jeudi 30 mai 2019

Michelangelo Antonioni / L'éclipse

Alan Delon et Monica Vitti
Michelangelo Antonioni
L'ÉCLIPSE

L'éclipse de Michelangelo Antonioni (1962). Trois personnages dans la scène d'ouverture : la femme, l'homme, le ventilateur. Tous trois viennent de passer la nuit à tourner en rond et brasser du vent. Le ronronnement obsédant du troisième fait entendre le malaise des deux autres, la sourde tension du couple englué dans un amour qui meurt et les étouffe. Regards, longs silences, on n'a pas l'habitude, au cinéma ça bouge ou parle tout le temps, on devrait s'ennuyer, mais non : par la grâce de la mise en scène, les temps morts prennent vie, le vide respire la plénitude.
En découvrant L'éclipse à vingt ans, on était subjugué. Un demi-siècle plus tard, on craint d'être déçu, mais non. Le contraste entre les scènes frénétiques de la Bourse et les passages contemplatifs nous remue comme jadis ; on remarque mieux cette fois-ci les petites touches d'incongru, d'humour glacé ; l'audace et la splendeur du finale — une longue suite de plans sans personnages, quasi abstraite — laisse encore sans voix ; Vitti et Delon, plus beaux que jamais. Le cinéma, depuis, est rarement allé aussi loin. Comme d'autres films des prodigieuses années 60, cette Éclipse nous donne l'impression de réentendre une langue étrangère bien-aimée, abandonnée.

PAGES D'ÉCRITURE


mercredi 29 mai 2019

mardi 28 mai 2019

Nastasia B /Je lisais L'Étranger



Je lisais L'Étranger

Nastasia-B 
21 juillet 2013


Je ne suis pas du sud. Je viens du nord. C'est pourquoi, chaque fois que j'échoue quelques semaines à la latitude de Bordeaux ou un peu en dessous, je suis toujours fascinée par le chant des cigales. Avez-vous déjà essayé de localiser des cigales dans un bois de chênes ? Moi oui. Souvent.


Plus d'une fois j'ai fait chou blanc. On les entend mais on ne les voit jamais. Presque à chaque fois que j'en ai découvert une avec certitude, c'était une fausse. Un restant de tégument creux, une image, rien qu'une mue oubliée sur une écorce. J'ai lu L'Étranger une fois. Il y a longtemps. Plus de dix ans je crois, peut-être quinze, je ne sais plus, cela n'a pas d'importance. Je n'ai pas aimé. Je n'ai pas aimé parce que j'ai trouvé que ça me faisait penser à une mue de cigale. Un truc creux, désincarné, pas vivant.

Un peu comme une prothèse de jambe. Vous avez déjà touché une prothèse de jambe ? Moi oui, quelques fois. Ça fait tout comme une jambe, ça monte, ça descend, ça plie là où il faut. Quand on met un bon vêtement dessus on ne la voit pas et on ne devine même pas que ce n'est pas une vraie jambe. Par contre, l'été, c'est moins facile. Déjà, avec un short, ça se voit et en plus, comme ça se voit, les gens ont envie de toucher… ou de tourner la tête, c'est selon. Moi j'ai touché. C'est vrai que ça fait comme une jambe sauf qu'en fait c'est froid.

Je crois que ce qui caractérise une jambe, c'est bien moins la fonction que la chaleur. Les jambes d'un paralytique, pas de doute, on sait que ce sont des jambes. Par contre une prothèse fonctionnelle, ce n'est pas une jambe. La différence est là. du moins je crois, mais ce n'est pas grave cela n'a pas d'importance.



Je lisais L'Étranger, donc, il y a bien longtemps de cela et je m'y ennuyais ferme de bout en bout bien que le livre fût court. C'est là que j'ai repensé à la prothèse de jambe. En fait, pour moi, ce livre était comme une mue de cigale ou une prothèse de jambe.

Beaucoup de gens, beaucoup d'entre-vous même m'avaient dit : « Nastasia, tu es une ignare ! Tu ne sais pas ce qui est bien. » Je ne sais pas. Peut-être avaient-ils raison et moi tort ou bien l'inverse. Peu importe cela n'a pas d'importance.

Alors, une lectrice (Guylaine pour ne pas la citer) me conseilla la version audio du livre, lue par Albert Camus lui-même. Je me suis alors dit que ça n'engageait pas à grand-chose, que c'était toujours bien d'entendre parler les morts, surtout quand ils sont aussi des auteurs réputés et que, peut-être, ma vision du livre allait changer par l'audition (si vous me pardonnez cette pirouette).

J'ai donc écouté le livre comme on dévore un paquet de pop-corn. Après j'ai ressenti une petite faim. « Je me suis fait cuire des oeufs et je les ai mangés à même le plat, sans pain parce que je n'en avais plus et que je ne voulais pas descendre pour en acheter. Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et j'ai erré dans l'appartement. Je me suis aussi lavé les mains et, pour finir, je me suis mis au balcon. »

Vous vous demandez peut-être pourquoi j'ai mis des guillemets à ces trois dernières phrases ? Parce qu'elles ne sont pas de moi. Elles proviennent tout droit du livre. du moins je crois, je ne sais plus, cela n'a pas d'importance.

(Ouf ! Je respire, j'arrête cet exercice de désincarnation totale et absolue.)

Je trouve qu'elles sont un puissant reflet de la GRRAAANNNDDDEEE flamboyance de style de Camus dans ce roman, tout au moins, dans la première partie. Non mais franchement, vous voyez comme c'est chiant ce style ! À peu de chose près, on dirait une rédaction de mes élèves de CM1 les moins imaginatifs. C'est tout juste s'il ne nous dit pas qu'il est allé aux toilettes, qu'il a péniblement démoulé sa terrine et que pour se torcher il n'a utilisé que trois feuilles seulement parce que le rouleau était fini.

C'est vrai, je ne vous cache pas que j'ai toujours autant de mal que la première fois à cette deuxième lecture à trouver cela génial. Peut-être même que c'est pire, dans le fond, car la première fois je n'avais pas du tout aimé, j'étais déçue, aujourd'hui, c'est plus de l'indifférence que je ressens.

Il n'y a rien de pire quand, comme moi, on aime que ça palpite au creux des pages, que cela frétille entre les paragraphes et que cela flamboie, qu'on en prenne plein les mirettes à force de voir des phrases sculptées avec goût et délicatesse, avec force et lyrisme, au besoin, avec grandiloquence et verve. Ici, plouf ! rien, une mue de cigale, je vous dis.



Pourquoi est-ce que je déteste autant ce non style ? Selon moi, les ornements, c'est la vie ! Quelle est la première chose que l'on fait quand on prend possession d'un nouvel appartement, d'une nouvelle chambre ou d'un nouveau logement en général ? On y met sa petite touche à soi, ce petit tableau, cette petite déco, cette petite chose futile mais qui est précieuse, car elle est le témoin de la vie qui l'a fait naître.

Pour moi, le dépouillement, le dénuement stylistique, c'est la mort et rien que la mort. Or, personnellement, j'attends d'un auteur qu'il insuffle la vie dans ses personnages. La mort se charge bien assez elle-même de nous rappeler qu'elle existe. Voilà mon désamour pour le non style, pour l'absence d'ornementation.

Je note tout de même une réelle différence d'intérêt entre la première et la deuxième partie. Je trouve la première soporifique et ennuyeuse à souhait, totalement descriptive et désincarnée où le narrateur relate les faits comme il lirait le mode d'emploi d'une yaourtière.

La seconde partie m'a semblé plus intéressante car le fait d'être " extérieur à sa propre vie " est plus crédible dans le cas d'une mise en examen et d'un procès. Les événements se succédant sans qu'on ait de prise sur aucun d'eux, la machine judiciaire avançant, presque indépendamment des accusés eux-mêmes.

Donc, voilà, Albert Camus souhaite nous parler de la justice des hommes, de la faculté de juger, de la peine de mort et, pour ce faire, il veut inscrire son roman dans la ligne du courant de conscience.

La gageure consiste à nous faire ressentir, à développer de l'empathie, précisément vis-à-vis de quelqu'un qui ne ressent pas grand-chose d'un point de vue émotionnel et qui est presque au degré zéro de l'empathie. Ses réactions sont bizarres, dissonantes, inattendues par rapport à celles du commun des hommes.



Ce n'est pourtant pas un malade mental au sens où on l'entend généralement. C'est juste une personne très fortement insensible émotionnellement. Mais là où je trouve que cela sonne toujours un peu faux, ce courant de conscience, c'est que je me dis : « Qu'est-ce qu'il en sait, lui, Albert Camus, ce qu'éprouverait un homme totalement insensible, car lui justement est doué d'une sensibilité à fleur de peau, donc, il nous parle de ce qu'il ne connaît pas, ce n'est qu'une magouille formelle où il essaie de nous embarquer. »
J'en veux pour preuve le fameux « Aujourd'hui, maman est morte. » qui, comme magouille formelle se pose là, puisque d'un simple point de vue du respect de la narration et des temps verbaux, il aurait dû écrire « C'était le jour où maman était morte. » ou bien « C'était le jour où maman mourut. » mais comme la formule était moins percutante, l'écrivain a choisi cette pirouette marquante mais qui ne se justifie en rien au vu du reste de la narration car seuls les deux premiers paragraphes sont à ce temps. Preuve qu'il avait besoin de ce temps verbal pour créer un impact initial et c'est tout. Ce présent est un artifice, peut-être comme tout le reste, d'ailleurs.

L'auteur essaie de nous faire toucher du doigt l'impossibilité d'émettre un jugement selon nos critères à nous face à une personne pour lesquels les critères sont différents. Ce livre va évidemment à l'encontre de la peine de mort, et même, de façon plus vaste, s'oppose au jugement des actes et des attitudes par des tiers comme, par exemple, dès la première scène de veillée funèbre où les pensionnaires « jugent » le fils de la défunte.

À ce propos, on peut lire aussi, très succinctement, mais tout de même, une réflexion sur le thème de la vieillesse, des personnes âgées délaissées et auxquelles on refuse de s'identifier.

En résumé, mon sentiment est que, dans la première partie, Camus bâtit un cas limite, absolument pas naturel, même en psychiatrie. J'en veux pour preuve le soin qu'il prend avec un tas de petites magouilles formelles pour rendre le discours de Meursault totalement déshumanisé, jusqu'à la caricature.
L'objectif de Camus est sans doute sa deuxième partie, c'est-à-dire de montrer que face à un individu hors norme, le système se montre incapable de souplesse et brutal, sans compassion aucune, pire même que le sujet qu'il juge.

Ok, mais ça ne me convainc guère. À mon sens, il n'est pas du tout question de réfléchir sur l'humanité ou non de Meursault, Camus s'en contre fiche, ce n'est pas son propos, ce qu'il veut plaider, c'est l'inhumanité du système judiciaire, c'est ça qui me semble être réellement sa cible. 

On pourrait encore dire deux ou trois choses à propos de cet ouvrage, mais je persiste et signe, même lu par Albert Camus lui-même, je trouve que ce livre ne casse toujours pas des barres, que ce thème du personnage " handicapé de la sensibilité " a été abordé ailleurs et avec franchement plus de brio, par exemple — s'il faut choisir un exemple — par John Steinbeck dans le personnage de Kate d'À L'Est D'Éden.

Il est vrai que je suis toujours très frileuse et souvent même assez réticente avec cette technique littéraire du courant de conscience et qu'à chaque fois que je l'ai rencontrée, je n'ai pas trop adhéré. Je reste donc globalement assez d'accord avec l'avis ancien (peut-être avec un léger mieux car je ne m'attendais à rien de très bon et que je n'ai donc pas eu à subir la première déception) que j'avais à propos de ce roman et que j'avais exprimé à l'époque comme ceci :

Ce livre est considéré par beaucoup comme un chef-d'oeuvre. Ceux qui prétendent le contraire se font régulièrement huer. J'ai donc décidé, envers et contre tous, de prétendre le contraire (car j'ai bien écouté les conseils de Monsieur Corneille, mais, bien loin d'être une nouvelle Rodrigue, je sais qu'il n'y aura pour moi ni victoire ni triomphe ni gloire, tout au plus, peut-être, une once de péril.)
Je ne peux pas dire que ce livre soit sans intérêt, mais cela signifie-t-il chef-d'oeuvre pour autant ? cela signifie-t-il monument de la littérature française pour autant ? Là, permettez-moi de m'interroger. Sans être du calibre d'un vrai bouquin qui questionne du genre L'homme sans qualités de Musil (peut-être faut-il un peu remettre Camus à sa place ?), l'ouvrage a le mérite de soulever, cahin-caha, deux ou trois questions qu'il peut être intéressant de méditer ou de rediscuter autour d'un verre entre amis, d'où mes deux étoiles et non une seule.



Cependant, lors de cette lecture, j'ai passé mon temps à attendre que quelque chose décolle, et rien n'a jamais décollé. Je fus donc horriblement déçue par ce livre vis-à-vis duquel, aux dires des critiques, j'avais nourri de nombreux et fructueux espoirs. le style, ou plutôt l'absence de style (je sais, c'est ça le « génie », faire comme si on n'avait pas de style alors qu'on en est pétri et qu'on en a plein ses poches, OK je veux bien, si vous le dites, mais je n'en crois rien) de cet écrit en font une oeuvre aride qui pourra apparaître à certains (j'en fais partie) comme insipide, voire vaine.

Ceux qui veulent trouver des qualités à ce livre en trouveront. Selon mon fort misérable avis, c'était une espèce de curiosité, un objet peu esthétique comme ces machins dont on ne sait pas trop quoi faire et qu'on n'ose pas non plus jeter car ce sont des soi-disant oeuvres d'art et donc qu'on pose dans un recoin peu éclairé, faute de mieux. Bref, j'en étais conduite à me demander « Imposture ou chef-d'oeuvre? that is the question ».

À ce stade, me direz-vous, de deux choses l'une : soit je suis passée totalement à côté de ce livre, ce qui n'est pas impossible, soit ce livre n'est pas aussi fantastique qu'on veut bien le prétendre, ce qui n'est pas impossible non plus. Cependant, étant d'un naturel réfractaire à toute forme de manichéisme, de dichotomie ou d'avis bêtement tranchés et inconciliables, je pense qu'il existe une troisième voie : celle du chemin.

Sur le chemin qui conduit un lecteur à une oeuvre, il peut y avoir mille embûches, détours ou passages infranchissables qui font que l'oeuvre demeurera inaccessible ou qu'au contraire, au prix d'un effort (qui peut être de différents ordres) le lecteur pourra s'avancer sur le chemin, jusqu'à atteindre l'oeuvre.

J'ai honnêtement essayé de m'avancer sur ce chemin, mais c'était trop loin de moi, trop « étranger » si j'ose écrire, et je ne pense pas jamais atteindre l'orée de ce qui pourrait m'en rapprocher. Alors, je vous regarderai de l'autre rive monsieur Camus, sans bien comprendre tout ce remue-ménage autour de vous, et m'en retournerai toute penaude sur mon chemin, si étranger au vôtre.

Une fois de plus, (et plus que jamais), ceci n'est que mon avis, un parmi quelques milliards d'autres, autant dire, pas grand-chose.


BABELIO




lundi 27 mai 2019

Albert Camus / Maman est morte





Albert Camus
MAMAN EST MORTE

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.


Albert Camus
L'étranger




dimanche 26 mai 2019

L’espace dans le roman de Bram Stoker / Usage touristique d'un mythe



Lespace dans le roman de Bram Stoker

Usage touristique d'un mythe

Daniela Dumitrescu
Traduction de Nadia Manca

Le mythe de Dracula ou, selon une autre formulation, la légende de Dracula a déclenché d'innombrables polémiques, tant au niveau national qu'au niveau international, la principale controverse portant sur les dimensions mythique, réaliste et identitaire de Dracula. Mais au-delà de ces polémiques, Dracula s'est trouvé aussi à l'origine d'un type de tourisme spécifique. Dans J'imaginaire populaire occidental, la Transylvanie et par extension toute la Roumanie passent pour « le pays des vampires ». À l'origine de cet imaginaire, Dracula, le roman écrit par Bram Stoker et publié à Londres en 1897, qui jouit d'une immense popularité dans le monde anglo-saxon notamment et qui constitue le fondement d'une sous-culture mondiale des vampires. Au-delà des controverses relatives aux rapports entre le personnage réel Vlad Tepes et le personnage imaginaire le comte Dracula, le phénomène Dracula continue de fasciner nombre de nos contemporains. Pour retrouver Dracula, certains partent en voyage, accomplissant de véritables pèlerinages ; d'autres se penchent sur des textes anciens ou plus récents, s'efforçant d'expliquer la fascination qui continue d'assurer une vitalité extraordinaire au phénomène.

La Transylvanie comme cadre du récit : les raisons d'un choix

Le goût de Bram Stoker pour la fiction a été stimulé par sa fréquentation du milieu théâtral tandis que son intérêt pour le vampirisme lui vient à la fois de la lecture de Carmilla, récit de Joseph Sheridan Le Fanu ou d'Arabian nights, ouvrage de Sir Richard Burton, et de son appartenance à l'association Golden Dawn qui pratiquait la magie dans 1'Angleterre victorienne (Andreescu, 1998). Bram Stoker était ainsi en possession d'un sujet, le vampirisme, et disposait de l'opportunité de le mettre en scène ; il avait encore besoin d'un personnage et d'un espace où placer le déroulement de l'action. Il nous semble que la notion de géographie symbolique telle qu'elle est définie par Sorio Mitu (2006, p. 74- 85, p. 223-245) éclaire le choix du personnage Dracula et de l'espace transylvain par Stoker. Convaincu que les grandes géographies symboliques, qui dessinent la géométrie variable des aires de civilisation, représentent « un enjeu majeur pour la recherche de n'importe quelle représentation liée au territoire, à la culture et à l'identité », l'historien roumain propose de définir les géographies symboliques comme « des représentations mentales de l'espace politique, historique ou culturel, engendrées au niveau de l'imaginaire social », qui « valorisent ces espaces en leur attribuant des qualités et des caractéristiques de nature émotionnelle et idéologique ». Pour le même auteur, les géographies symboliques servent à identifier « de manière mentale l'environnement, auquel elles collent des étiquettes par l'intermédiaire desquelles elles le classifient et lui assignent une place dans une hiérarchie des valeurs ». De là l'espace est « idéologisé », autrement dit, il est « jugé bon ou mauvais, certaines zones ou directions étant démonisées ou idéalisées ». Or précisément, selon Lucian Boia, l'Europe des Lumières a élaboré une géographie symbolique de l'Orient en inventant le concept de « civilisation » avec lequel elle s'identifie et par lequel elle se sépare mentalement du reste de la planète. Par l'intermédiaire de cette représentation, l'Occident a pu définir son identité et déterminer les standards d'excellence de la civilisation qui permettent de classer toutes les régions du monde, donnant ainsi le ton de la modernité dans le discours sur l'autre.

Dracula apparaît à certains égards comme l'expression d'une idéologisation de l'espace transylvain, de hiérarchies relevant d'une géographie symbolique propre à cette fin du XIXe siècle. En effet, son auteur disposait d'informations qui peuvent être considérées comme des stéréotypes anciens sur l'autre, réinvestis des significations idéologiques nationales de la fin du XIXe siècle. Lorsque Bram Stoker s'est mis à chercher un lieu où situer l'action de son roman, le personnage historique de Dracula comme la Transylvanie n'étaient pas complètement ignorés dans la littérature occidentale. Victor Hugo avait déjà publié son poème Sultan Murad, repris dans La légende des siècles, et Jules Verne avait écrit Le château des Carpates. On n'a pas pu démontrer jusqu'à présent que ces œuvres aient exercé quelque influence que ce soit sur les choix littéraires de l'écrivain irlandais. Par contre, on sait que Bram Stoker connaissait l'existence de cartes de l'Europe de l'Est conservées au British Museum et qu'il a correspondu avec le professeur hongrois Arminius Vambery. Or leur relation épistolaire se situe à une époque où s'affirme, dans la Transylvanie multiethnique, le processus de constitution des nations modernes qui détermine un nouveau cadre de référence et une reconfiguration des images de soi et de l'autre. Les Hongrois célébraient le millénaire de leur présence sur ce territoire tandis que les Roumains accomplissaient le programme de la révolution de 1848, dans un contexte marqué par l'imaginaire politique moderne et l'idéologie nationale (Mitu, 2006, p. 225). Aussi les conclusions d'autres spécialistes (Miller, 1997, 1998, 2000) de la diffusion et la réception du mythe de Dracula, selon lesquelles Bram Stoker n'aurait pas entendu parler de Vlad Tepes dont il ne connaissait que le surnom de « Dracula », utilisé pour sa résonance inhabituelle, stimulante pour les lecteurs anglais, et aurait choisi de localiser l'action de son roman en Transylvanie simplement parce que la région était presque inconnue en Angleterre, ne sont que partiellement fondées.
La Transylvanie de Stoker participe aussi d'une géographie de l'imaginaire. En effet, le récit mêle réalité et fiction de façon inextricable. Il se déroule dans plusieurs sites : le château du comte Dracula, situé dans le défilé de Tihuta, aux pieds des montagnes de Bargau, mais aussi Vama, Galati, le cours du Siret jusqu'à l'embouchure de Bistrita, Veresti , le col de Bargau, la ville de Bistrita, lieux qui correspondent au trajet suivi par les personnages qui ont pour mission de tuer le comte vampire afin de sauver l'Angleterre. L'espace Dracula subira une forte extension lorsque le personnage de la fiction, le comte Dracula, rejoindra le personnage historique, Vlad Tepes, chacun d'eux concentrant « une charge symbolique différente, antérieurement constituée et déjà consolidée » (Andreescu, 1998, p. 300). En 1963 en effet, l'hi storien britannique d'origine roumaine Grigore Nandris démontre l'identité historique du comte Dracula. L'authenticité du personnage de Dracula est révélée ensuite au grand public grâce aux ouvrages publiés aux États-Unis par deux historiens, l'un américain, (Mc Nally), l'autre roumain (Radu Florescu) (Mc Nally et Florescu, 1972 : Mc Nally et Florescu, 1973). Outre l'écho de ces ouvrages auprès du public américain et européen, on observe un regain d'intérêt de l'historiographie roumaine pour Vlad Tepes. Ainsi, la célébration du son· anniversaire de sa mort en 1976 est-elle l'occasion de la publication de plusieurs monographies dont au moins deux, celle de N. Stoicescu et celle de S. Andreescu, ont visé la restitution de la personnalité de Vlad Tepes « dans sa qualité de chef d'État de son époque, dans toute sa grandeur, mais aussi dans ce qu'il a fait de blâmable » (Stoicescu, 1976, p. 9) ; on y parle de lui comme « d'un grand dirigeant, un combattant infatigable pour la liberté et la justice en faveur de son pays et de son peuple, mais aussi en faveur de tous les pays de l'Europe du Sud-Est » (Andreescu, 1998).
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La jonction entre l'histoire et la fiction a permis une extension spatiale du phénomène Dracula. En ajoutant aux sites représentés dans le roman de Stoker, d'autres lieux auxquels le nom du voïévode de Valachie, Vlad Tepes est attaché, cette convergence est à l'origine du « phénomène de culture médiévale roumaine à l'écho européen retentissant et à la persistance la plus spectaculaire » (Ibid., p. 8). C'est ainsi qu'une partie de l'espace roumain a été et continue d'être une destination touristique, grâce à Vlad Tepes Dracula.

Le tourisme Dracula

Entre identité et économie

6À partir des années 60, de nombreux touristes originaires de l'Europe occidentale, des États-Unis et du Japon, se rendent en Roumanie pour voir de leurs propres yeux les lieux mentionnés dans le roman de Stoker. Un nouveau type de tourisme est né : « le tourisme Dracula »Ce type de tourisme, fondé sur un mythe littéraire et cinématographique, construit en Occident et en quelque sorte imposé à la Roumanie, entre en conflit avec l'identité nationale roumaine parce qu'il perpétue un stéréotype de la Roumanie comme « pays des vampires » (Duncan et Dumbraveanu, 2004).

7Que cela plaise ou non aux Roumains, les touristes étrangers admirateurs de Dracula surnommés « les draculards », visitent la Roumanie à la recherche des origines de leur héros. On peut identifier dans ce phénomène un type de tourisme littéraire, développé à partir des mythes littéraires, dont les précédents déjà illustres sont le château de Hamlet (au Danemark), le balcon de Juliette (à Vérone), la maison de Sherlock Holmes (à Londres) ou le défilé de Tihuta (Roumanie). Mais le tourisme Dracula n'a pas seulement un fondement littéraire ; on peut parler dans ce cas aussi de tourisme cinématographique. En effet, le roman de Bram Stoker est à l'origine de nombreux films (plus de 600), dont plus de 200 ont le comte Dracula comme protagoniste (Melton, 1994). Tout comme les touristes littéraires, les touristes cinéphiles visitent les lieux mentionnés dans les films, leur destination principale étant « le château de Dracula », dont on sait qu'il n'existe pas en Roumanie.
8D'autres touristes visitent la Roumanie pour goûter « le mystère de Transylvanie », à la recherche du surnaturel. La mythologie créée autour de la région de Transylvanie à partir des livres et des films dédiés à Dracula aboutit à déréaliser la Transylvanie, à en faire un espace imaginaire support de tout ce qui est inhabituel, bizarre, divers, différent. Les études menées par la Société transylvaine « Dracula » ont ainsi mis en évidence que 8 Américains sur 10 n'ont pas compris que la Transylvanie est un espace réel ; pour beaucoup de visiteurs, elle reste associée aux superstitions, un espace sinistre, hanté de vampires. Elle représente un ailleurs, c'est-à-dire un monde imaginé, qui est plutôt différent que semblable à l'Occident. C'est l'essence même du mythe de la Transylvanie que les touristes recherchent; ils viennent constater le « caractère bizarre » de la région, et, parfois, se faire confirmer l'existence de Dracula. Une fois sur place, ils découvrent autre chose : la beauté extraordinaire de cette région et la remarquable hospitalité des Roumains. Beaucoup d'entre eux sont déçus, probablement, en constatant que le surnaturel n'est pas de la partie.



Mais derrière le mythe il y une réalité : Dracula est aussi le surnom du prince de la Valachie, Vlad Tepes , qui pour les Roumains est un héros national. Dès lors, en introduisant une confusion entre le personnage littéraire et le personnage historique, le tourisme Dracula entre en contradiction avec l'identité nationale de la Roumanie et en représentant la Roumanie comme « pays des vampires » dévalorise l'image d'un héros national. Mais, par l'afflux de touristes, le mythe apporte des richesses : « identité versus économie » (Tunbridge, 1994). L'attitude des autorités face à ce dilemme a été hésitante. Jusqu'en 1989, la Roumanie a adopté une stratégie de tolérance passive face au tourisme Dracula mais n'a fait aucun effort de promotion de ce type de tourisme, donnant priorité d'une certaine façon à l'identité. Cette stratégie s'est maintenue aussi après la chute du communisme, jusqu'en 2001, année où est envisagée la construction d'un parc thématique consacré à Dracula, « Dracula Park », qui ne pourrait qu'amplifier la confusion entre le vampire Dracula et Vlad Tepes . Ainsi l'économie semble l'avoir emporté.

La décision de construire ce parc près du château-fort de Sighisoara dans un premier temps, puis à Snagov12 près de Bucarest, provoque un tollé international, ce qui conduit à l'abandon du projet. Pour les autorités locales, par contre, le mythe du comte Dracula représente une marque déposée à même d'attirer de la prospérité. Pour preuve le récent jumelage de la Transylvanie et de l'Irlande réalisé le 8 novembre 2006. À cette occasion, dans le défilé de Tihuta qui relie la Transylvanie à la Bucovine, devant l'hôtel Chez Dracula, est inauguré le buste de Bram Stoker. Les autorités locales, en présence de l'ambassadeur de la République d'Irlande en Roumanie, Padraic Cradock, célèbrent ainsi le 159e anniversaire de la naissance de l'écrivain. Ce buste unique au monde, réalisé à l'initiative du propriétaire de l'hôtel Chez Dracula13constitue un hommage rendu à l'écrivain irlandais en remerciement de la renommée que son roman a donnée à la Roumanie. La légende de Dracula et de ses aventures sanglantes continuent de faire recette.
11ANDREESCU, S .. 1998, Vlad Tepe$ (Dracula) intre legenda $i adeviir istoric,Bucarest, Editura Enciclopedica.
12DUNCAN, L. et O. DUMBRAVEANU, 2004, « On Imaginative Geographies », Analele Universitatii Bucuresti, L. II.
13MC NALL Y, A. et T. FLORESCU RADU, 1972, ln search of Dracula (a true history of Dracula. and vampire legends). New York Graphie Society, Greenwich, Connecticut.
14MC NALL Y, A. et T. FLORESCU RADU, 1973, Dracula. A biography of Vlad the lmpaler (1431-1476), New York, Hawthorn Books, Inc.
15MEL TON, J. G., 1994, The vampire book, Détroit Londres, Visible Ink Press.
16MILLER, E., 1997, Reflections on Dracula: ten essays, Trans Press.
17MILLER, E. (dir.), 1998, Dracula: the shade and the shadow, Westcliff on Sea, Desert Island Books.
18MILLER, E., 2000, Dracula: sense and nonsense, Westcliff on Sea, Desert Island Books.
19MITU, S., 2006, Transilvania mea – istoria, mentalitati, identitati. lasi. Editura Polirom.
20POP, I.-A., 2002, lstoria, adeviirurile si miturile (Note de lecturii), Bucarest, Editura Enciclopedica.
21STOICESCU, N., 1976, Vlad Tepes. Bucarest, Editura Academiei.
22

TUNBAIDGE, J. E., 1994, Building a new heritage: tourism, culture and identity in the new Europe, Londres, Routledge.


NOTES

1 Au sens d’une construction imaginaire qui prend ses origines dans la réalité et dans des personnages historiques (Pop, 2002).
2 Région par-delà les forêts, la Transylvanie est une vieille province historique située à l’intérieur de J’arc des Carpates, au centre de la Roumanie.
3 Spectateur assidu des représentations données au théâtre de Dublin, admirateur et plus tard ami intime du grand acteur Henry Irving, Bram Stoker a été le directeur du théâtre Lyceum de Londres, propriété de Henry Irving.
4 Dès l’année de sa parution, le roman Dracula a été porté au théâtre, la pièce étant représentée pour la première fois le 17 mai 1897, en présence de Bram Stoker.
5 Thèse présentée par Raymond T. Mc Nally et Radu Florescu, confirmée par l’historiographie roumaine (cité par Andreescu 1998, p. 293). A. Vambery (1832-1913) a été professeur de langues orientales à l’université de Budapest de 1865 à 1905 ; il a fait des voyages à Constantinople, en Asie mineure et en Perse et a écrit plusieurs livres inspirés de ses voyages. Il a publié en Angleterre une autobiographie (1884) et The story of my struggles (1904).
6 Varna a fait partie du territoire roumain de 19 13 jusqu’en 194û. Aujourd’hui, Varna est une ville de Bulgarie, sur le bord de la mer Noire.
7 Selon Bram Stoker, la rivière Bistrita se jette dans le Siret à Fundu. Le vrai toponyme est
Fundu Racaciuni.
8 Veresti est une localité située dans le Sud-Est du département de Suceava.
9 Au congrès de la Fédération internationale pour les langues et les littératures modernes qui se déroulait à New York.
10 C’est le château de Bran, construit entre les années 1377-1382 par les habitants de Brasov, qui est le plus souvent considéré comme le château de Dracula, bien que la présence de Vlad Tepe~ en ce lieu ait été passagère selon les sources historiques.
11 Vlad Tepe§ a régné à trois reprises : en 1448 ; de 1456 à 1462 ; de mars à décembre 1476. Fils de Vlad Dracul (le Diable), il est surnommé par le peuple "Dracula", c’est-à-dire le "fil s du Diable" ou "Le petit Diable". Justicier, stratège militaire exceptionnel, ses initiatives administratives et sociales sont devenues légendaires. Après son bref règne de 1448, il s’est réfugié à Suceava (en Moldavie), ensuite en Transylvanie, probablement à Sighisoara. Lors de son plus long règne, il a mené une politique autoritaire qui l’a fait entrer en conflit avec les grands seigneurs, ainsi qu’avec les villes transylvaines de Brasov et de Sibiu, contre lesquelles il a entrepris plusieurs expéditions punitives, parfois en traversant Je défilé de Bran où il y avait une douane importante. Plusieurs boyards ont été exécutés par empalement, alors que ceux de Târgoviste ont été forcés de travailler pour la construction de la cité de Poienari. C’est à Târgoviste, la vieille capitale de Valachie, que Vlad Tepes organise sa célèbre "attaque nocturne" contre l’armée ottomane conduite par le sultan Mahomed Fatâh, le conquérant de Constantinople en 1453. Après avoir été évincé en 1462, Vlad Tepes se réfugie en Transylvanie, mais il est emprisonné à Buda par le roi hongrois Mathias Corvin (1458-1490). En 1476, il monte de nouveau sur le trône de la Valachie ; il sera tué et enterré au monastère de Snagov, près de Bucarest, où on a retrouvé sa pierre tombale, mais non pas sa dépouille, ce qui a alimenté les disputes autour de lui.
12 Site inscrit sur la liste du Patrimoine de l’UNESCO.
13 Chez Dracula représente un lieu de pèlerinage pour les draculards auxquels on sert au dîner des plats que le héros de Stoker, Jonathan Harker, mange avant sa rencontre avec le comte Dracula. Le dîner achevé, les touristes sont invités à dormir chez Dracula, et à attendre l’esprit du vampire qui séjourne dans le château ... Ceux qui ont le goût des sensations fortes et des frissons sont invités dans la crypte du sous-sol où d’autres aventures les attendent.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence papier


Daniela Dumitrescu, « Lespace dans le roman de Bram Stoker », Géographie et cultures, 61 | 2007, 115-122.

Référence électronique


Daniela Dumitrescu, « L’espace dans le roman de Bram Stoker », Géographie et cultures [En ligne], 61 | 2007, mis en ligne le 28 janvier 2014, consulté le 18 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/gc/2672 ; DOI : 10.4000/gc.2672

Daniela Dumitrescu

Université Valahia de Târgoviste

dianeladro@yahoo.com