Monje, 2006 Mariano Gabriel Pérez |
La torture par l'espérance
Villiers de L'Isle-Adam
Sous les caveaux de l'Official de Saragosse, au
tomber d'un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, sixième prieur
des dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d'Espagne, - suivi d'un
fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du
Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La
serrure d'une porte massive grinça; l'on pénétra dans un méphitique in pace, où
le jour de souffrance d'en haut laissait entrevoir, entre des anneaux scellés
aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière
de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait
assis, hagard, un homme en haillons, d'un âge désormais indistinct.
Ce prisonnier n'était autre que
rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui, prévenu d'usure et d'impitoyable
dédain des Pauvres, - avait, depuis plus d'une année, été, quotidiennement,
soumis à la torture. Toutefois, son "aveuglement étant aussi dur que son
cuir", il s'était refusé à l'abjuration.
Fier d'une filiation plusieurs
fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres, - car tous les juifs
dignes de ce nom sont jaloux de leur sang, - il descendait, talmudiquement,
d'Othoniel, et, par conséquent, d'Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d'Israël:
circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants
supplices.
Ce fut donc les yeux en pleurs,
en songeant que cette âme si ferme s'excluait du salut, que le vénérable Pedro
Arbuez d'Espila, s'étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles
suivantes:
-"Mon fils,
réjouissez-vous: voici que vos épreuves d'ici-bas vont prendre fin. Si, en
présence de tant d'obstination, j'ai dû permettre, en gémissant, d'employer
bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes
le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d'être séché...
mais c'est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l'infinie Clémence
luira-t-elle pour vous au suprême instant! Nous devons l'espérer! Il est des exemples... Ainsi
soit! - Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l'auto da
fé: c'est-à-dire que vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l'éternelle
Flamme; il ne brûle, vous le savez, qu'à distance, mon fils: et la Mort met, au
moins, deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et
glacés dont nous avons soin de préserver le front et le coeur des holocaustes.
Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang,
vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême
du feu qui est de l'Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et
dormez."
En achevant ce discours, dom
Arbuez ayant, d'un signe, fait désenchaîner le malheureux, l'embrassa
tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor qui, tout bas, pria le juif
de lui pardonner ce qu'il lui avait fait subir en vue de le rédimer; - puis
l'accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut
silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans
les ténèbres.
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Rabbi Aser Abarbanel, la bouche
sèche, le visage hébété de souffrance, considéra d'abord, sans attention
précise, la porte fermée. - "Fermée?..." Ce mot, tout au secret de
lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C'est qu'il avait
entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d'entre les murailles
de cette porte. Une morbide idée
d'espoir, due à l'affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers
l'insolite chose apparue! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de
longues précautions, dans l'entrebâillement, il tira la porte vers lui... O stupeur!
par un hasard extraordinaire, le familier qui l'avait refermée avait tourné la
grosse clef un peu avant le heurt contre les montant de pierre. De sorte que,
le pêne rouillé n'étant pas entré dans l'écrou, la porte roula de nouveau dans
le réduit.
Le rabbin risqua un regard au
dehors.
A la faveur d'une sorte
d'obscurité livide, il distingua, tout d'abord, un demi-cercle de murs terreux,
troués par des spirales de marches; - et, dominant, en face de lui, cinq ou six
degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste
corridor, dont il n'était possible d'entrevoir, d'en bas, que les premiers
arceaux.
S'allongeant donc, il rampa
jusqu'au ras de ce seuil. - Oui, c'était bien un corridor, mais d'une longueur
démesurée! Un jour blême, une lueur de rêve, l'éclairait: des veilleuses,
suspendues aux voûtes, bleuissaient par intervalles, la couleur terne de l'air;
- le fond lointain n'était que de l'ombre. Pas une porte, latéralement, en
cette étendue! D'un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles
croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule - qui devait
être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin,
le dallage. Et quel effrayant silence!... Pourtant, là-bas, au profond de ces
brumes, une issue pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance du
juif était tenace, car c'était la dernière.
Sans hésiter donc, il
s'aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s'efforçant de se
confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec
lenteur, se traînant sur la poitrine - et se retenant de crier lorsqu'une
plaie, récemment avivée, le lancinait.
Soudain, le bruit d'une sandale
qui s'approchait parvint jusqu'à lui dans l'écho de cette allée de pierre. Un
tremblement le secoua, l'anxiété l'étouffait; sa vue s'obscurcit. Allons! c'était fini, sans doute! Il se blottit, à
croppetons, dans un enfoncement, et, à demi-mort, attendit.
C'était un familier qui se
hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée,
terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir
l'étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près
d'une heure, sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d'un surcroît
de tourments s'il était repris, l'idée lui vint de retourner en son cachot.
Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l'âme, ce divin Peut-être, qui
réconforte dans les pires détresses! Un
miracle s'était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper
vers l'évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant
d'angoisses, il avançait! - Et ce sépulcral corridor semblait s'allonger
mystérieusement! Et lui, n'en finissant pas d'avancer, regardait toujours
l'ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice!
-Oh!
oh! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et
plus sonores. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés,
de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l'air terne, là-bas. Ils
causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important,
car leurs mains s'agitaient.
A
cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux; son coeur battit à le tuer;
ses haillons furent pénétrés d'une froide sueur d'agonie; il resta béant,
immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d'une veilleuse, immobile,
implorant le Dieu de David.
Arrivés en face de lui, les
deux inquisiteurs s'arrêtèrent sous la lueur de la lampe, - ceci par un hasard
sans doute provenu de leur discussion. L'un d'eux, en écoutant son
interlocuteur, se trouva regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d'abord,
l'expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes
mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une plainte et une
plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il
frissonnait, sous l'effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange
et naturelle, les yeux de l'inquisiteur étaient évidemment ceux d'un homme
profondément préoccupé de ce qu'il va répondre, absorbé par l'idée de ce qu'il
écoute, ils étaient fixes - et semblaient regarder le juif sans le voir!
En
effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent
leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour
d'où le captif était sorti; ON NE L'AVAIT PAS VU!... Si bien
que, dans l'horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau
traversé par cette idée: "Serais-je déjà mort, qu'on ne me voit pas?"
Une hideuse impression le tira de léthargie: en considérant le mur, tout contre
son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui
l'observaient!... Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et
brusque, les cheveux dressés!... Mais non! non. Sa main venait de se rendre
compte, en tâtant les pierres: c'était le reflet des yeux de l'inquisiteur
qu'il avait encore dans les prunelles, et qu'il avait réfracté sur deux taches
de la muraille.
En marche! Il fallait se hâter
vers ce but qu'il s'imaginait (maladivement sans doute) être la délivrance!
vers ces ombres dont il n'était plus distant que d'une trentaine de pas, à peu
près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre,
sa voie douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor
effrayant.
Tout à coup, le misérable
éprouva du froid sur ses mains qu'il appuyait sur les dalles; cela provenait
d'un violent souffle d'air, glissant sous une porte à laquelle aboutissaient
les deux murs. - Ah! Dieu! si cette porte s'ouvrait sur le dehors! Tout l'être
du lamentable évadé eut comme un vertige d'espérance! Il l'examinait, du haut
en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l'assombrissement autour de
lui. - Il tâtait: point de verrous! ni de serrure. - Un loquet!... Il se
redressa: le loquet céda sous son pouce; la silencieuse porte roula devant lui.
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-"ALLELUIA!..."
murmura, dans un immense soupir d'actions de grâces, le rabbin, maintenant
debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.
La porte s'était ouverte sur
des jardins, sous une nuit d'étoiles! sur le printemps, la liberté, la vie!
Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont
les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l'horizon; - là, c'était le
salut! - Oh! s'enfuir! Il
courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui
arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé! Il respirait le bon
air sacré; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient! Il
entendait, en son coeur dilaté, le Veni foras de Lazare! Et, pour bénir encore
le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en
levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
Alors, il crut voir l'ombre de
ses bras se retourner sur lui-même: - il crut sentir que ces bras d'ombre
l'entouraient, l'enlaçaient, - et qu'il était pressé tendrement contre une
poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure - et
demeura pantelant, affolé, l'oeil morne, trémébond, gonflant les joues et
bavant d'épouvante.
-Horreur! il était dans les
bras du Grand-Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d'Espila, qui le
considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d'un air de bon pasteur qui
retrouve sa brebis égarée!...
Le sombre prêtre pressait
contre son coeur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que
les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du
dominicain. Et, pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les
paupières, râlait d'angoisse entre les bras de l'ascétique dom Arbuez et
comprenait confusément que toutes les phases de la fatale soirée n'étaient
qu'un supplice prévu, celui de l'Espérance! le Grand-Inquisiteur, avec un
accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l'oreille,
d'une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:
-Eh quoi, mon enfant! A la
veille, peut-être, du salut... vous vouliez donc nous quitter!
Villiers
de l'Isle-Adam
Nouveaux Contes Cruels
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