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Umberto Eco, Construire l’ennemi : un chef-d’œuvre d’érudition et de comique
Umberto Eco, Construire l’ennemi : un chef-d’œuvre d’érudition et de comique
Fait-on assez attention à Umberto Eco ? Ces essais sont parus en mars 2014, on leur a prêté une attention courtoise, quelques notules par ci par là et « au suivant ! ». On trouve maintenant le livre d’occasion, au tiers de son prix. Eco, ouais, un universitaire qui a eu son heure de succès avec Le Nom de la Rose, et qui a ensuite monnayé ce succès dans d’autres ouvrages moins mémorables. Penseurs, n’écrivez jamais de romans, ils vous causeraient du tort. Si Montaigne avait écrit La Farce du Moi, roman comique sur les démêlés de quelqu’un avec lui-même, lesEssais auraient sans doute été beaucoup moins lus et commentés.
Le premier des « écrits occasionnels » que voilà, celui qui donne son titre au recueil mérite d’être lu par chaque Français qui pense avoir une opinion politique. Il démontre l’aberration inévitable qui conduit l’être à s’inventer un ennemi et à l’abaisser au point que sa destruction devient le but suprême.
La démonstration est un chef-d’œuvre d’érudition et de comique. Autrefois, l’ennemi n’était pas seulement méprisable : il était physiquement repoussant et même, fétide. Au XVe siècle, Felix Fabri écrivait ainsi que « Les Sarrasins souffrent d’une odeur horrible. » Au XVIIIe, l’Encyclopaedia Britannica – qui s’est depuis amendée – assurait que « les nègres sont étrangers à tout sentiment de compassion » et sont affreusement laids. Au XXe, un certain Bérillon, lui, raconte au début de la Première Guerre mondiale, que les Allemands produisent plus de merde que les Français, et d’odeur plus désagréable. L’inventaire est instructif : dansL’homme criminel, le célèbre Cesare Lombroso écrit que le Gitan pue. Outre toutes ses tares traditionnelles, proprement recensées, le Juif, qui ne saurait manquer au tableau des ennemis, avait pour Wagner le grave défaut de mal parler l’allemand. Il en avait d’autres, que les XIXe et XXe siècles se firent un devoir de recenser abondamment, comme on sait : ils étaient les ennemis de la société. Se souvient-on de la scène de 1984 où George Orwell décrit l’apparition apocalyptique d’un certain d’Emmanuel Goldstein sur le télécran ?
Eco a la grâce de ne pas étendre plus avant le panorama de la sottise. Mais nous tenons à sa disposition quelques déclarations éloquentes des Républicains lors de l’élection et de la réélection de Barack Obama aux États-Unis et des avanies que déversent quotidiennement en France les médias de droite et de gauche sur leurs évidents adversaires, non, pardon ennemis. Ils sont laids, bêtes et ridicules. Ainsi, pour une approximative moitié de sa population, la France est, n’a été, et ne sera gouvernée au gré des élections que par des pitres, des avortons et des débiles échappés d’institutions hospitalières.
Quel est la cause de cette infortune ? La nécessité de construire l’ennemi. C’est ainsi que le pays entretient une paranoïa autodestructrice, les problèmes n’étant, comme en conviendra le dernier des trisomiques, ni de droite ni de gauche, ni même du milieu.
Saluons bien bas Umberto Eco. Ce texte mériterait d’être lu en public, non à l’intention des hommes politiques, mais de leurs électeurs.
Le deuxième essai, qui porte le titre Absolu et relatif, et dont Eco convient plaisamment qu’il est « terroriste », m’a fait regretter que Roland Barthes ne soit plus des nôtres. Il porte sur le rapport entre le langage et la réalité, sujet que Barthes effleura souvent dans son œuvre, et où Eco témoigne d’une maîtrise sans doute négligée de mainte sommité. Il est ainsi enseigné universellement que l’eau bout à 100°, vérité considérée comme absolue en tout lieu : c’est un exemple du vrai. Mais on « oublie » souvent de rappeler qu’à 1500 mètres d’altitude, elle bout à 95 ° et, en profondeur, à plus de 100° proportionnellement. Il est moins coûteux de faire une infusion en avion qu’en sous-marin… Ce qui illustre le fait que le relatif participe intrinsèquement à l’absolu dans au moins un principe : celui de la température d’ébullition de l’eau. Si le relatif s’insinue dans les lois de la physique, que dire de son importance dans l’appréciation de l’immatériel. De nos jours, rappelle Eco, Saint Thomas serait défini par l’Église comme hérétique, parce qu’il jugeait que l’embryon n’avait qu’une âme sensitive, donc incomplète, et qu’il ne participerait pas à la résurrection des corps. Il reprend d’ailleurs ce thème dans un autre « écrit occasionnel ». Ce que disait le saint était alors « vrai ». Mais que peut-on jamais dire de vrai sur l’âme » ?... L’absolu exclut donc le vrai.
Eco ne parle-t-il jamais de littérature ? Que si : le même recueil offre l’un des textes les plus pénétrants jamais écrits sur Victor Hugo et particulièrement Quatre-vingt treize et L’Homme qui rit. Lit-on encore Hugo ? Le géant est semble-t-il tombé sous les flèches de littérateurs tels qu’André Vide et Jean Coqueteau, l’un déplorant que Hugo fût le plus grand poète français et l’autre, que ce fût un fou qui se prenait pour Victor Hugo. Honte à moi : je croyais avoir lu le second de ces ouvrages. Mais comment avais-je pu oublier ces mots de Josiane à l’histrion Gwynplaine, qu’Eco cite avec délectation : « Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur ! Être altesse, comme c’est fade ! Je suis auguste, rien de plus fatigant. Déchoir repose. Je suis si saturée de respect que j’ai besoin de mépris. »
Hugo, écrivain érotique ? On se prend à rêver qu’Eric Rohmer, par exemple, eût mis en scèneL’Homme qui rit.
Le relire donc et lire Eco, voilà un programme pour les quatre saisons.
Gerald Messadié
Umberto Eco, Construire l’ennemi, et autres écrits occasionnels, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, mars 2014, 301 p., 19 €
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