Figure d’une catastrophe :
Omaira Sanchez
Par Yoann Moreau - 04/09/2010 - 19:17
” Ceux qui ont vu les images n’ont jamais oublié. Trois jours durant, dans la ville colombienne d’Armero, où une coulée de boue a emporté, le 13 novembre 1985, 22 000 des 31 000 habitants, les caméras de télévision filment Omaira Sanchez, une fillette de 13 ans, prisonnière de la vase et des décombres de sa maison. L’écolière chante, parle avec les journalistes. Et attend qu’une pompe aspire l’eau dans laquelle elle est immergée jusqu’au cou. Mais la pompe n’arrive pas et la jeune fille meurt, épuisée, sous les yeux de millions de téléspectateurs.”1
De ses cheveux bruns, bouclés et humides de sueur nous n’avons pas le souvenir. De haut en bas, je regarde aujourd’hui son image…
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Je me souviens surtout de son visage.
Je me souviens de sentir un appel, un mouvement de révolte, l’envie puissante d’intervenir et, simultanément, de mesurer mon impuissance. Je me souviens ne pas comprendre pourquoi on ne pouvait la sauver. Pourquoi les gens autour d’elle ne pouvaient-ils pas la tirer, la prendre sous les bras et la soulever ?
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Je me souviens de ses mots.
“Je voudrais dire quelques mots
Maman, si tu m’écoutes
et je pense que tu m’écoutes
Prie pour que je puisse marcher
et que ces gens m’aident
Je t’aime”
Maman, si tu m’écoutes
et je pense que tu m’écoutes
Prie pour que je puisse marcher
et que ces gens m’aident
Je t’aime”
.
Et j’ai prié confusément, à ma manière d’enfant (j’avais dix ans).
Car moi aussi je l’aimais, soudain, cette inconnue de mon âge et je voulais qu’elle vive.
Mais son visage est parti dans la boue, avec ses mains. Avalée.
Mais son visage est parti dans la boue, avec ses mains. Avalée.
Épuisée.
Je me souviens de ses mains.
Je les trouvais trop vielles pour elle.
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J’observe à nouveau cette image.
En entier.
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Et je suis attiré par ses yeux, pas son regard, par l’expression de son visage.
J’observe son regard. Intensément. J’essaye de percevoir ou de sentir – de ressentir – ce qu’elle vivait alors. Mes souvenirs aussi reviennent, ceux que je viens d’écrire.
Je cherche dans l’image, dans un reflet. Précisément. Dans ses yeux. Là où ils brillent.
Je zoom sur les reflets que j’aperçois dans chacune de ses prunelles. Je cherche le fond dans la forme : je zoom, zoOM, ZOOM. Ce n’est bientôt plus un visage, ce n’est plus un regard, ce n’est plus un œil, ni même une prunelle. Ce n’est plus un signe, à peine peut-on encore appeler ces tâches des “détails”. Ce sont deux taches lumineuses sur fond noir. Celle de l’œil gauche, celle de l’œil droit.
Alors je me souviens de la foule médiatique, de ce que mon regard d’enfant – certainement fasciné par celle qui aujourd’hui fait l’objet d’un culte 2 – n’avait pas remarqué. Dans ces reflets, déformées par la courbure de l’oeil, il y a Franck Fournier, qui a pris cette photo. Et il y a les caméras3. L’œil du monde. C’est par lui que j’observais Almaira. Mise en abîme, sans fond et sans forme où je pourrais croire un instant que l’enfant que j’étais est aussi dans ces reflets…
Almaira fait figure, j’aimerais dire qu’elle est l’indice iconique de cet événement. Cette photo (et l’ensemble des images associées à cette situation) indiquent et réfèrent immédiatement à cette coulée de boue de novembre 1985 et aux émotions associées en tant que spectateur. Cela renvoie plus particulièrement je crois, à notre impuissance face aux catastrophes. Et cela nous l’avons tous en commun : personne n’est à l’abri (des catastrophes).4
- Texte extrait de Sainte Omaira“, de Christine Renaudat, publié le 03 novembre 2005 dans l’Express. [↩]
- “Vingt ans plus tard, Omaira Sanchez fait l’objet d’un culte. Chaque week-end, dans la commune dévastée aux allures d’énorme terrain vague, hérissée de milliers de tombes, des bus venus de tout le pays déversent des groupes de visiteurs. Les touristes admirent l’immense croix érigée, en 1986, pour la visite du pape Jean-Paul II. Et se recueillent, les yeux clos, devant le monument dédié à la petite «sainte» d’Armero. Celle-ci guérirait les malades, dit-on. A côté de sa sépulture, un «miraculé» a même construit un autel, recouvert par des centaines d’ex-voto”. Op. Cit. [↩]
- Des vidéos montrent les images diffusées alors par les médias. [↩]
- L’objectif premier de ce billet était de traiter du rôle des médias dans les catastrophes, suite à ce qui se produit en ce moment par rapport au Pakistan. C’est resté en filigrane. Peut-être que cela se joue aussi, de manière encore obscure pour moi, dans ces reflets et dans cette disparition ? Une piste autre peut être, indiquée dans la thématique générale d’une exposition où cette photo était accrochée. [↩]
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