vendredi 13 août 2021

mardi 10 août 2021

Perila, mondes et merveilles

 

Perila

Perila, mondes et merveilles

En magnifiant comme jamais les sons de la nature, du corps ou d’instruments de musique à l’aide d’un ordinateur, l’artiste russe fait naître un album en tout point inhabituel et désirable.


par Olivier Lamm

publié le 10 août 2021 à 6h24


Elle s’appelle Sasha Zakharenko, elle est originaire de Saint-Pétersbourg, vit et travaille à Berlin, et l’œuvre musicale qu’elle a commencé il y a trois ans sous le nom de Perila est un big-bang. Un big-bang à bas volume mais à très forte intensité, la musique de cette Russe engagée de mille manières dans la création (elle est aussi plasticienne, performeuse, programmatrice d’une formidable radio en ligne, Radio Syg.ma) possédant la faculté d’investir in extenso le cerveau de celui qui se donne la peine de le rendre disponible en amplifiant et magnifiant les choses jusqu’aux plus infinitésimales de l’environnement. Un morceau de How Much Time It Is Between You and Me ?, annoncé comme son premier album solo mais qui fait suite à une myriade de sorties et collaborations tout aussi longues et construites, s’appelle Blanket («couverture») et confirme cette intention qui fait merveilleux honneur à la musique expérimentale et à la simplicité de ses gestes, dont on refuse si souvent d’infirmer la légitimité : on s’y sent confiné comme sous une masse épaisse de membranes chaudes et rembourrées, dont les parois et mucosités se frotteraient à même le tympan pour créer un monde à la fois minuscule et gigantesque, fourmillant de détails et de complexités.

Don aigu d’attention au monde

Pour le faire advenir, Zakharenko use à égalité de son corps, de sa bouche, de la nature, du béton, d’un piano ou du temps qu’il fait – pluie battante qui s’acharne sur une plaque de tôle autant que soleil asséchant les sols pour tout transformer en poussière battante sur la bonnette d’un micro – puis d’un ordinateur, qui lui sert tout autant de filtre que de loupe et de creuset, la musicienne «liquéfiant» à dessein ses matières sonores pour confondre leurs particules sonores, jusqu’à la transmutation. L’ouverture de How Much Time…, titrée Air Like Velvet («de l’air comme du velours») est particulièrement spectaculaire à cet égard, métamorphosant des bourrasques en éruption volcanique, comme une démonstration de force de son savoir-faire poétique. Ailleurs, une rivière semble déchaîner un tsunami industriel, un opéra de voix fait remonter des basses abyssales depuis le centre de la planète, du gravier dans un tuyau de plomb intronise une ballade que ne renierait pas Björk, avec laquelle on ne serait pas surpris d’apprendre dans un futur proche que Zakharenko s’est mise à travailler.


C’est que si la Russe possède un don aigu d’attention au monde, la nature n’est jamais, dans ce disque hyper technologique, ni le propos ni l’endroit d’arrivée. Les mondes de Perila n’existent nulle part ailleurs que dans ses disques ; c’est leur pouvoir d’évocation, comparables à la meilleure fantasy, qui les rend si puissants et désirables, malgré l’absence notable, dans la plupart de ses morceaux, de centres de gravité qui viendraient en préciser les vertus, curatives ou subversives, ou les tonalités, solaires ou apocalyptiques. La musique de cet album en tout point inhabituel est aussi difficilement comparable à la musique qui lui ressemble le plus, l’ambient, puisqu’elle refuse obstinément de se laisser fondre dans le paysage sonore de celui qui l’écoute. C’est une musique faite de choses minuscules, mais qui a le pouvoir de tout changer, nous en premier.

Perila, How Much Time It Is Between You and Me ? (Smalltown Supersound)
LIBERATION



lundi 9 août 2021

Cronenberg, maître en son genre

David Cronenberg

Cronenberg, maître en son genre




Par Jean-François Rauger
Publié le 11 mai 2005 à 13h36 - Mis à jour le 27 décembre 2005 à 15h10

Au volant de sa Porsche, (sa réputation d'amateur de voitures rapides n'est pas usurpée) David Cronenberg traverse les paysages suburbains et industriels qui entourent Toronto. Il se rend aux laboratoires De Luxe pour mettre la dernière main à A History of Violence, son nouveau film. Après Crash en 1996 et Spider en 2002, A History of Violence est son troisième long-métrage à être sélectionné pour la compétition officielle du Festival de Cannes.

Le paysage urbain du Canada fait partie de l'oeuvre de Cronenberg. "Quelqu'un m'a dit un jour que mes films étaient très dérangeants pour un Américain. Les rues paraissent semblables à celles des villes américaines mais pas tout à fait, les gens ressemblent à des Américains mais pas tout à fait." Ce décalage troublant, cette sensation d'étrangeté et de familiarité mêlées, est sans doute une grande qualité de son cinéma. Le cinéaste n'a jamais tourné un plan aux Etats-Unis. A History of Violence qui est censé se dérouler dans une bourgade de l'Indiana et à Philadelphie a été tourné dans l'Ontario. "Le coeur de mes films, c'est Toronto ou Montréal pour les premiers. Mes films sont physiquement et psychiquement canadiens."

David Cronenberg travaillait sur un autre scénario lorsqu'on lui a proposé de tourner A History of Violence. "Spider a été difficile à financer. Je n'ai pas été payé. Mais je ne pouvais me permettre de faire mon film suivant de la même façon. J'étais donc à la recherche d'un projet avec un budget confortable et un bon distributeur. J'ai lu beaucoup de scénarios. Peu ont attiré mon attention, à l'exception de celui-là. New Line -studio jadis indépendant, aujourd'hui filiale du groupe Warner- qui produit le film a par ailleurs une excellente réputation et notamment celle de laisser leur entière liberté aux cinéastes."


Longtemps, David Cronenberg a ignoré que l'origine du scénario était une bande dessinée de John Wagner. "Ce qui m'intéressait c'est que cela parlait de choses importantes pour moi, comme l'identité et la réalité. Des choses finalement que l'on voyait déjà dans Spider. Par ailleurs, j'ai aimé la simplicité du récit, son côté américain épique. C'est comme un western de John Ford. C'est au départ le récit d'un homme qui protège sa famille. A partir de là, les possibilités sont infinies d'y mêler une réflexion sur l'identité et le fantasme. J'ai changé énormément de choses par rapport au scénario original."

Le spectateur d'A History of Violence devra s'attendre à vivre une étrange expérience. Le sentiment de se trouver face à un film de genre, à un récit linéaire, se transformera progressivement en tout autre chose, l'impression d'être le témoin d'un rêve, d'être propulsé au coeur d'une réalité mentale. Car très vite, on s'aperçoit que le scénario d'origine contenait en germe tout ce qui définit, depuis toujours, le cinéma de l'auteur de Faux-semblants : la contamination, la paranoïa, la force du fantasme, la puissance terrifiante de la simple réalité, la défiguration.

Le cinéaste a appris la nouvelle de sa sélection à Cannes avec une relative surprise. "Je pensais que le film était trop classique, trop commercial pour être choisi. Mais on ne peut jamais savoir." La première fois que David Cronenberg mit les pieds au Festival de Cannes, c'était au début des années 1970. Il habitait à Tourette-sur-Loup, un village des Alpes-Maritimes, chez des amis, et poussé par la curiosité il y descendit une journée puis repartit immédiatement, effrayé par ce qui ressemblait à une grande kermesse publicitaire. "J'avais déjà réalisé Crime of the Future et Stereo, deux premiers moyens-métrages underground, et je me suis dit : si je veux vraiment devenir réalisateur, il faut y aller et me confronter à la réalité du cinéma comme commerce. J'y suis donc retourné et finalement j'ai aimé cela. C'était un endroit où les films se vendaient sur un coin de trottoir et on pouvait rencontrer énormément de gens intéressants."

AUTOCOLLANTS PUBLICITAIRES

David Cronenberg hante régulièrement désormais le Festival. "Il m'est arrivé de dormir par terre ou sur un canapé, dans les bureaux de la Canadian Film Development Corporation, l'organisme gouvernemental chargé de l'aide et de la promotion du cinéma canadien. Ils m'avaient donné une subvention pour Crime of the Future et leurs bureaux étaient installés dans une suite au Carlton. C'était sympa de leur part." Cronenberg est un habitué du Marché du film où il a montré ses premiers films de terreur, Frissons ou Rage, au milieu des années 1970. "Je mettais des autocollants publicitaires de mes films sur les palmiers. Tout cela était encore loin du Festival officiel."

Ce n'est qu'en 1996, après Crash, son douzième long-métrage commercial, adaptation du roman de J.G. Ballard, qu'il est sélectionné en compétition officielle. Le cinéaste se souvient du scandale provoqué par le film : "Gilles Jacob savait qu'il y aurait des réactions violentes. Il m'a dit qu'il mettrait le film au milieu du festival et qu'il exploserait comme une bombe. Tout cela était assez excitant, cela signifie que le cinéma a encore le pouvoir de faire réagir violemment. Mais je suis toujours inquiet à l'idée que des gens peuvent véritablement détester mes films. C'est comme s'ils me détestaient, moi."

Il est président du jury en 1999, l'année où Rosetta des frères Dardenne obtint la Palme d'or. Ce choix lui fut reproché. "Cette polémique était incompréhensible. Tout s'était passé simplement. Les délibérations ont été complètement démocratiques. Les choix ont été rapides et sont apparus évidents pour le jury. J'ai été accusé des choses les plus absurdes. Todd McCarthy, de Variety, a dit que j'avais moi-même choisi Jeff Goldblum et Holly Hunter -les deux acteurs ont chacun joué dans un film de Cronenberg- pour contrôler le jury. C'était un mensonge. J'avais été surpris de les trouver au jury. Et puis penser que l'on peut contrôler Jeff et surtout Holly, c'est ne pas les connaître. Cette expérience m'a fait comprendre que la perception des choses est totalement différente entre les membres du jury et la presse. On ne peut jamais prévoir les réactions des individus. Ce qui fait que les palmarès relèvent souvent du jeu de hasard. Comprendre cela m'a rendu très serein lorsque je suis revenu en 2002 pour présenter Spider. Il faut jouer le jeu. Quoi qu'il arrive, c'est bon pour les films."

David Cronenberg s'est imposé comme un des cinéastes contemporains les plus personnels, susceptibles de plier des projets très différents à sa propre conception du monde. L'invention graphique y trouve son origine dans la série B d'horreur. Son univers de référence est moins cinématographique (contrairement à de nombreux réalisateurs de sa génération) que littéraire. Franz Kafka, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov et surtout William Burroughs, qu'il adaptera en 1992 avec Le Festin nu comptent parmi les sources de son inspiration : "Je n'ai jamais été un dévoreur de pellicule. J'ai longtemps pensé que je serais écrivain." Il se garde bien, en tout cas, de définir son cinéma. "Il faut faire ce que l'on doit faire. Lorsque l'on travaille on n'a pas le temps de s'interroger de façon abstraite sur ce que l'on fait. Je ne peux pas revoir mes films. Pour moi, ce sont des documentaires sur le moment où je les ai faits."

Grâce aux premiers films de David Cronenberg, on comprend aujourd'hui à quel point le cinéma d'horreur et d'épouvante des années 1970 fut une source de renouvellement, de liberté et d'invention. "On peut faire des films à l'intérieur des genres que l'on ne pourrait pas faire en dehors. La Mouche raconte une histoire d'amour passionnée entre un homme et une femme. L'homme tombe malade et la femme le voit progressivement dépérir avant de l'aider à se suicider. Comment voulez-vous vendre une telle histoire à un studio ? On peut en revanche en faire un film d'épouvante tout en conservant l'émotion que l'on veut obtenir. Le genre est protecteur. Il permet de faire des choses interdites et subversives." Contrairement à la plupart des confrères de sa génération qui ne s'éloignèrent guère du genre, David Cronenberg en est sorti tout en exportant ailleurs des inventions visuelles et des thèmes qu'il avait expérimentés dans l'horreur de série B. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'il s'est servi du genre plutôt qu'il ne l'a servi.

Car Cronenberg s'intéresse d'abord à la réalité et à la capacité d'effroi qu'elle contient. "On m'envoie beaucoup de scénarios écrits par des gens qui pensent connaître mon travail. Ce sont des histoires de diable, de fantômes, d'anges. Le surnaturel ne m'intéresse pas. Je me considère comme un cinéaste existentialiste." Dans ces circonstances, que pense-t-il de l'éclosion des effets spéciaux numériques ? "Faire évoluer des comédiens devant des murs verts, des acteurs qui ne se touchent pas, qui parfois ne sont même pas là en même temps, est trop désincarné. On perd le plaisir de sentir la texture des choses. Dans ExistenZ, Jennifer Jason Leigh adorait tenir le pod -une espèce de télécommande organique- dans ses mains. Elle l'emmenait chez elle, dormait avec lui, comme si c'était un animal domestique. Son interprétation n'aurait pas été la même sans cela. Je préfère les effets spéciaux mécaniques, que l'on voit et que l'on filme. Mais j'aime toutefois le numérique lorsqu'il permet un meilleur contrôle. Pour A History of Violence, j'ai utilisé un élément intermédiaire numérique, ce qui a permis de corriger l'image lorsqu'il le fallait, notamment la lumière."

Plusieurs de ses films ont été produits par des studios hollywoodiens. "Quand j'ai commencé à faire du cinéma, je me suis dit qu'il faudrait que je m'installe à Los Angeles. Certains de mes amis, comme Ivan Reitman, l'on fait. Mais finalement, après avoir réussi à trouver le financement de mon premier film, je n'ai plus eu de véritable raison de le faire. Finalement, on peut avoir une carrière internationale en restant chez soi. Même s'il y a des inconvénients. En étant à Los Angeles, on rencontre plus facilement des gens avec qui l'on peut travailler."Serge Grünberg, dans l'indispensable livre d'entretiens qu'il a conduit avec l'auteur de La Mouche (David Cronenberg, Editions des Cahiers du cinéma), écrit fort justement que, dès ses débuts, David Cronenberg a voulu définir un public nouveau, différent de celui dont le cinéma de studio veut satisfaire la demande. "Certes, je cherche à provoquer des réactions chez le spectateur, mais celui-ci pour moi n'est jamais prédéfini. Chaque film a son propre public et, quand il ne marche pas, c'est qu'il ne l'a pas trouvé."

LE MONDE







samedi 7 août 2021

« Crash », sur OCS Choc / Course haletante à la jouissance, tôle froissée et chairs sanguinolentes

 

« Crash », sur OCS Choc : course haletante à la jouissance, tôle froissée et chairs sanguinolentes




Présenté à Cannes il y a vingt-cinq ans, le film de David Cronenberg, placé sous le double signe du désir sexuel exacerbé et de la collision automobile, a d’abord choqué, avant d’être considéré comme le chef-d’oeuvre du réalisateur.


Par Jacques Mandelbaum

Publié le 05 août 2021 à 19h30

Adapté du roman déjà controversé du Britannique James Graham Ballard (1930-2009) paru en 1973, le film Crash (1996) est aujourd’hui reconnu comme l’une des œuvres majeures de David Cronenberg – dans la continuité de La Mouche (1986), Faux-Semblants (1988), Le Festin nu (1991) et M. Butterfly (1993) – qui reconduit ici l’inclination de J. G. Ballard pour le surréalisme et la psychanalyse.

Une poignée de personnages, formant une sorte de société clandestine et désaxée, y célèbre dans du cuir bordeaux les noces froissées, couturées, sanguinolentes du sexe et de l’accident automobile. Ballard, beau garçon comme détaché du monde, Vaughan, cascadeur monomaniaque et animal, Catherine, femme de Ballard et blonde hypnotique, Helen, doctoresse rêvant de casse charnelle, Gabrielle, paraplégique hypersexuelle lourdement harnachée, se livrent nuitamment à des reconstitutions de crashs légendaires (James Dean, Jayne Mansfield) avant de se lancer eux-mêmes, à tombeau ouvert au volant de bolides racés, dans une course haletante à la jouissance et à la mort, incessamment différées.

Le fond philosophique de l’affaire – par-delà la variation freudienne autour d’Eros et Thanatos – réside dans ce curieux paradoxe que plus l’homme s’affine, moins il semble pouvoir se satisfaire des attributs et des grâces que la nature lui a donnés, et plus il tend à être moralement tourmenté et technologiquement augmenté.

Hybride insolite de froideur et de tension

Le film, hybride insolite de froideur et de tension, joue sur ce paradoxe, entretenant au risque du néant la languide frustration tant de ses personnages que de ses spectateurs. Assujettissant la consommation de leur plaisir à l’accident qui les rédimerait, les personnages de Crash poussent ainsi à sa logique ultime un système fondé lui-même sur l’appel à une consommation indéfiniment renouvelée.

Sur le plan formel, le film navigue entre la froideur bleu acier de la photographie de Peter Suschitzky et la caresse unanimiste de ses lents travellings sur les peaux et les tôles. En même temps, la parcellisation des corps, le morcellement des scènes de sexe, les inserts nombreux, inscrivent le film dans une esthétique qui relève tant de l’épreuve que du plaisir trouble du fétichisme. Gants rouges sur un volant, ongles de femme grattant méticuleusement une étiquette, cicatrices béantes sous la résille de la chair…

Renvoyons à la scène d’anthologie du couple faisant l’amour encagé dans une voiture, elle-même enserrée par l’étreinte des rouleaux du Kärcher. Leçon de montage son-image, où la basse des brosses et les giclées d’eau fouettant les vitres entrent en collision avec la lutte silencieuse et la tension érotique extrême des deux amants. Présenté au Festival de Cannes 1996, où il a divisé profondément la critique, le film n’a cessé depuis d’être réévalué.

Crash, de David Cronenberg. Avec James Spader, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, Holly Hunter, Rosanna Arquette (Can., 1996, 100 min). OCS Choc


LE MONDE



vendredi 6 août 2021

« Tintin et le mystère de la momie Rascar Capac », sur Arte / Sur les traces de l’homme inca qui inspira Hergé






« Tintin et le mystère de la momie Rascar Capac », sur Arte : sur les traces de l’homme inca qui inspira Hergé

Frédéric Cordier montre l’enquête menée par des scientifiques sur le squellette à l’origine du personnage de l’album de BD « Les Sept Boules de cristal ».



Par Frédéric Potet
Publié le 29 juillet 2021 à 17h00

Qui es-tu Rascar Capac ? Le voile se lève sur la momie inca des Sept Boules de cristal, treizième album des aventures de Tintin, publié en 1948. Les tintinophiles avertis savaient, jusque-là, que ce mort-vivant aux pouvoirs maléfiques avait été inspiré à Hergé par la visite que celui-ci fit d’une exposition de vestiges précolombiens à Bruxelles, vingt ans plus tôt.

Que connaît-on, en revanche, du défunt desséché qui prêta ses traits horrifiques au personnage ? A quelle époque et à quelle classe sociale appartenait-il ? Conservateur de la collection Amérique du Musée art et histoire de Bruxelles, Serge Lemaitre a mené l’enquête. Aidé d’une consœur archéologue, Caroline Tilleux, il a exhumé la fameuse momie des réserves où elle sommeillait afin de reconstituer son pedigree.

Etonnant destin que celui de ce squelette embaumé d’un homme d’une trentaine d’années qui vécut probablement entre 1480 et 1560 dans la région d’Arica, au nord de l’actuel Chili. Peu s’en fallut pour qu’il ne parvienne jamais en Europe : le bateau sur lequel l’avait fait embarquer un baron et aventurier belge fit en effet naufrage au large de Valparaiso, en 1840. Le spécimen finit par rejoindre Bruxelles et son musée royal, aux côtés d’une poignée de momies datant de la période précédant la conquête espagnole.

Jeu de piste

Pour percer ses origines, Serge Lemaitre et Caroline Tilleux ont employé les grands moyens : scanner, analyse toxicologique, spectromètre de masse, datation au carbone 14… Rejouée sous la caméra de Frédéric Cordier, leur investigation archéologico-médico-légale se déploie comme un jeu de piste, qu’il est plutôt agréable de suivre devant son écran.

Mais, sans surprise, leur rêve secret ne se réalisera pas : le « Rascar Capac » du Musée art et histoire de Bruxelles n’est pas un empereur inca – l’équivalent d’un Ramsès II dont la découverte aurait fait la « une » de la presse internationale – ni même le haut dignitaire d’une société dont la caractéristique était d’embaumer les êtres humains sans distinction de rang.

Les momies paradaient alors en ville et étaient consultées avant des prises de décision politiques ; on leur donnait même à manger et à boire. Là est le principal intérêt de ce documentaire à vocation anthropologique : éclairer la façon dont les civilisations précolombiennes célébraient la mort, une simple continuation de la vie selon elles.

 Les amateurs de bandes dessinées resteront, eux, sur leur faim. Le processus de création de Rascar Capac est peu décrypté dans le film. Le rôle de l’assistant de Hergé, un certain Edgar P. Jacobs (le futur père de Blake et Mortimer), n’est ainsi nullement évoqué alors que c’est lui qui exécuta les premiers croquis de la momie originelle, décalqués à partir des ouvrages de la bibliothèque du musée.

N’est pas plus mentionné le contexte dans lequel Hergé conçut le personnage, en mars 1944, dans les pages du Soir, alors sous contrôle de l’occupant allemand. Coupable d’avoir continué à travailler pour un journal passé à l’ennemi, le maître de la ligne claire endura par la suite une période de quarantaine, ainsi que la perspective d’un procès où il ne fut finalement pas convoqué. Mais cela est une autre histoire.

Tintin et le mystère de la momie Rascar Capac, un documentaire de Frédéric Cordier (Fr., 2019, 52 mn), jusqu’au 2 août.

LE MONDE




dimanche 1 août 2021

« Un caprice de la nature » / Saga visionnaire en Afrique du Sud à l’ère de l’apartheid



Nadime Gordimer


« Un caprice de la nature », saga visionnaire en Afrique du Sud à l’ère de l’apartheid


Dans son neuvième roman, Nadine Gordimer imagine une héroïne défier la norme dans ce pays impossible où le racisme et l’iniquité sont à la base des lois.

Par Kidi Bebey

Publié aujourd’hui à 10h00 

Dans le train qui la ramène vers sa famille pour les vacances, une jeune pensionnaire se débarrasse de son uniforme et décide de changer de prénom. Elle s’appelait Kim, elle sera Hillela. « La seule Hillela parmi les Suzanne, les Claire et les Fiona. D’où sortait ce prénom ? Aucune idée », ironise sa créatrice Nadine Gordimer.



Au passage, l’écrivaine sud-africaine nous fait un clin d’œil : et si ce changement d’identité symbolisait la liberté de chacun d’agir ou de penser à sa guise, en dépit des règles et des lois ? Et s’il préfigurait les changements à venir de toute la société ?

Ainsi commence Un caprice de la nature, le neuvième livre de Nadine Gordimer, paru en 1987 et dont l’histoire se passe en Afrique du Sud, durant l’apartheid. Au fil des pages du roman, on observe Hillela défier la norme dans ce pays impossible où le racisme et l’iniquité sont à la base des lois.

Avec cette vaste fresque embrassant une quarantaine d’années, celle qu’on a appelée « la grande dame » de la littérature sud-africaine nous offre un exemple parmi les plus aboutis de son savoir-faire, aussi bien que de sa vision du monde.



Libérer le pays

Nadine Gordimer nous entraîne tout d’abord à la suite de son héroïne Hillela, élevée par ses oncle et tante activistes blancs. Joe est un avocat qui défend des clients noirs, tandis que son épouse Pauline milite et se mobilise pour toutes les causes, « contre les lois sur le Pass [système interne de passeport conçu pour séparer racialement les populations], contre l’apartheid à l’université, contre le déplacement des populations noires ».

Hillela va littéralement appliquer les principes de cette conscience abolitionniste en mettant la liberté et l’égalité au cœur de ses choix de vie. Adolescente transgressive, elle se lance précocement dans la vie adulte. Entre emplois et rencontres multiples, les débuts s’avèrent chaotiques pour la jeune femme dont la soif d’expériences se double d’une absence totale de tabous.

Mais son destin prend un tour exceptionnel lorsqu’elle croise la route de Whaila Kgomani, un leader politique noir dont elle devient la compagne. Hillela va connaître l’exaltation fiévreuse d’une vie consacrée au projet le plus révolutionnaire qui soit : libérer l’Afrique du Sud.

Les deux amants voyagent à travers le monde à la recherche de soutiens de la communauté internationale. Ils représentent alors aux yeux de tous « l’incarnation de leur credo politique et éthique, l’unité sans distinction de races face à l’oppression d’une race », même si, dans leur pays, ils connaissent le quotidien d’un couple mixte perpétuellement soumis au danger et à la clandestinité. Quand la mort vient frapper Whaila, Hillela porte la promesse d’une vie… mais Nadine Gordimer réserve à son héroïne un avenir encore riche et complexe.

Afrique du Sud

Un roman visionnaire

A ce premier fil narratif, s’ajoute une seconde trame reliant le parcours d’Hillela à l’actualité géopolitique du monde. De même que Whaila milite à l’ANC (le Congrès national africain), d’autres organisations – le Front de libération du Mozambique, la CIA, le KGB – apparaissent au long des pages, ainsi que de nombreux patronymes authentiques (Kwame Nkrumah, Fidel Castro, Nelson Mandela…), et des événements historiques.

 Tous ces éléments entremêlés à la fiction permettent de rapprocher toujours plus le récit du réel. Et c’est ainsi que, brillamment, Nadine Gordimer révèle son ambition : utiliser toutes les ressources romanesques possibles afin d’imaginer une Afrique du Sud du futur, devenue un Etat multiracial et démocratique à la proue du continent. Au terme de ses tribulations d’amante et d’activiste, Hillela devient première dame, mère d’une enfant métisse et mariée à un président noir.

Considéré par certains critiques comme une « saga idéaliste » à sa parution, Un caprice de la nature a paru visionnaire quatre ans plus tard, lors de l’abolition de l’apartheid, en 1991. C’est que, comme dans ses autres titres célèbres – Feu le monde bourgeois (1966), Le Conservateur (Booker Prize, 1974), Fille de Burger (1979), Ceux de July (1981) –, Nadine Gordimer dépasse largement l’itinéraire sentimental de son héroïne pour dénoncer l’aberration du régime sud-africain et son cortège de violence.

« Dans une autre région du pays, on assassinait les policiers noirs considérés comme des collaborateurs du gouvernement ainsi que quelques rares policiers blancs. Mais il n’y avait pas d’attaques dirigées vers des banlieusards ou des fermiers blancs ; pas à cette époque, pas encore », écrit-elle, comme si elle annonçait les insurrections futures.

Sous l’apartheid, sa démarche inlassable a longtemps mécontenté les dirigeants de son pays, qui interdisaient la vente de ses livres. Mais la romancière, Prix Nobel de littérature en 1991, saluée à travers le monde et traduite dans une trentaine de langues, a poursuivi sa carrière avec obstination.

« Comment puis-je oublier qu’enfant on m’avait ­appris à ne jamais me servir d’une tasse dans laquelle avait bu notre servante africaine ? », expliquait-elle. Jusqu’à sa disparition en juillet 2014 à l’âge de 91 ans, elle réunissait chaque mois un cercle d’amis de la sphère culturelle avec lesquels elle refaisait le monde. Ainsi que dans ses livres elle l’avait toujours fait.


LE MONDE