’a jamais parlé de Mlle Maria qui apparait dans son livre comme sa tutrice, comme une espèce de maman qu’elle partageait avec sa soeur mais qu’elle n’a jamais appelée « maman » : seulement « Mademoiselle Maria ». Mais ce secret qu’elle a voulu garder à jamais, a été celui que ses proches ont voulu toujours découvrir à chaque fois qu’elle racontait sa vie : De qui était la fille Emma Reyes ?, le peintre Ramiro Arango, demeurant à Paris avec son épouse Edilma, et grand ami d’Emma jusqu’ à sa mort, m’a raconté par téléphone qu’un jour ils se sont trouvés dans une réunion où se trouvait l’écrivain Manuel Mejia Vallejo, qui en rendant publique un soupçon qu’il avait, lui a demandé : 
- Est-il vraie que tu es la petite fille du Président Rafael Reyes ? 
- Moi, je ne parle pas de ça. On change de sujet – a-t ’elle répondue gênée comme peu des fois.
Pendant de longues années à Paris, elle avait décidé de ne pas parler de son passé. Elle ne savait pas quelle pourrait être la réaction de Jean et sa famille, une famille traditionnelle et reconnue en France. Pour cette raison, elle a préféré que le livre soit publié après sa mort. En effet, aujourd’hui, Xavier et Sophie Perromat, des neveux de Jean, m’ont dit, depuis la France, qu’ils ne savaient rien de ce qu’elle raconte dans le livre. Ils n’ont jamais entendu parler de sa soeur Helena. 
Sa soeur était l’une des plus grandes énigmes. Même les Arciniegas ne l’ont pas connue. Alvaro Medina m’a dit qu’il pensait qu’Emma était fille unique. La vérité est que –comme confirmé par Ramiro Arango- elle a fini en résidant au Brésil et elle a visitée à Emma deux fois à Paris. Emma était hermétique à ce sujet et elle avertissait : « cette semaine j’ai une visite très importante et je ne veux aucun téléphone, ni aucune visite, jusqu’à ce que je vous donne de mes nouvelles ». disait-elle. Quelques jours après elle racontait que sa soeur Helena était venue. 
L’architecte et dessinateur Dicken Castro, m’a reçu dans son appartement du quartier El Chico à Bogota. Lui comme son frère Ramiro, déjà décède, ont été des amis très proches d’Emma. Il me dit que, quelquefois, elle racontait, qu’étant enfant, elle savait les nombreuses visites au couvent de personnes désireuses d’avoir des nouvelles d’elle et sa soeur. Pourquoi le nom Reyes ? Quelques fois elle répondait avec humour : «des Rois d’Angleterre». Dans d’autres occasions elle disait qu’elle était la fille du Président Rafael Reyes. A la fin, à un ami, résidant en France, qui désire garder l’anonymat, elle a avoué qu’elle était la petite fille de Rafael Reyes, comme Manuel Mejia Vallejo le lui avait demandé un jour. L’histoire dit que le Président Rafael Reyes est parti en exil avec ses trois garçons et ses trois filles – il était veuf- en juin 1909 depuis Santa Marta direction Manchester, Angleterre. Il est rentré avec sa famille en Colombie, seulement en 1918. Emma Reyes est né un an après. 
Emma a raconté à Gabriela Arciniegas qu’elle savait qui était son père, et même qu’une fois sortie du couvent elle était allée le rechercher et elle avait parlé avec lui. Il lui a dit qu’il n’allait jamais la reconnaitre et il n’allait en rien l’aider, raison qui a emmené Emma à quitter la Colombie, dégoutée et fatiguée de tout. Elle voulait entamer une vie nouvelle, comme elle l’a fait, mais aussi, comme elle l’a raconté, lui montrer qu’elle pouvait triompher sans son appui. Si cette rencontre est vraie, le président Reyes est décédé en 1921, quand Emma n’avait que deux ans. Et si il s’agissait de l’un de ses fils,- Rafael ou Enrique ou José Ignacio - ce n’est qu’elle qui a connu la vraie réponse. 
Sur une de ses lettres Emma relate qu’à quatre ans elle et sa soeur Helena ont étés emmenées à Guateque par Mlle. Maria. Pourquoi ici et non pas dans n’importe quel autre village dans le pays ? Pourquoi aussi bien Guateque que Fusagasuga (où elles sont allées après) ? Qui était le père du « piojo », l’enfant dont elles étaient amis et qu’il semblerait était le fils du gouverneur du Boyacá, qui s’est promené dans le village pendant des fêtes du mois de décembre, et en plus a fait connaître la première voiture avant l’incendie qui s’est produit, et a duré trois jours en réduisant au cendres « la partie basse du village » ? 
Je voyage à Guateque pour essayer de rechercher les réponses. Ce village de Boyacá, à deux heures et demie de Bogota est comme n’importe quel village de la Colombie, une église à façade blanche qui domine la place principale. Du côté droit de l’immense porte, d’une dizaine des mètres de hauteur, se trouve le Banque de Bogota. Justement ici a dû, il y a 90 ans, être installée l’agence de chocolat où travaillait Mlle Maria. Je parle avec le curé, Carlos Hernan Bernal, 45 ans plus ou moins, il me reçoit aimablement dans son bureau, il me dit qu’il n’a jamais entendu parler de rien à ce sujet, malgré le fait d’appartenir à une famille de Guateque. Dans les archives du Palais Municipal, une femme qui ne dépasse pas les 30 ans me dit que dans les archives il n’y a pas de photos historiques, seulement quelques-unes postérieures à 1950. J’insiste en lui disant que je voudrais voir ce qu’il pourrait avoir des années 20, les années où Emma habitait ici, mais c’est impossible. Je lui demande s’il y a des renseignements au sujet d’un incendie initié dans l’hôpital plus ou moins vers 1923 ou 1924 où 50 personnes environ étaient décédées, mais rien. En vain je demande à plusieurs habitants si quelqu’un sait quand la première voiture est arrivée à Guateque. 
Isabel Benito, ex bibliothécaire du village – on me l’a recommandé à la Mairie par les affaires historiques - me dit autour d’un café que l’incendie le plus fort avait eu lieu en 1959 et avait brûlé des maisons sur une centaine de mètres, loin de l’hôpital, et m’indique le site où ça s’est passé, actuellement occupé par un immeuble en ruines. A la Bibliothèque Enrique Olaya Herrera – la maison où le Président est né – uniquement un livre jaunâtre, rongé, peut me donner quelques pistes : se nomme Guateque. Ici on parle de l’inauguration de l’hôpital en 1887 « dans une maison avec le toit en paille » (comme décrit par Emma) propriété du Monsieur Cornelio Hernandez, et qui postérieurement a été acheté pour restauration et il n’y a rien de plus. 
Quelques jours après, dans la Bibliothèque Nationale de Bogota, j’ai recherché dans le journal El Tiempo, des nouvelles de Guateque depuis 1923 –quand Emma avait 4 ans – mais il y a très peu de choses. Pas d’annonces ni au sujet de voitures ni au sujet d’incendies. On parle à peine de la construction de la voie à Guateque depuis Cundinamarca. Même en 1926 on parle de l’indignation à cause du retard pris pour l’ouvrage. 
On sait que la première voiture est entrée à Boyacá en 1909 sous la Présidence de Rafael Reyes, qui a inauguré la nommé Carretera Central del Norte (« route central du nord ») jusqu’à Santa Rosa de Viterbo, son village natal. La voie est passée par Tunja, en direction opposée à Guateque et 10 ans avant la naissance d’Emma. A Garagoa, le village le plus proche de Guateque où on a la nouvelle de l’arrivée de la première voiture, le « monstruo » (« voir lettre N° 4 ») arrivé en en 1930, en mule, assemblée sur place et elle a été l’attraction pour tous les habitants. Mais à ce moment-là Emma n’habitait plus l’endroit et beaucoup moins quand la voie a été inaugurée vers la fin du gouvernement d’Enrique Olaya Herrera en 1934. 
Je pense à la deuxième lettre dans laquelle Emma parle de l’homme que les visitait à Bogota, le père du piojo « un monsieur grand et mince qui n’était pas habillé comme les gens du quartier, est apparu ; il était comme les portraits du monsieur que l’on voyait dans les journaux trouvés à la décharge ». Mlle Maria leur dit « le monsieur qui est venu ici, est un grand politicien, peut-être qu’il deviendra Président de la République… ». 
Les mémoires d’Emma au sujet de Guateque étaient une sorte de fantaisie mélangée d’épisodes réels ? Une voiture a pu passer par Guateque pendant la période vécue par Emma là-bas, et resté sans registre ? A-t-elle vu un incendie mineur et avec le temps le souvenir est devenu d’une magnitude monumentale ? Emma a-t-elle confondu plusieurs de ses souvenirs pour arriver à voir l’image du père du piojo, un incendie et une voiture tout dans les mêmes fêtes ? Qui était le gouverneur père du piojo ?
Quand Emma avait entre 3 et 6 ans – temps pendant lequel elle a pu habiter Guateque - les gouverneurs ont été Luis A. Marino Ariza, Silvino Rodriguez, Nebardo Rojas et Nicolas Garcia Samudio. Aucun d’entre eux est de Guateque et il n’y a pas assez d’information sur aucun d’eux. 
Avant de partir, je me décide à visiter l’homme le plus âgé du village, quelqu’un qui a peut-être pu vivre quelque chose qu’Emma aurait pu voir. Don Miguel Antonio Roa, 94 ans – d’un an plus âgé qu’Emma si elle vivait encore -, il me reçoit aimablement, grâce à l’aide de sa belle-fille, après l’avoir localisée dans des locaux proches de la place. Il bouge très lentement mais sa mémoire reste intacte malgré son âge. Il me raconte qu’en effet, la maison où se trouve une banque aujourd’hui, a appartenu à une certaine époque aux Montejos, une famille très importante, tel qu’Emma le dit. Il dit ne pas se souvenir où se trouvait le magazine au chocolat, mais il se souvient d’avoir goûté chocolates la Especial. Il me confirma que la Place était place du marché, tel qu’il est dit sur les lettres, et pendant les fêtes il y avait des corridas de toros, comme dit par elle aussi. Il se souvient très bien de l’incendie en 1959 mais d’aucun autre. 
- Monsieur le journaliste, si vous allez écrire quelque chose sur Guateque, parlez s’il vous plait de la route qui est en très mauvais état. C’est le comble. Elle est dans le même état lorsque Olaya Herrera a fait venir une voiture pour la première fois. 

Emma est retournée en Colombie plusieurs fois, la dernière en 1983, quand elle est allée au Popayán et a dû vivre le tremblement de terre. Quand tout est arrivé, elle séjournait à l’Hôtel Monasterio (« monastère »). Il ne pouvait pas s’agir d’autre nom. Emma disait que si avant elle, Jean décédait, elle viendrait mourir ici. Mais il n’en a pas été ainsi. Elle a vécu ses derniers jours à Bordeaux, elle est restée hospitalisée une semaine, avant de s’éteindre à 84 ans, à cause d’un virus inconnu. Son corps a été emmené à Périgueux, où elle est enterrée aujourd’hui à côté de son mari Jean, tel qu’ils l’ont toujours voulu. Cependant, avant son décès, elle a clairement voulu que son argent soit donné à un orphelinat en Colombie, inclus, les droits de publication de Memoria por correspondencia, peu importe l’époque où il serait publié. Elle voulait faire quelque chose pour les enfants ayant souffert comme elle. Et il en a été ainsi. Gabriela me raconte qu’Emma a toujours aimé les enfants, et à chaque fois qu’elle en voyait elle leur témoignait une grande affection. Les Perromat ont parlé avec Ramiro Arango, qui a contacté Maria del Carmen Carrillo, bénévole, de l’ Hogar San Mauricio à Bogota. 
Je décide d’aller là-bas. La Fondation est située à San José de Bavaria, sur la calle 172 con carrera 80. Il y a plusieurs logements pour les presque 150 enfants de tous âges, soigneusement décorés avec des peintures et des affiches d’enfants. Il y a une garderie pour les plus petits. Ici arrivent des mineurs abandonnés, maltraités, et, la fondation les accueille pour leur donner éducation, alimentation, un endroit où dormir. Il y a des enfants de seulement quelques mois dans une habitation à part en attente d’une adoption. Comme dans tout travail de cette nature les ressources manquent toujours mais l’effort pour donner une enfance digne à ces enfants est évident. Je les vois jouer sur la pelouse, courir sur le pavé, ils rient : tous sont Emma. Cette enfance triste qu’elle a laissée par écrit, si difficile à oublier, n’a pas été inutile. Elle serait heureuse de voir qu’elle a pu apporter de l’aide à ces enfants, soignés et protégés par des gens qui essaient d’être leur famille. Ils sont des enfants qui ne savent pas qui était Emma Reyes et que peut être aussi rêvent avec le monde.
EMMA REYES


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