Tableaux d’une métamorphose
Le scribe et son théâtre est composé de sept textes dûment datés, donc, si l’on s’en tient à la chronologie, écrits entre 1976 et 2023, et on peut les lire en effet chacun isolément, et même se satisfaire d’en suivre le chemin d’écriture : disons des poèmes d’innocence aux poèmes d’expérience. Mais ce serait naïf de penser que Marie Étienne a réuni un florilège et que le sous-titre, Brève rétrospective, ferait allusion à une quelconque rétrospective de son œuvre.
Marie Étienne | Le scribe et son théâtre. Brève rétrospective. Tarabuste, 120 p., 13 €
Mieux vaut peser les quelques Notes, à la fin du livre, et observer les dates figurant sous les titres des textes. Il ressort que la chronologie, loin d’être univoque, se chevauche, se recoupe, se recouvre, de même qu’une vie n’évolue pas (toujours) par ruptures mais (souvent) par emboîtements. Le livre, beaucoup plus complexe et tendu qu’une compilation, est bien d’un seul tenant, pensé et construit comme une sorte d’anamnèse, un « retour amont ». Non pas une écriture en évolution : un être en évolutions. Dans ces scènes de la vie antérieure, sous le signe du théâtre, si le passé éclaté en fragments éclaire le présent, il apparaît tout aussi bien que le présent explique le chemin. Finis coronat opus, la fin justifie le travail – quarante-sept ans : long est ce travail.
Loin d’être la rétrospective d’une œuvre, c’est la rétrospective en sept tableaux d’une métamorphose, transmutation d’un esprit par la tribulation, « l’exercice » au sens pascalien : par la douleur.
Nina-La-Mouette l’a bien compris après être passée par les Sept Cercles des Sept Douleurs (La mise à mort)
Sept tableaux, emboîtés, comme sont emboîtées les dates, comme sont imbriqués les actes d’une pièce : un tout, plus énigmatique qu’hermétique, chacun des textes posant l’énigme différemment. Il faut se confier aux jalons que Marie Étienne sème au long, discrets, mais phosphorescents, en gardant à l’esprit qu’un texte qui ne pose pas d’énigmes, ou même seulement de difficultés, n’a que le statut de journal ou de publicité.
L’œuvre de Marie Étienne, est à son image, réservée, silencieuse, intérieure, dirigée et solidement structurée. Sa manière est de tenir un chemin entre une poésie narrative et le brasier d’énigmes (les « énigmes en feu » de Nelly Sachs) :
cracher
par les cheveux
le grand feu
de sa tête (Cavale)
Narration, il se peut, mais toujours de biais, et fermée de l’intérieur par des pas de côté, des ellipses, de la dérision et de l’autodérision (couche-toi / disaient-ils / mes amis / accepte de / te perdre / dans le commun / le tout venant / dans la vulgarité / c’est après tout / un lieu de promenade). En se fiant à cette ligne que garde Marie Étienne, entre Goethe (« Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers » [1]) et le célèbre « Un récit ? Non pas de récit, plus jamais » de Blanchot (dans La folie du jour), on peut tenter de mettre au clair quelques-uns des enjeux du livre. Dans la crainte, en analysant ici ce langage si particulier que sont des poèmes, et particulier à chaque poète, de tomber aussi bien dans l’incompréhension que dans l’intrusion. Il est probable qu’on n’évitera aucune des deux. « Ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J’ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivé », Goethe encore, à Eckermann, le 25 janvier 1830, dans leurs Conversations.
Le premier ensemble, Pierre et Sommeil (1976), reprend dix poèmes parus en revue : très bref choix, donc, parmi des poèmes d’apprentissage – mais choisis peut-être pas seulement pour leur beauté. Trois mots les encadrent. « Réconciliation », d’abord, comme titre aux six premiers poèmes. « Modification », en tête du septième. Enfin, le mot « Métamorphose » conclut Pierre et Sommeil, ouvre sur le livre, et peut-être même sur sa raison d’être : de la réconciliation, qui est le lent travail de tout être pour d’abord se situer dans le monde, puis se comprendre et s’accepter, jusqu’à la métamorphose, celle que l’esprit peut accomplir dans l’espace d’une vie – ici une vie choisie en écriture :
La muette s’entrouvre
et multiplie sa gorge
Le deuxième texte, sous le titre, repris de Marie de France, L’amour est plaie au noir du corps (1983-2013), cerne brièvement la rencontre, ses incertitudes et ses éblouissements, quand le monde revient à la chaleur de l’origine :
la tâche les larmes
sont in
nombrables
on a la permission
d’en rire
pour l’heure
marchant
ils ont
la conviction
d’être un
instant
du monde
ou ses âmes dansantes
Avec Cavale, la danse se fait « exercice »… et question : « Persister / à aimer ? » La question elle aussi est un « exercice ». Cavale (1981-2023) est un écho, nous avertissent les Notes, à La Longe, paru à La Petite Sirène en 1981 – on méditera donc sur la deuxième date, 2023. Longe rompue, Cavale se présente comme une ligne (des lignes) de conduite, et des lignes de fuite, annoncées par le titre, la cavale, à la fois cheval-femme et évasion, dérobade. De la cavalcade vitale dans la fièvre de l’âge mûr (s’en aller / s’en aller / vers les / missions / qui se / confondent) à la conquête à l’arraché du plus nécessaire :
Produire le chant
pas
l’infamie
Le quatrième texte, Présences, publié aux éditions Rencontre en 2016, a été écrit, toujours selon les Notes, pour accompagner une exposition de dessins : il questionne l’embroussaillement des lignes du peintre Michel Mousseau.
Présences […] pleines
de traits
qui se bousculent
Est-il inséré à ce moment du livre comme une entrée dans le présent, ses nœuds et ses épines, une conjuration de l’absence, une introduction aux labyrinthes du texte suivant, Élégie pour un Roi défunt ?
personnes
ou personnages
on ne sait pas vraiment,
leurs présences
sont réduites
débarrassées des corps
qui cachent les
pensées
au fond
de leur
boutique
Car Élégie pour un roi défunt (2022-2023) est le texte central du livre, le plus long, peut-être son point de départ, de part et d’autre duquel s’est composé Le scribe et son théâtre. Il se présente comme un rêve – mais qui rêve et devant qui ? – « un rêve ouvert sur l’infini de son déchiffrement » (Marie Étienne dans Le rêve infinitif). Un rêve de théâtre, puisque le théâtre est le rêve du metteur en scène, rêvant avec des acteurs devant des spectateurs. Un rêve où tout tangue, où les espaces sortent les uns des autres, se modifient en fondu-enchaîné, comme les personnages :
On l’avait prévenu
« Personnages et personnes se confondent
ce qui revient à dire que ce théâtre-là
est un monde de doubles
et même un monde d’ombres doubles… »
C’est à la fois une mise en garde à l’entrée du labyrinthe et une allusion au monologue de l’Ombre double du Soulier de Satin, qui élève devant la lune le cri du couple séparé. Et quand le rêve s’éloigne et s’efface, restent les trois personnages-clés, le scribe, l’analyste (deux rôles pour un même acteur), et enfin le roi, absence et présence qu’on guette, le défunt du titre, et le héros de la pièce. Celui qu’on attend, celui qui fait défaut, et qui revient fantôme pour assigner le scribe-analyste à l’écriture.
Il n’a plus qu’à rester sur le banc
devant sa page blanche
et se mettre à écrire
Le texte suivant, La mise à mort (hiver 2017-été 2023), acte le définitif :
Ceux qui s’éprennent du Roi désert n’ont d’autre choix que d’en mourir, ou d’en devenir fou
car l’amour est un don sans pitié
En reprenant le titre d’un roman d’Aragon, à multiples jeux de miroir et dont un des thèmes est le meurtre par Antoine du personnage d’Alfred, La mise à mort échange des signes avec la mise en scène par Antoine Vitez (à Chaillot, en 1984) de La mouette, pièce elle aussi aussi de mise(s) à mort. On n’a pas oublié non plus que Vitez a mis en scène Le soulier de satin à Avignon en 1987.
Marie Étienne a été longuement la collaboratrice d’Antoine Vitez, de 1976 à 1988, en l’accompagnant du Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’à Chaillot. Vitez est un « personnage et une personne » trop flamboyants pour n’être pas brasier formateur à la fois et destructeur. On peut lire La mise à mort en ignorant l’élément biographique sans que cela ôte à la puissance de ce texte initiatique, quasi résolutif de la brève rétrospective :
la souffrance est passée du visage au papier
Texte complexe sous son apparente lisibilité soulignée par sa forme de narration en prose, La mise à mort n’est que doubles-fonds et jeux de miroir. C’est une scène de théâtre dans le théâtre : l’auteur (scribe ou analyste) assiste à une répétition de La mouette. Ce pourrait être la mise au point (au net) sur une scène fondatrice et un acte de rupture, un arrêt sur image juste avant le crime sans qu’on puisse dès lors savoir qui va tuer ou qui sera tué.
Le septième texte, Conversations (hiver 2022), a le statut de la « Septième vague », selon l’expression russe, la plus haute, celle qui emporte tout.
Il doit bien y avoir des manières de raconter l’outrance du drame mais sans hausser le ton…
Conversations avec l’Ami, avec l’absent, avec l’absence, ces onze poèmes dédiés À Paul Louis, où il faut arriver à dire sans blesser ou se blesser, composent un chant qui s’élève sans accompagnement. Un chant saisissant comme les cloches qui se mettent à sonner à la fin du Cantus à la mémoire de Benjamin Britten d’Arvo Pärt. Si on a tenté ici de déplier le tout soigneusement assemblé qu’est Le scribe et son théâtre, le mettre à plat, « en prose comme on met en bière », disait Valéry, c’est qu’au fil des relectures on entrevoyait que la Brève rétrospective, avec ses raisons, ses déraisons, sa logique et ses ruptures, est une montée, une anabase, vers les onze poèmes des Conversations. Onze poèmes sans épanchements, dans la violence de leur délicatesse, glacés, coupants, simplicissimes, d’une si courageuse, d’une si profonde humanité qu’elle fait penser à cette parole du Tao : « Connais le masculin, adhère au féminin ». Et aussi à Emily Dickinson, dans une lettre à Thomas Higginson : « quand ça me fait si froid que je pense ne jamais pouvoir me réchauffer, je sais que c’est de la poésie ».
[1] Dans Conversations avec Goethe, d’Eckermann. Goethe ajoute : « Elles [Les affinités électives] ne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte ».
Marie Etienne et le peintre-poète Jean-Philippe Delhomme seront présents sur la scène de la Maison de la Poésie le lundi 17 juin prochain pour une lecture croisée et commentée à l’occasion de la parution de leur dernier livre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire