Détail Couv Pierre Bonnard. Le feu des solitudes charnellesYannick Haenel et la lumière des nymphes (Pierre Bonnard. Le feu des solitudes charnelles)
Livres, Peinture, Yannick Haenel
Voici un court texte merveilleux sur les nus de Pierre Bonnard, signé Yannick Haenel, qui paraît aux éditions de L’Atelier contemporain après avoir figuré dans le catalogue de l’exposition grenobloise Bonnard. Les Couleurs de la lumière (In Fine Éditions d’art, 2021). On sait que depuis À mon seul désir (Argol, 2005) en passant par La solitude Caravage (Fayard, 2019) et jusqu’au très récent Bleu Bacon (Stock, 2024), l’écrivain fait advenir une pensée profonde sur l’art et la peinture et c’est une écriture assurée, fine, ondulante et nécessairement lumineuse que l’on lit à nouveau ici.
« Quel désir la vue répétée de corps nus étanche-t-elle ? À quelle soif répond la peinture ? À nourrir notre « œil en rut», comme le prétend Gauguin ? Pas vraiment, car regarder des nus de Bonnard ne relève d’aucune érotomanie : ces tableaux ne suscitent pas d’excitation mais comblent en nous une soif de lumière, nous font entrer dans la féminité de la lumière, nous introduisent dans la substance colorée d’une femme. » Voilà Haenel qui s’attarde et s’épanche sur les sublimes l’Indolente (1899) et La source (1917). L’amour, la couleur, la puissance de l’intimité d’un lit ou d’une salle de bain où tout se vit et se joue sont là.

Bonnard peint et fait l’amour. Haenel, spectateur traquant les lumières dans leur chemin d’épiphanie, a une hypothèse de fond sur cette grande affaire : « Peut-être regardons-nous la peinture parce que nous ne pouvons pas faire l’amour tout le temps. En attendant de refaire l’amour, la peinture nous fait penser (à l’amour). La solitude est une réserve de frémissements rouges, orange, jaunes. Les glissements dans les coloris nous transmettent une joie précise. » En quelques lignes furtives mais fort judicieuses, Haenel pointe aussi le rapport métaphysique entre Picasso et Bonnard, tout à fait au centre des préoccupations artistiques et sociales actuelles ; Picasso critiquant souvent violemment un Bonnard qui avait en signe d’admiration une reproduction des Demoiselles d’Avignon dans son atelier. De quoi est-il question ? « Longtemps, à propos de Bonnard, j’ai cru Picasso sur parole : «pot-pourri d’indécisions» – le verdict était impitoyable. Mais l’instinct de rivalité aveuglait Picasso, qui n’a rien voulu comprendre à Bonnard, et s’est contenté de dénier la dimension sexuelle de sa peinture, qu’il lui était facile de réduire à des vues domestiques. La position pulsionnelle de Picasso est lourdement figée dans le choix phallique de l’ogre, du Minotaure ravisseur de femmes : sa peinture prend la réalité de force. Bonnard, quant à lui, ne cherche pas à prendre le pouvoir sur le réel : il en laisse advenir la lumière, laquelle fait naître les corps. »

Quel corps en particulier ? Celui de Marthe, sa femme, diffracté dans tous les autres corps féminins peints, dévoilant en retrait une proximité inouïe avec la vérité scintillante de l’être : « Marthe, à chaque instant des pigments qui l’animent, se noie dans sa baignoire et ressuscite à chaque instant du bain ou du miroir, elle s’absente et revient à elle. Elle est là et pas là – simultanément. Bonnard peint cette impossible commutation de l’être en la rendant visible par les couleurs qui en signalent le récit. »
Yannick Haenel « Pierre Bonnard. Le feu des solitudes charnelles » , 56 pages, 9 €. Éditions L’Atelier contemporain, collection Phalènes. Octobre 2024
À lire aussi, Le deuxième numéro de la revue littéraire « Aventures », dirigée par Yannick Haenel, qui vient de paraître aux éditions Gallimard.
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