samedi 27 juin 2015

Sylvie Guillem / “J'arrête, parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public”

Sylvie Guillem : “J'arrête, parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public”


Fabienne Pascaud
Publié le 07/06/2015. Mis à jour le 08/06/2015 à 12h25.



Etoile à 19 ans, Sylvie Guillem, danseuse surdouée a toujours été radicale dans ses choix. Celle qui dit avoir tout fait avec son corps entame aujourd'hui sa tournée d'adieu.
Sans doute aura-t-elle été la danseuse du siècle. La plus belle, la plus douée, la plus intransigeante, la plus extravagante. Celle dont on a toujours l'impression, rien qu'en la regardant emplir, dévorer la scène, que ses jambes, immenses, et ses bras, infinis, ne cessent de s'allonger encore, de défier encore l'espace, la pesanteur et le temps. Le normal.
Sylvie Guillem est passée avec la même grâce, angélique, la même virtuosité, infernale, des ballets classiques aux créations contemporaines à très haut risque. De l'Opéra de Paris, où elle est nommée étoile à 19 ans, en 1984, au Royal Ballet londonien, où elle fuit jusqu'en 2008. Sans oublier ses nombreuses apparitions dans les meilleures compagnies du monde entier.
La ballerine absolue aime les extrêmes, les défis. Le dernier qu'elle s'impose, nous impose ? Quitter la scène. La perfectionniste entame une ultime tournée au festival de Fourvière, auquel elle a offert depuis des années ses meilleures créations. Et ces adieux-là ne seront pas comédie. On ne reverra plus jamais danser Sylvie Guillem…
Pourquoi cesser la danse fin 2015, l'année de vos 50 ans ?
Parce qu'il le fallait. Parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public. Parce que je n'ai pas envie d'être mal jugée, moins aimée. Parce que je fais encore les choses aujourd'hui comme je veux les faire, parce que j'ai beaucoup de plaisir à les faire ainsi, et que je ne veux surtout pas les faire moins bien. Parce que j'ai de plus en plus de trac et de doutes, même si je garde la force, l'énergie, la rapidité et la passion d'être en scène, d'y tracer des lignes, d'y dessiner des courbes. Parce que je ne veux jamais danser en me reposant... Je sais ce que ça va me coûter, fin décembre, après les ultimes représentations dans ce Japon qui me fascine tant et dans la province française... Le moment sera dur. Mais je suis prête à payer. Je préfère arrêter avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'on ne décide pour moi. Il faut une fin claire et nette.


Comment avez-vous pris votre décision ?
Après une discussion avec le chorégraphe suédois Mats Ek, avec qui j'ai beaucoup travaillé. Il m'a annoncé récemment qu'il allait avoir 70 ans, et qu'il avait décidé d'arrêter. L'Américain William Forsythe aussi, qui a tant compté pour moi, s'est arrêté cette année, à 65 ans. J'ai pensé que c'était le signe que j'attendais, moi qui redoutais dès l'âge de 12 ans de devoir bientôt en avoir 13 ; et qui détestais les anniversaires. Je n'ai plus 20 ans, plus 30 ans, même plus 40. J'ai fait tout ce que je voulais avec mon corps. Je ne souhaite pas me faire souffrir en ne correspondant plus à l'image, l'idée que je me fais de moi.
Laquelle ?
Un ovni de passage, un Martien qui n'était pas fait pour danser...
Faite pour quoi, alors ?
Au départ pour la gymnastique. J'étais une gamine qui bougeait tout le temps. Ma mère était professeur de gym, mon père un contremaître très sportif, qui l'aidait dès qu'il pouvait à entraîner ses élèves. Pour rester avec eux, je savais à peine marcher que je faisais déjà des roulades. Comme une fille de peintre, sans doute, s'empare des pinceaux paternels. Mais c'était joyeux. Je m'amusais. Mes parents n'étaient pas des industriels de la compétition. Par chance, j'avais — c'est vrai — des qualités physiques naturelles assez rares : le cou-de-pied et la cambrure du pied puissante de mon père, les longues jambes de ma mère, une ossature solide et une grande force dans les articulations. De quoi aider aux performances, et attirer l'oeil de l'école de l'Opéra de Paris — où je me suis présentée par jeu à 11 ans, c'est-à-dire tardivement. Déception : tout y était gris et triste.

Sylvie Guillem

Quand a eu lieu le déclic ?
Lors du spectacle de fin d'année. J'avais 12 ans. Quand le rideau s'est ouvert sur le public, j'ai découvert pour la première fois que j'étais faite pour la scène, et prête à aller là où cet enseignement sans joie me conduisait. J'ai saisi d'un coup cette chose si spéciale qu'est la danse : sortir du commun, du normal, devenir plus grand, plus fragile et plus fort à la fois, vivre sur scène à fleur de peau des moments où le temps se distord, où la conscience fout le camp, où il faut appeler obstinément la tête en renfort pour calmer le jeu. Mais elle vient parfois quand elle veut... Je veux aujourd'hui devancer le jour où cette première impression, décisive, me quittera. Je ne veux faire en scène que ce qui m'a fait rêver petite fille.
Tout est allé vite après ce coup de foudre des 12 ans...
Les danseurs ont si peu de temps. Et le savent. Pour eux, c'est maintenant ou jamais. Ne sont-ils pas jugés « finis » dès 40 ans ? Lui-même danseur, Rudolf Noureevsavait qu'il faut faire vite. Quand, directeur du ballet de l'Opéra, il m'a nommée « étoile » en 1984, après une représentation du Lac des cygnes, je n'avais que 19 ans, âge considéré comme très jeune pour ce titre. Mais moi, je redoutais déjà de végéter dans ce grade de « première danseuse », qui m'avait été attribué cinq jours plus tôt ! Si vous attendez trop longtemps, l'institution vous casse : la danse n'est pas que ces positions de cinquième bien fermée et ces ronds de jambe parfaits, c'est la « liberté d'être » que seuls permettent les grands rôles réservés aux étoiles... Chaque année, j'avais donc bossé d'arrache-pied, et réussi les deux solos des concours pour « monter » dans le corps de ballet. Mais seul le directeur nomme les étoiles. Une chance que Noureev a su donner à nombre d'entre nous : Laurent Hilaire, Manuel Legris, Isabelle Guérin, Elisabeth Maurin. Pour l'Opéra de Paris, il a vraiment été la bonne personne, au bon moment. « Tu veux danser ? Eh bien danse maintenant ! »m'a-t-il dit simplement en me nommant.
Un portrait de la nouvelle danseuse étoile de l'Opéra de Paris, sur Antenne 2, le 2 janvier 1985.
Quel souvenir vous a-t-il laissé ?
Une lumière. Il entrait dans un restaurant, et tout le monde se retournait, magnétisé. Il était beau comme un dieu. Sauvage. Il déclenchait les passions. Des hommes, des femmes, des enfants, des chiens. En scène, il était capable de toutes les métamorphoses, et l'intelligence de son regard électrisait ses partenaires ; ce dont on n'a guère l'habitude, avouons-le... Nous nous sommes beaucoup aimés, beaucoup disputés ; j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir même vécu avec lui. Et rétrospectivement je crois qu'il a voulu mettre ma liberté à l'épreuve en me poussant en 1989 à quitter l'Opéra. Trop de tracasseries administratives m'y empêchaient d'aller danser à l'extérieur. Même quand je n'étais pas programmée dans un ballet ! Or, depuis que j'étais étoile, les invitations des plus grandes compagnies pleuvaient, me semblant inespérées. Comment y renoncer ? Je suis si curieuse de tout ce que je ne sais pas faire encore. Et j'aimerais tant savoir tout faire. Parler japonais couramment, savoir l'écrire comme faire de la poterie...
Vous avez toujours été curieuse ?
Non, j'ai été longtemps accrochée aux jupes de ma mère. J'ai même énormément souffert, enfant, de l'internat de l'école de danse, et de la séparation hebdomadaire avec mes parents. Un déchirement chaque dimanche. Si bien qu'un soir ma mère m'a dit : « Ça ne peut plus continuer comme ça. Tu es malheureuse et tu nous rends malheureux. Choisis. Si tu veux rentrer à la maison, reviens, et on oublie la danse. Mais si tu veux rester, ne pleure plus jamais. » Je suis restée. Et je n'ai plus pleuré. Mais, une fois rompu le cordon ombilical, une fois les portes ouvertes sur le monde, je ne me suis plus installée nulle part. Après mon départ de l'Opéra de Paris, à 24 ans, j'ai vécu à Londres jusqu'en 2007. J'y avais rejoint comme artiste invitée le Royal Ballet, auquel je devais vingt-cinq représentations annuelles fixées longtemps à l'avance — pas comme à l'Opéra de Paris de l'époque —, ce qui me permettait de beaucoup danser à l'étranger. Au Japon par exemple, qui me fascine pour son altérité radicale et l'esthétisme simple du moindre geste quotidien ; on m'y accueille désormais comme si je rentrais à la maison... Mais je vis plutôt entre les montagnes suisses et les champs d'oliviers italiens. Je me sens de nulle part parce que je suis bien à plein d'endroits. Et qu'il y a de la beauté partout pour qui veut la voir.
Avez-vous jamais regretté d'avoir quitté l'Opéra de Paris ?
Pas du tout ! C'est ce qui m'est arrivé de mieux ! Qu'est-ce que j'y aurais fait ? Attendre qu'on m'attribue certains rôles, vivre au milieu des intrigues et de l'animosité ? Au moins j'ai vécu ma vie, j'ai décidé pour moi.
En 1989, coup de théâtre, elle franchit la Manche et rejoint le Royal Ballet (Antenne 2, 24 février 1989).
Que pensez-vous de l'évolution du ballet classique ?
Mais il n'y a pas, hélas, d'évolution du ballet classique ! Ou alors il faudrait que les interprètes comprennent que danser n'est pas lever la jambe ou sauter haut mais incarner. Et savoir, pour ça, ce qu'on veut raconter. Enfin, se connaître soi-même. Car plus on en sait sur soi, mieux on est capable de tout affronter. Les danseurs classiques devraient faire un travail intérieur qu'ils ne pratiquent guère. Quand on danse Le Lac des cygnes, Giselle, Manon ou Roméo et Juliette — et je laisse tomber les nanars comme le premier acte de La Bayadère ou Raymonda —, il faut s'imaginer dans le personnage, à travers le personnage, via un regard, un geste des mains, une tête qui se tourne, la courbure d'un cou. Mais peut-être suis-je arrivée à ce constat parce que j'ai eu la chance de venir d'un autre univers. Les enfants qui sont à l'école de danse depuis l'âge de 8 ans ne pensent qu'à la virtuosité, au nombre de fouettés à réussir pour Le Lac des cygnes...
Dans la version de Noureev du Lac des cygnes, à l'opéra Bastille (France 2, 27 juin 1999).
Mais vous-même êtes virtuose !
Ça ne suffit pas ! En répétition d'abord, il faut combiner l'énergie, la musique, l'esthétisme, la beauté des lignes. Je me filme ainsi en vidéo pour observer et retravailler au mieux chaque mouvement. Mais dès qu'on entre en scène, c'est encore autre chose, plus difficile. Il faut faire naître l'émotion. Ce cadeau que l'on se doit non seulement d'offrir au public mais surtout à soi : se charger d'une intense énergie à redistribuer, à transmettre, comme une sève. Tout est là. Sans esbroufe. J'ai vécu ça avec le Boléro de Ravel par Maurice Béjart...
Il disait qu'il était un peu votre père...
Il a été mon premier maître. Le premier à me composer en 1986 un solo dans Arepo.Il voulait m'aider à sortir de moi-même, moi la timide, la bloquée. Il me poussait en tant que Sylvie Guillem, et pas en tant qu'étoile. Il m'aimait. Et voulait me persuader que danser était d'abord apprendre à se connaître soi-même, à s'accepter. Il a réussi. Maurice était généreux. Il tombait trop souvent amoureux de ses danseurs, c'est vrai ; il avait lui aussi trop besoin d'être aimé. Et manquait parfois de lucidité envers des proches qui ne l'ont pas assez respecté, ont juste profité de son rayonnement. Car il a révolutionné la danse contemporaine, l'a ouverte, démocratisée, en a fait un « événement » populaire. Comme un enfant, il aimait les grandes machineries, les lieux immenses. Grâce à tout ça, il est des premiers à avoir rendu le contemporain accessible.
Dans la version de Maurice Béjart du Boléro de Ravel.
Il a dit de vous que vous saviez faire coïncider discipline et liberté.
Il faut lutter constamment. Lutter contre ses propres défauts et savoir dire « non » aussi, lorsqu'on vous impose un costume, un maquillage, un geste outré que vous ne sentez pas pour le rôle, que vous n'avez pas travaillé en ce sens.
Au Royal Ballet, on vous surnommait ainsi « Miss No »...
Comme les danseurs sont forgés tôt à une grande discipline du corps, ils ont tendance à être trop obéissants. Moi pas. J'ai toujours refusé ce qui me semblait excessif, sans justesse. Certains chorégraphes pensent par exemple que l'expression doit accompagner le geste, je crois moi que le geste seul peut être expression. Ainsi j'ai dit « non » très jeune à des attitudes que je jugeais ampoulées, et on m'a qualifiée aussitôt de danseuse capricieuse, froide, incapable d'interpréter. C'était l'inverse. Lors du Martyre de saint Sébastien, en 1988, à l'Opéra de Paris, Bob Wilson m'avait appris que le geste a besoin d'être non pas éloquent mais vrai, c'est-à-dire qu'il doit simplement représenter quelque chose pour vous. Ce que vous ne ressentez pas n'est jamais juste. Wilson m'a appris à épurer. L'interprétation, le théâtre ne sont pas dans certaines vieilles attitudes stéréotypées du ballet classique. Il faut avouer que, pour nous expliquer sa chorégraphie, il avait uniquement improvisé lui-même devant nous cinq minutes. Reproduire les mouvements délirants de quelqu'un qui ne sait pas danser ne fut pas une mince affaire. D'autant que j'étais aussi timide que lui. Mais il m'a ouvert les yeux.
Quels sont ces défauts que vous évoquiez ? La timidité, par exemple ?
J'ai peur de communiquer, peur de ne pas être comprise, d'avoir trop de lacunes dans mes connaissances, trop de trous dans ma culture. Or je suis intransigeante, les choses pour moi doivent être faites parfaitement ou pas. Ma phobie a commencé avec une interview de Léon Zitrone, à l'âge de 11 ans. La directrice de l'école de danse de l'Opéra de Paris, Claude Bessy, avait repéré à quel point j'étais renfermée. Pour m'aider, me forcer à sortir de moi-même, elle avait proposé qu'on m'interroge à la télévision. Et voilà Léon Zitrone qui me demande d'emblée quelle est la différence entre la gymnastique et la danse. J'ai été interloquée. Je n'ai rien su dire. Aujourd'hui encore, cette question m'exaspère : on s'en fout, de la différence ! Ce qui importe, c'est le plaisir qu'on trouve. Mais devant mon silence, Léon Zitrone a décrété haut et fort que je n'avais aucun avenir. Deux ans plus tard, une équipe d'Antenne 2 vient dans notre loge — devant mes jeunes partenaires, jaloux peut-être que l'on n'interviewe que moi — et me demande si la danse est un sacrifice. Je réplique immédiatement « Pas du tout ! », et les autres maugréent dans le fond qu'elle en est un pour eux... J'ai brutalement quitté la pièce. Non seulement mes camarades avaient mis à mal le courage que je m'étais imposé pour répondre, mais ils ne pensaient pas comme moi, pour qui danser était un plaisir fou. Je me suis sentie différente, rejetée, je n'ai plus eu envie de parler. Et je suis toujours comme ça.
Interrogée, à 16 ans, à l'école de danse de l'Opéra de Paris (Antenne 2, 6 avril 1981).
Pourquoi cette difficulté à échanger ?
Elle est peut-être familiale. Je suis la petite-fille de Catalans débarqués en France après la guerre d'Espagne. Ma grand-mère paternelle parlait très mal le français, ne savait ni lire ni écrire, était solitaire et dure, détestait les autres. Sans doute à cause d'une enfance particulièrement difficile et meurtrie. Je n'ai jamais rien pu savoir de son histoire ni de sa relation à mon père, qui avait construit autour d'elle un mur de silence. Mes parents étaient des gens droits, qui m'ont appris l'importance d'être honnête, de respecter et d'être respectable. De faire toujours « au mieux ». Ne pas faire au mieux, avec la chance que j'ai, ne me semblerait pas juste. Ma rigueur, mon perfectionnisme ont à voir avec ce sens de la justice qui vient de mon éducation. Et ce qui est injuste me rend profondément malheureuse.

En 2004, Vogue veut des photos d’elle. Elle ne s’imagine pas photographiée par un photographe de mode, elle propose alors une série d’autoportraits devant un miroir.

C'est difficile d'être juste dans ce métier ?
Oui. C'est pourquoi je me suis si souvent rebellée contre des chorégraphes incapables de me donner les bonnes raisons. Par instinct de conservation. C'est pour ça, aussi, que j'ai quitté l'Opéra de Paris, où William Forsythe, artiste invité par Noureev, m'avait précisément enseigné, dès France Dance en 1983 et surtout In the middle somewhat elevated, en 1987, qu'il avait conçu pour moi, combien il est essentiel de faire des choix. Il nous avait complètement déstabilisés en demandant des choses qui semblaient alors effrayantes à l'Opéra : improviser, faire que la tête fonctionne avec le corps ou que la danse soit régie par des formes mathématiques. Quel déclic ! C'était soudain une autre façon de bouger et d'être. Une énergie positive. Une liberté. Je me souviens avoir osé lui proposer de couper mes cheveux pour le spectacle, chose jusqu'alors impossible à l'Opéra, et il m'avait dit « Fais-le. » Il nous poussait même à dessiner nos costumes !
De quoi vous donner à jamais le désir de travailler avec des créateurs vivants, différents, Russell Maliphant et Akram Khan aujourd'hui ?
J'aurais pu m'installer sagement derrière le répertoire. Mais j'ai toujours eu envie de vivre au présent, de partir ailleurs, de me fixer des challenges physiques et personnels. Alors j'ai sollicité les rencontres. La danse de Russell Maliphant me plaisait pour son extrême puissance et sa paradoxale douceur ; celle d'Akram Khanpour ses racines lointaines, traditionnelles, le kathak ­indien, et son goût de la modernité.
Le goût des extrêmes ?
Le goût du « connais pas », le goût du « apprenez-moi », le goût du « gardons toujours les yeux ouverts »...


Justement, vous vous êtes photographiée nue pour Vogue. Vous aimez regarder ce corps, qui apparaît dans vos clichés plutôt androgyne, à la fois masculin et féminin ?
En 2004, Vogue voulait faire des photos de moi. Mais je ne suis pas un top-modèle. Je ne me voyais pas photographiée par des photographes de mode. Et qui, après tout, peut mieux que moi représenter ce que je suis ? J'ai donc décidé ces autoportraits devant un miroir. J'ai l'habitude des miroirs dans les studios de répétition... Mon mari, Gilles Tapie, lui-même photographe, a juste installé l'appareil photo où il fallait. Et je me suis amusée. C'est vrai que mon corps peut paraître masculin, ce que je ne souhaite pourtant pas. Mais j'ai eu un entraînement acrobatique, qui a développé cet aspect « viril ». Et mon père me disait constamment de me tenir droite, de rentrer la poitrine. Dans ma génération, on n'était pas dans la culture actuelle du « montrer », on ne se mettait pas en avant, on ne s'exhibait pas. Ça ne m'empêche pas de me sentir très femme. Même si j'ai l'habitude de me rebeller et de dire vertement ce que les femmes n'osent pas souvent exprimer.
Vous vous dites timide, mais cette nudité ?
Pour les danseurs, elle n'a pas la même importance. Nous passons notre temps à nous habiller, déshabiller, à toucher notre propre corps et celui du partenaire pendant le travail. Ma timidité est par rapport aux autres, pas par rapport à mon corps. Le corps, tel qu'il est, reflète la personne telle qu'elle est.
Vous aimez le vôtre ?
Ce serait injuste de ne pas le remercier. J'ai eu la chance d'avoir une bonne base, que je n'ai eu ensuite qu'à travailler, façonner, conserver. Je serais ingrate de ne pas être profondément reconnaissante de ces qualités-là. Pour se dépasser, franchir les limites, il faut y aller « avec » son corps, ensemble, jamais « contre ». Alors seulement, on peut forcer. Car il faut toujours forcer. Pour pouvoir partir autre part.
Quelle est la qualité majeure de ce corps ?
M'avoir donné du plaisir même dans la souffrance, les courbatures, les élongations.
Comment travaillez-vous ?
Si je n'ai pas de spectacle en cours, juste une heure d'exercice quotidien. Je peux simplement marcher avec mes chiens... Je déteste tellement m'accrocher à la barre. J'ai tout essayé, pourtant : apprendre l'italien, le japonais avec des écouteurs sur les oreilles pendant que je répète sans fin les mêmes exercices. De toute façon, je sais, maintenant, comment garder la machine sous tension. Ne croyez pas pour autant que je souffre moins à l'entraînement. Car on demande toujours à son corps d'aller plus loin, plus vite, plus haut. Sa flexibilité, sa force s'entretiennent justement de ce que vous lui demandez. Mais jusqu'où ? Jusqu'à la rupture ? Jusqu'au vertige ? Quand on est jeune danseur, on ne s'économise pas. On y va. On veut tout manger. Ne rien rater. Et de mon temps, à l'Opéra de Paris, aucun spécialiste n'était là pour vous dire qu'il vaudrait mieux laisser ­reposer ce corps en pleine effervescence un à deux jours par semaine. Que, sinon, il paierait plus tard chèrement toutes ces microblessures qu'on préfère ignorer. Car, dès que vous arrêtez, même quelques jours, vous perdez vite...
Et comment travaillez-vous une création ?
Là je répète six heures par jour avec le chorégraphe. Et le soir, après le spectacle, j'alterne bain glacé d'une minute — avec des kilos de glace jetés dans l'eau, c'est très, très froid... —, douche chaude de trois minutes, re-bain glacé d'une minute, re-douche chaude de trois, pour finir sur le bain glacé. Les rugbymen font pareil. Ça fait circuler le sang, le corps élimine.
Mais c'est inhumain !
Un jour, je suis allée voir une sophrologue aveugle, et elle m'a examinée et m'a dit : « Il y a une petite fille curieuse en vous, mutine, une espèce de petit diable. » Cette petite fille insatiable m'aide, m'entraîne vers ce que je ne sais pas faire, regarde partout autour d'elle. Même hors de scène. Cultiver mon jardin, du temps où j'habitais Londres, m'a par exemple appris beaucoup de choses. J'ai découvert la nature, ses cycles, sa patience, ses rythmes, ses lois, son impuissance, aussi, face à notre arrogance. Moi qui suis si impatiente, j'ai enfin compris que chaque chose a son temps. Certaines sont inévitables, il faut s'y préparer. Pour dominer cette tristesse, cette nostalgie que je déteste.
Votre engagement écologique vient de là ?
Sans doute. J'ai d'abord essayé d'avoir des comportements écologiquement corrects, un peu naïfs sans doute, comme ne pas dépenser trop d'électricité et d'eau. Et puis je me suis prise au jeu, je me suis renseignée, documentée. J'ai lu et rencontré Paul Watson, fondateur de l'association Sea Shepherd Conservation Society, dédiée à la protection de la vie marine (invité du numéro double de Télérama, le 6 août). J'ai réalisé grâce à lui que la chasse à la baleine ou au requin détruisait tout un équilibre, toute la chaîne alimentaire du peuple de la mer. Je n'ai plus eu envie de manger de poisson et de participer au massacre ambiant ! Et bientôt plus envie de manger de boeuf, ni de poulet non plus. Quand on voit toute l'eau, toute l'électricité et toutes les tortures que nécessite leur élevage industriel et de même le moindre produit laitier... Plus de 7 000 litres d'eau pour un simple poulet, 15 000 pour un kilo de steak, et même pas bons ! On en consomme trop. On est en train de tout détruire. Dès 2050, un milliard d'êtres humains n'auront plus accès à l'eau potable. Il faudra que les populations se battent pour en avoir, on va s'entre-tuer. Je ne veux pas faire partie de ceux qui pillent la planète, je suis devenue végétarienne, vegan, comme on dit en Angleterre.
C'est-à-dire ?
Ni viande, ni poisson, ni produits laitiers. Idéalement aucun produit d'origine animale, issu de la souffrance animale, dans toutes les facettes de votre existence... Je ne veux pas manger ce que l'industrie veut que je mange pour se faire plus d'argent ­encore et détruire la planète... Si on m'avait dit, quand j'avais 20 ans, que j'adopterais pareille conduite — moi qui me gavais de chips, de saucisson, de Coca-Cola, hors de toute diététique... j'ai la chance de pouvoir manger sans grossir tout ce que je veux —, j'aurais hurlé de rire ! Mais aujour­d'hui, on ne peut plus dire qu'on ne sait pas et se comporter de manière irresponsable : on sait. Allez plutôt voir sur Internet la très provocatrice interview de l'Américain Gary Yourofsky à la télé israélienne sur l'« holocauste » des animaux aujourd'hui : soixante milliards par an !
Vous vous engagerez plus publiquement encore dans l'écologie, quand vous arrêterez la danse ?
Je vais d'abord voir comment vivre sans la danse... Ce n'est pas une mince affaire de se récréer un équilibre. J'ai peur. D'autant que je ne sais pas planifier, je ne sais pas calculer. Je n'ai ­jamais su.
Qu'allez-vous regretter le plus ?
La scène. Ce moment pour lequel on se prépare toute une vie et qui remplit une vie, qui rend plus que vivant, au-delà du vivant. Les saluts, aussi, cette reconnaissance, cet amour qu'on reçoit, qu'on prend tout à coup. Moi qui ai eu si longtemps la hantise de ne pas être comprise, qui arrivais d'une autre culture et m'attirais les sourires en coin des partenaires dès que j'essayais quelque chose de différent. Du coup, je réservais mes interprétations à la scène, où j'étais enfin libre d'oser ce que je voulais. La scène, mon espace de liberté et de plaisir...
Vous disparaissez de manière un peu théâtrale. Comme Greta Garbo ?
Ne dites pas ça ! C'est une décision difficile, je ne veux pas faire « comme ». Je n'ai jamais voulu faire « comme ». D'autant qu'une danseuse n'est pas une actrice, qui peut encore jouer de beaux rôles âgée. Peut-être aimerais-je d'ailleurs faire du théâtre... Mais pas incarner la grand-mère de service dans les ballets classiques ! Ce qui me plaît, m'a toujours plu, c'est me lancer à fond. Je ne veux pas ce qui ne me transporte pas. Pendant des années, dans toutes les compagnies où j'étais, j'ai vu arriver de très jeunes danseuses, et d'autres partir à la retraite complètement déboussolées. J'en ai conclu qu'il fallait se préparer. Nous, les danseurs, avons plus conscience du temps qui passe. Mais pleurer n'empêche rien, ne sert à rien. Comme du temps où j'étais, petite fille, à l'internat. Se lamenter ou accepter. J'accepte. Chaque problème a sa solution. Je n'ai pas le choix.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire