dimanche 7 juillet 2024

Ismaïl Kadaré / Pasternak et Staline au téléphone

 


Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone

Boris Pasternak près de Peredelkino (1958) © D.R.


Pasternak et Staline 

au téléphone

par Jean-Paul Champseix
19 janvier 2022
7 mn

La conversation téléphonique qui eut lieu en 1934 entre Staline et Boris Pasternak n’a cessé de hanter Ismaïl Kadaré, qui lui aussi a connu un régime totalitaire, celui qu’a dirigé Enver Hoxha en Albanie. La responsabilité de l’écrivain face au tyran est une préoccupation permanente pour l’écrivain albanais. Déjà auteur d’une œuvre abondante, il se livre dans Disputes au sommet à une véritable enquête linguistique et psychologique en décortiquant avec minutie les treize versions connues de cet épisode. 
Ismaïl Kadaré, Disputes au sommet. Trad. de l’albanais par Tedi Papavrami. Fayard, 213 p., 19 € 
Selon la version du KGB, le 23 juin 1934 à Moscou, Staline téléphona à Boris Pasternak : « Il y a peu de temps a été arrêté le poète Mandelstam. Que pouvez-vous en dire, camarade Pasternak ? » Celui-ci répondit : « Je le connais peu, c’est un akméiste [mouvement littéraire anti-symboliste], tandis que j’appartiens à un autre courant. Je ne peux donc rien dire sur Mandelstam ». Staline raccrocha après avoir déclaré : « Et moi, je peux vous dire que vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak ». On peut deviner dans quel état se trouva l’écrivain à l’issue de cette conversation qui ne dura pas trois minutes. Afin de dénigrer l’auteur, dans ce pays habituellement si secret, la conversation fut d’emblée révélée. 
En 1958, Ismaïl Kadaré, jeune poète, fut envoyé à Moscou, à l’Institut Gorki, afin d’apprendre le métier d’écrivain au service du Parti. S’il s’ennuya fort pendant les cours, il apprécia beaucoup « Moscou la douce ». La vie était plus libre et plus anonyme que dans la petite capitale albanaise, Tirana ; mais il dut partir prématurément, en 1960, à cause de la rupture politique entre Enver Hoxha et Khrouchtchev. Il eut le temps cependant d’assister à la campagne contre Pasternak, lauréat 1958 du prix Nobel, en particulier pour Le docteur Jivago. Cette récompense était considérée comme foncièrement bourgeoise et décernée en fait par les Américains. L’écrivain russe, ignoblement insulté – « grande invective planétaire », dit Kadaré –, fut prévenu que, s’il allait chercher son prix à Stockholm, il ne serait pas autorisé à rentrer dans son pays. Il déclina donc cette récompense et mourut deux ans plus tard. 
Le retour de Kadaré en Albanie fut si dur qu’il songea à demander l’asile politique à l’URSS, lors d’un voyage en Finlande en 1962, à l’occasion du Festival mondial de la jeunesse. Un rêve récurrent va alors hanter son sommeil : il cherche à se rendre à l’Institut Gorki mais les obstacles se dressent pour l’en empêcher. Il voit même des panneaux dans les manifestations portant des slogans contre lui. S’impose alors la nécessité d’écrire sur cette période de sa vie pour calmer cette hantise et retrouver quelque chose de Moscou. Le roman restera en gestation plus de dix ans. Aux cheveux blonds et aux yeux bleus des jeunes filles de Moscou se superpose l’image de Pasternak, sorte de frère en littérature.

Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone
Ismaïl Kadaré © John Foley/Opale/Leemage/Éditions Fayard

Kadaré fait paraître en 1976 Le crépuscule des dieux de la steppe (traduit par Jusuf Vrioni, Fayard, 1988), dont la première partie de Disputes au sommet nous fournit la genèse. Kadaré profita de la rupture avec l’Union soviétique qui eut lieu en 1961 pour critiquer âprement le réalisme socialiste. Pour ce faire, l’Institut Gorki est transformé en Enfer de Dante avec, à chaque étage, un péché littéraire spécifique. La censure laissa passer l’ouvrage qui critiquait le pays du « révisionnisme ». C’était oublier que les principes littéraires étaient strictement les mêmes en Albanie car, comme le précise l’écrivain : « À vrai dire, s’agissant de similitudes, bien des choses se ressemblaient, pour ne pas dire tout ».Dans ce roman, Kadaré ose aussi évoquer avec sympathie Boris Pasternak, pourtant honni en Albanie. « L’agent de la bourgeoisie internationale » est décrit en train de bêcher le jardin de sa datcha : « Avec sa casquette toute simple, ses bottes et sa forte mâchoire, il avait plutôt l’air d’un vice-président de kolkhoze ». Il ironise également sur la campagne orchestrée contre Pasternak, qui affirme que toute la population, y compris « les chasseurs de baleines », est indignée par Le docteur Jivago, que personne n’a lu… Il tourne même l’affaire en plaisanterie. L’étudiant Kadaré endormi, après les scènes d’ivresse de ses coreligionnaires, croit entendre le plus affecté appeler : « Docteur, docteur, soulagez-moi ! Je me sens très mal… Ah ! docteur Jivago, docteur Jivago… salaud… ».

L’année 1934 est décisive. Mandelstam est arrêté car il a composé une épigramme contre Staline, intitulée « Le montagnard du Kremlin », qu’il a imprudemment lue à quelques amis dont Pasternak. Deux mois après, se déroule à Moscou le premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques qui va imposer le réalisme socialiste. Pasternak, qui n’est pas en odeur de sainteté, intervient courageusement en proclamant : « Ne sacrifiez pas votre personnalité à votre situation. Trop grand est le risque de devenir un bureaucrate de la littérature ». Alors pourquoi n’a-t-il pas osé défendre Mandelstam ? Kadaré, en explorant les diverses versions de l’échange téléphonique, essaie de comprendre ce qui s’est produit. Et d’abord, pourquoi Staline a-t-il téléphoné et qu’attendait-il ? Le fait de traiter Pasternak de « mauvais camarade » peut surprendre. « Staline se désole-t-il du sort de Mandelstam, enfermé et menotté à la prison de la Loubianka ? », se demande ironiquement Kadaré.

Il ne fait pas de doute que Pasternak est pris de court et légitimement effrayé, d’autant qu’il ignore si Staline sait ou non que Mandelstam lui a lu son poème. Kadaré lui-même a vécu une situation semblable et reconnaît n’avoir guère été plus brillant. Il reçut, en 1964, un coup de téléphone d’Enver Hoxha qui le félicita pour son poème « À quoi songent les montagnes ? ». L’écrivain se souvient qu’il n’a su répondre que trois fois « merci », étonnant fort ses collègues écrivains dont l’un d’eux lui dit : « Depuis quand es-tu devenu si aimable ?»Dans une autre version, racontée par une écrivaine, Pasternak, arrivant chez des amis après le coup de téléphone, est bouleversé. Il s’en veut de s’être conduit « lâchement » et d’avoir, à propos de Mandelstam, répondu ainsi à la question « Que devons-nous en faire ? » : « Vous le savez mieux que moi, camarade Staline ». Et le maître du Kremlin de répliquer : « Lorsqu’il arrivait malheur à nos amis, nous savions nous battre mieux que ça pour eux ». La volonté de culpabiliser l’écrivain est plus nette que dans la première version… Staline est-il en attente d’un motif de clémence ? Ne voudrait-il pas paraître « tel qu’on le décrivait : impitoyable » ?

Disputes au sommet, d'Ismaïl Kadaré : Staline et Pasternak au téléphone

Dans d’autres versions, Pasternak fait diversion en proposant à Staline de parler d’histoire, de poésie, de la vie, de la mort. Il affirme qu’il n’est pas du tout ami de Mandelstam, dont il se sent « différent ». Et lorsque Staline lui demande si le poète est « un maître », il répond : « Cela n’est pas très important ». L’amante du poète affirme que Pasternak, à la question : « Qu’est-ce qui se dit du côté de tes cercles littéraires ? », aurait répondu : « Des cercles littéraires il n’y en a pas, donc nul ne dit rien. Car tous ont peur ». Anna Akhmatova, la célèbre poétesse, elle aussi persécutée, confie que Staline chercha à savoir si Pasternak connaissait l’épigramme. Pasternak répondit, de la même façon, que cela n’était guère important… De son côté, Staline le traite de « grand falsificateur », se plaint de n’avoir pas été contacté par l’écrivain et déplore le manque de solidarité de Pasternak. Celui-ci aurait tenté, pour se rattraper, de rappeler immédiatement Staline après que celui-ci eut raccroché. Mais la ligne n’était que provisoire, lui dit-on…


Ainsi, Kadaré aime à s’adonner à la pensée conjecturale, l’un des traits de son art romanesque. Le poème est-il si central qu’il le paraît ? Y a-t-il autre chose, des intentions cachées, quelques secrets peut-être ? Presque tous les livres de l’écrivain albanais sont des enquêtes, sous vive tension, avec une éternelle imprécision des faits et l’impossibilité radicale de se fier aux témoignages. Aussi profite-t-il de l’examen de toutes ces versions pour évoquer ses thèmes de prédilection. Ainsi, concernant le rapport entre politique et littérature, Kadaré observe que Lénine fut toujours impressionné, voire inhibé, par Gorki, en dépit du jugement venimeux que l’écrivain porta sur lui lorsqu’il le vit à Londres : « Un certain Oulianov, enflé tel un chapon et à la voix éraillée ». Cependant, sans le détruire frontalement, le pouvoir est capable de dégrader un écrivain de plusieurs manières. Cholokhov, le grand auteur du Don paisible (1928), fut statufié par le pouvoir, alors que le poète albanais Lagush Poradeci, que Kadaré apprécie hautement, fut considéré après la guerre comme fou et se trouva circonvenu à tel point qu’on le croyait mort. Pouchkine lui-même, relégué puis rentré en grâce, eut l’honneur d’écrire sous la surveillance de Nicolas Ier en personne ! Cependant, une des supériorités de l’artiste vient du fait qu’une mauvaise réputation ne détruit pas une œuvre, et qu’elle peut même rendre l’auteur plus fascinant. 

Émerge aussi un thème éminemment kadaréen : la roue de la fortune stalinienne est imprévisible. Après sa « lâcheté », apparemment condamnée par le maître du Kremlin, Pasternak se voit proposer un bel appartement, puis un an plus tard une datcha… Cependant, l’écrivain n’est-il pas davantage un « tyran » dont l’œuvre défie le temps que l’homme de pouvoir méprisable qu’un simple « coup de dague » élimine ? Kadaré a une pensée émue pour la petite prostituée de Zurich qui a peut-être transmis la syphilis à Lénine, « gnome craintif, ordinaire, balbutiant ». Staline est évidemment rapproché de Macbeth, et Pasternak de Hamlet (il a d’ailleurs traduit la pièce à la demande de Meyerhold). Kadaré n’oublie pas d’évoquer la maîtresse de Pasternak, Olga Ivinskaïa, qui fut incarcérée deux fois, pour punir l’écrivain en 1949 (enceinte, elle perd son enfant dans un camp) puis après la mort de Pasternak, en 1960. 

L’identification de Kadaré à Pasternak peut s’entendre. En 1973, l’écrivain albanais dut subir une dure campagne orchestrée contre lui, avec réunions dans les usines et les coopératives, à cause de son roman L’hiver de la grande solitude, qui racontait la rupture albano-soviétique (traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Fayard, 1999). Comme Pasternak, Kadaré se vit constamment reprocher d’esquiver les règles du réalisme socialiste et de se complaire dans le passé, ignorant volontairement « l’esprit de parti ». Leur statut ambigu – le tyran les protégeait malgré tout – prêtait à d’inévitables controverses. Pasternak dut se demander toute sa vie si une réponse courageuse aurait changé quelque chose au sort de Mandelstam qui fut relégué puis, de retour à Moscou, arrêté de nouveau. Envoyé en Sibérie, Mandelstam mourut pendant le transfert en 1938. 

Dans ce tourbillon méditatif foisonnant, écrit sous forme de versets, et qui donne le vertige, Kadaré affirme sa solidarité avec Pasternak. Il rappelle la phrase périlleuse que prononce Lida, la femme qui aime l’étudiant Kadaré à Moscou, dans Le crépuscule des dieux de la steppe : « Hier, la radio n’a pas cessé de parler d’un écrivain qui a trahi et j’ai pensé à toi ». Au moment de la sortie du roman, en 1976, Kadaré était sur la liste honnie, en Albanie, des nobélisables.

 ***

Jean-Paul Champseix a consacré un ouvrage à l’œuvre d’Ismaïl Kadaré. Il a également rendu compte de Matinées au café Rostand.





samedi 6 juillet 2024

Ismaïl Kadaré / Le café Rostand, cœur de village

 



Le café Rostand, cœur de village

par Jean-Paul Champseix
11 avril 2017

 

Le café Rostand qui se trouve sur la place du même nom, en face du Jardin du Luxembourg, est l’endroit où Kadaré écrit depuis des années. Sous le titre, Matinées au café Rostand, l’écrivain nous livre ses réflexions à brûle-pourpoint sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Cet ouvrage permet ainsi aux lecteurs de se faire une idée de la personnalité de l’auteur qui n’a jamais beaucoup aimé parler de lui-même 

 

Ismaïl Kadaré, Matinées au café Rostand. Trad. de l’albanais par Artan Kotro et Tedi Papavrami, Fayard, 392 p., 20 €

 

Kadaré, lycéen, avait rédigé un poème sur Paris. Le directeur de la publication lui avait fait comprendre que le texte était publiable à la condition qu’il formât un diptyque avec un poème sur… Moscou. « Un fil invisible » reliera ces deux villes dans la destinée de l’écrivain qui pensait bien, tout de même, qu’il ne verrait jamais la première. Et pourtant, en 1971, Kadaré arpentera les lieux dont il avait rêvé, et dans un brouillard bureaucratique digne de celui qui règne dans certaines de ses œuvres comme Le Palais des Rêves. En effet, il ignore pourquoi le régime albanais l’a laissé sortir et, à Paris, personne ne l’attend puisqu’Albin Michel ne veut pas publier la suite de son œuvre… Dans l’esprit de Kadaré, c’est une étrange « non-invitation » qui lui a ouvert les portes de Paris. D’autres invitations, plus tangibles celles- là, n’aboutiront pas comme lorsque l’écrivain ne peut venir recevoir la légion d’honneur qu’un responsable albanais confond avec un grade dans la Légion étrangère !

 

Ismaël Kadaré, Matinées au café Rostand, Fayard
Ismaël Kadaré © John Foley

 

Plus tard, installé à Paris, sa présence au café Rostand lui fait vivre une guerre picrocholine entre les clients « intellos » et les nouveaux « chefs » de l’établissement qui voudraient s’en défaire, reprochant aux premiers de s’incruster sans guère consommer. Autour du Rostand, maisons d’édition et célébrités se côtoient mais l’Albanie n’est jamais loin. Une rencontre avec Costa-Gavras lui rappelle que la paix entre son pays et la Grèce n’a pas été encore signée et que la légende de Constantin et Doruntine, si importante dans son œuvre, était chantée par la mère du cinéaste pour l’endormir. Quant à Patrick Modiano, qu’il croise au Luxembourg, Kadaré considère que leur réserve mutuelle les conduira à se retrouver au café en… 2036.
À propos de cafés, justement, l’écrivain évoque une entreprise hasardeuse qui lui valut ses premiers ennuis avec la censure en 1962. À la suite de l’« enseignement » du métier d’écrivain réaliste socialiste, dispensé à l’Institut Gorki de Moscou, il est en proie à des doutes quant à sa vocation. Il s’efforce alors d’écrire, en quelques mois, un roman qui a pour thème la jeunesse désœuvrée d’une ville de province albanaise. Le roman n’est pas publiable mais Kadaré, revenu à Tirana après la rupture albano-soviétique, va en extraire une quarantaine de pages qui figureront dans une revue sous le titre imprudent de Jours de beuverie. Le texte est alors condamné : « C’était la première fois que je tombais sous le coup d’une interdiction, ce qui ne m’empêchait nullement d’en saisir la terrible portée », déclare l’écrivain.
Les cafés ne portent pas forcément chance. Ainsi celui de Gjirokastër, ville natale de l’artiste, dans lequel Kadaré, élève de troisième, entre pour la première fois avec ses amis à qui il offre un verre de cognac albanais pour fêter ses premiers honoraires de poète. Malheureusement, les pères sont présents et s’interrogent sur la nature de ces agapes et l’origine des fonds. Plus tard, à Tirana, Kadaré, flanqué d’un ami, essaiera de pénétrer dans le café de l’hôtel Dajti réservé aux étrangers et bien pourvu en mouchards des services secrets. Ils détaleront vite… Quant à Moscou, en 1958, les cafés sont rares et l’on y boit du thé.

 

Kadaré effectue un rapprochement entre la vie intense des cafés parisiens, berlinois ou viennois des années 1920-1930 et la volonté de Staline, peut-être conseillé par Maxime Gorki, de fonder un village d’écrivains, entouré de bouleaux, non loin de Moscou. Ce sera Peredelkino, entre vie de bohème et surveillance policière. À Tirana, dès 1945, les cafés se raréfient : « Dans la stérilité de cette nouvelle atmosphère, savoir que les femmes ou les jeunes filles de la capitale non seulement s’installaient librement dans les cafés de Tirana, mais se permettaient même d’y commander un cognac, avait toute chance de constituer pour le dictateur une information aussi alarmante qu’un débarquement des forces de l’Otan ». Pourtant, dans cet ouvrage, Kadaré évoque les femmes écrivains et s’interroge sur le rôle de Mme Homère dans l’œuvre de son illustre époux ! Il portraiture également des figures qui l’ont impressionné : un poète en déshérence, Fred Rreshpja qui connaît des déboires, aussi bien sous le régime communiste que sous le capitalisme sauvage, et le baron Groult, grand seigneur de style « Old England », étonnamment « tombé amoureux d’un pays aussi inconnu que malfamé, qui, hormis des soucis, ne rapporte rien d’autre », l’Albanie.

 

Ismaël Kadaré, Matinées au café Rostand, Fayard

L’écrivain s’interroge aussi sur les allées et venues de son pays entre Orient et Occident, ainsi que sur le voisinage difficile avec certains responsables serbes qui mettent en cause son européanité. Il ne manque pas d’évoquer, dans les déboires historiques de son pays, un fait trop mal connu qui condamne un peu plus le régime albanais totalitaire. Alors que le dictateur, Enver Hoxha, était mort et que le pays s’enfonçait dans la misère, un miracle eût pu se produire. L’Allemagne de l’Ouest, en effet, propose en 1985 une aide substantielle dans laquelle Kadaré voit « une répétition générale » de la réunification des deux Allemagnes. Franz Josef Strauss, le Bavarois, s’attache à l’Albanie et expose des projets précis et réalistes. « Tout semble conçu par quelque agent divin. L’Albanie serait le premier pays à être remorqué par l‘Occident […] Tout lui est favorable. Hormis ceci : le politburo de ce pays. » L’écrivain analyse alors le lamentable procès-verbal de cette institution et constate qu’un de ses membres suggère que l’Allemagne doit avoir « un souci » qu’elle tenterait d’effacer en se servant de l’Albanie ! Un autre affirme que l’obtention d’une telle aide (peut-être un milliard de dollars) « finira par se savoir »… Le pouvoir albanais ne donne donc pas suite et, quelques années plus tard, la rage de fuir et les destructions dans ce pays exsangue feront les gros titres des journaux de la presse internationale. 
Dans les dernières pages du livre, un autre procès-verbal, daté de septembre 1982, recueille les « aveux » de Llambi Ziçishti, ministre de la Santé, ancien partisan et chirurgien, qui sera fusillé l’année suivante. Il met gravement en cause Kadaré qu’il associe au pseudo complot du « groupe subversif » de Mehmet Shehu. Cet ancien Premier ministre, assassiné ou contraint au suicide, avait recruté l’écrivain, déclare-t-il, afin « d’attenter à la ligne du Parti » et produire une littérature hostile au réalisme socialiste. On peut s’interroger sur les intentions qui présidaient à la rédaction d’un tel document. Ce n’est donc pas un hasard si Kadaré consacre un long passage à Macbeth, œuvre qui n’a jamais cessé de le fasciner. Il se souvient de son enfance et de la déception qu’il ressentit en comparant la pièce de Shakespeare au roman de Gorki, La Mère, personnage dont la bonté n’était même pas « un masque recouvrant des abominations soigneusement dissimulées ». Toutefois, le communisme saura réactiver la tragédie, en modifiant parfois le scénario. Ainsi, Duncan-Mao fera assassiner Macbeth-Lin Biao. Dans son café parisien, Kadaré parvient, un jour, à localiser « le cœur du diamant » dans le vers qu’il médite longuement. Des coups sont frappés à la porte de Duncan poignardé, et Macbeth s’écrit « Frappe, éveille Duncan ! Ah, si tu le pouvais ! ». Il s’agit de la manifestation du remords, qui n’est pas à la portée de tous.


EN ATTENDANT NADEAU



 

vendredi 5 juillet 2024

Ismail Kadaré / Une plume contre des bunkers


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Ismail Kadaré
Une plume contre des bunkers

5 juillet 2024
10 mn

Ismaïl Kadaré vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Né en 1936, il est l’auteur d’une œuvre considérable aussi insolite qu’inespérée. Il a vécu toute son existence en Albanie, pays qui subissait une des dictatures les plus dures de la planète, sous la férule ultra stalinienne d’Enver Hoxha. Il ne demanda l’asile politique à la France qu’en 1990, au moment où le régime était aux abois, l’écrivain craignant légitimement pour sa vie.

Kadaré se fit connaître, encore adolescent, par ses poèmes, ce qui lui valut d’être envoyé à l’Institut Gorki de Moscou, en 1958, pour apprendre à devenir un écrivain réaliste socialiste. Il n’apprécia guère cet enseignement qui fut interrompu, deux ans plus tard, par la rupture entre l’Albanie et l’Union soviétique. Un de ses tout premiers romans changea son destin : Le général de l’armée morte (1963). Si cet ouvrage n’eut guère de succès en Albanie, il fut accueilli chaleureusement en France (1970) car il séduisit et surprit. Le roman raconte la venue en Albanie d’un militaire et d’un prêtre italiens dont la mission est de recueillir les dépouilles des soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. L’aspect moderne et funèbre du texte déjouait les attentes. En effet, l’action se situe dans une Albanie étonnamment étirée, boueuse, continuellement hivernale. Les deux personnages, dont on sait peu de chose, ne sont pas regardés comme des ennemis capitalistes, ils sont des individus mal à l’aise dans leurs fonctions. Peu de choses sont dites sur le régime communiste contemporain. Quant à la guerre, elle est vue sans héroïsme à travers le journal intime retrouvé d’un soldat italien qui, à la chute de Mussolini, s’est réfugié dans une famille de paysans albanais respectant les lois traditionnelles de l’hospitalité. À certains moments, rêves et climat onirique nimbent le texte.

La France, à l’époque, était considérée comme un pays hautement culturel. Enver Hoxha lui-même avait enseigné brièvement au Lycée français de Korça, dans le sud du pays, où il avait été élève. Ainsi, la critique enthousiaste des lecteurs français attestait de la valeur de l’œuvre. Comme le succès ne se démentira pas au fil des ouvrages, Kadaré va devenir l’écrivain national sans pour autant être l’écrivain officiel. Il est paradoxal, dans un pays ultra nationaliste comme l’était l’Albanie, que ce soit un pays étranger qui ait adoubé le grand écrivain. On peut imaginer la jalousie que Kadaré va susciter dans le petit monde littéraire – qu’il qualifiera de « mer salée » – et le soupçon récurrent de vouloir plaire à la bourgeoisie occidentale. Les plus malveillants affirmeront même que le succès en France fut artificiellement provoqué, Kadaré étant un espion à la solde de Paris. Si l’accusation prête à rire aujourd’hui, il n’en allait pas de même à l’époque.

Le succès de l’écrivain et les difficultés qu’il va rencontrer toute sa vie viennent du fait qu’il demeure imperméable aux dogmes du réalisme socialiste. Dans ses œuvres, le réel est peu lisible, les faits difficiles à établir, la tristesse est de mise avec l’hiver pour corollaire, les héros exemplaires sont absents, les fins sont malheureuses et la haine est absente. Le temps est souvent cyclique, en opposition avec « la marche de l’Histoire », et le pouvoir est considéré comme une manifestation du Mal. On devine que l’optimisme et « l’avenir radieux » ne sont guère au rendez-vous 

La culture de Kadaré – qui l’a immunisé – plonge ses racines dans des univers littéraires qui l’ont fasciné et qu’il n’était pas loin de considérer comme sacrés. Dans son panthéon, se trouvent Eschyle, Homère, Shakespeare, Dante, Cervantès, Gogol ainsi que Kafka qu’il put lire lors de son séjour à Moscou. Les légendes albanaises, que le régime communiste souhaitait éradiquer en tant que « survivances archaïques et superstitieuses », furent également fondamentales pour lui car il les tenait pour les réceptacles d’une grande sagesse. Il s’est inspiré de la légende de l’Emmurée du château de Rozafat pour son roman Le pont aux trois arches (1978), et celle de Constantin et Doruntine structure Qui a ramené Doruntine ? (1980).

On comprend pourquoi son second roman important, Le monstre (1965), ne passera pas le barrage de la censure. L’écrivain fusionnait, dans un temps cyclique, deux époques : la guerre de Troie et un siège imaginaire de Tirana à l’époque contemporaine, le fameux cheval étant remplacé par un vieux fourgon semblant abandonné, avec, à l’intérieur, un certain Ulysse K. Il est vrai que ce fourgon incarnait la terreur politique… Kadaré sera entamé par cette interdiction car il considère que ses « cellules d’avant-garde », dans son cerveau, « sont peut-être mortes dans le choc ». Il se fera plus classique mais une prise de conscience commence : « Que c’est la littérature qui m’a conduit vers la liberté, et non pas l’inverse, voilà qui n’a jamais fait le moindre doute à mes yeux. J’ai connu la littérature avant, bien avant de connaître la liberté ».

Kadaré va alors pratiquer l’évitement en se réfugiant dans le passé, ce qui lui est évidemment reproché, Il reconnaît avoir eu peur, pour la première fois, lors de la « Révolutionnarisation » (1967), imitée de la Révolution culturelle chinoise, qui accélère la collectivisation, cherche à éradiquer les traditions et fait de la religion un crime contre l’État. L’écrivain donnera Les tambours de la pluie (1970), roman de la résistance – quelque peu désespérée – contre les forces ottomanes, au Moyen Âge, qui semblent implacables. Il publie également Chronique de la ville de pierre (1970) qui évoque son enfance dans la très belle ville de Gjirokastër, riche de hautes maisons fortifiées, dans laquelle il est né, tout comme Enver Hoxha. En égrenant ses souvenirs, il ne se prive pas de décrire les us et coutumes traditionnels que le régime souhaite éliminer. 

Kadaré devenant célèbre, le pouvoir lui suggère qu’il conviendrait d’écrire enfin sur la période moderne. L’écrivain tarde à s’exécuter, puis entreprend l’ouvrage qui nourrira une polémique éternelle : L’hiver de la grande solitude, dont l’essentiel est rédigé en 1971 et 1972. À cette époque, l’Albanie semble s’apaiser après les turbulences de la « Révolutionnarisation », et les liens avec Pékin se distendent. L’espoir d’un revirement en direction de l’Europe – un peu à la manière de la Yougoslavie de Tito – est-il possible ? Kadaré y croit. 

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 L’œuvre de Kadaré porte l’histoire de son pays mais, heureusement, elle la dépasse par l’univers littéraire fort et poétique qu’elle déploie.

Il va donner un ouvrage complexe, qui n’est ni un roman réaliste socialiste ni une œuvre de cour. Il choisit pour thème rien de moins que la rupture entre l’Union soviétique et l’Albanie, avec pour personnage principal Enver Hoxha qui, à la Conférence des 81 partis communistes de Moscou, attaqua frontalement Khrouchtchev, provoquant un grand scandale (1960). Le roman est étonnamment réaliste dans sa description de la société albanaise : triste, peu épanouie, sujette à des conflits de générations, bourgeoise à sa manière avec sa nomenklatura, délatrice et policière. Kadaré va jusqu’à brosser le portrait de deux militants, l’un ancien policier sadique, l’autre rêvant d’exterminer « les écrivains », c’est-à-dire tous ceux qui pensent. Il profite également du schisme pour critiquer le système soviétique dont l’Albanie était la copie ! En contrepartie, Hoxha est décrit comme un intellectuel romantique, assumant le combat éternel de la petite nation contre l’Empire. Lisant Eschyle, méprisant le monde grossier de l’Est, il s’interroge, d’une manière quelque peu désabusée, sur l’avenir du communisme. Kadaré écrivit plus tard : « Dans la servitude, j’étais en train d’écrire un roman libre. Un livre triste comme un requiem. Contre la dictature. Tout y était vrai, hormis le portrait du dictateur ». Le projet téméraire était d’apposer « un masque correcteur » sur le visage du dictateur pour l’inciter à changer… Il ajoute : « J’avais l’impression que c’était ce qu’Eschyle avait fait avec Zeus » dans ses pièces sur Prométhée. En effet, au terme du cycle qui lui est consacré, Prométhée scelle un pacte avec Zeus apaisé. 

Las ! Le fiasco du stratagème est total. Le roman paraît au moment où le régime se durcit et va inaugurer une série de purges contre les intellectuels, les militaires, les responsables économiques. Le livre est l’objet d’une campagne de dénonciation, y compris au sein des usines. Le Parti communiste et la police secrète exigent un châtiment. La femme de Hoxha, qui déteste Kadaré, a bien compris que l’écrivain prêtait au personnage Hoxha « des spéculations philosophiques et des phrases à double sens ». Au moment où le couperet va tomber, Enver Hoxha arrête la machine bureaucratique. Kadaré comprend que son portrait a plu au tyran, et que le roman va fonctionner comme « un talisman » qui le protégera. Toutefois, beaucoup d’opposants au régime ne pardonneront jamais cet ouvrage à l’écrivain qui se demandera lui-même « si tout cela n’avait pas été le seul fruit de mon imagination » et qu’il ne convenait pas de justifier « quelque chose que je n’aurais pas dû faire ». Revenu de ses illusions sur le pouvoir de la littérature, il écrira en 1991 : « Aider à ce que la dictature se débarrasse ne serait-ce que d’une partie du mal qui l’habite est une entreprise démesurée ».

On pourrait juger Kadaré duplice si la suite ne montrait pas qu’il allait entrer dans une véritable dissidence littéraire à mesure que le régime allait se fossiliser. Un poème, « Les pachas rouges » (1975), qui attaque la bureaucratie, lui vaut une relégation en province de quelques mois. La niche de la honte (1978) évoque Ali pacha de Tépélène, qui chercha à s’émanciper de la Sublime Porte, au XIXe siècle, tout en se livrant à de multiples exactions. Le parallèle avec Enver Hoxha qui rompit avec l’URSS mais maintint un régime tyrannique, se dégage aisément. Le pseudo Empire ottoman envisage, en représailles, une destruction des traditions qui rappelle les méfaits de la « Révolutionnarisation ». Les têtes coupées, exposées dans les niches des murailles du palais du sultan, font allusion aux purges. Le pont aux trois arches (1978) revalorise un passé médiéval que l’on cherche à effacer. Kadaré parlera de sa volonté de « restaurer l’icône ». Le crépuscule des dieux de la steppe (1978) ironise sur les dogmes du réalisme socialiste qui correspondent chacun à l’un des cercles de l’Enfer, à la manière de Dante. Concert à la fin de l’hiver (1981) – roman qui sera primé puis interdit ! – moque Mao, trafiquant de drogue, et sa politique mortifère. Dans Le palais des rêves (1981), qui constitue peut-être le sommet de son œuvre, Kadaré imagine, toujours dans un pseudo Empire ottoman, une police des songes qui cherche à percer les complots dans les inconscients des rebelles qui s’ignorent. Dès le début du roman, la grand-place, supposée être à Istanbul, ressemble terriblement à celle de Tirana. L’écrivain est allé trop loin; les allusions et « les doubles sens » sont trop évidents. En 1982, lors du Plenum des Écrivains et des Artistes, Kadaré est publiquement qualifié d’« ennemi » par le dauphin d’Enver Hoxha, Ramiz Alia, dont le discours est reproduit dans la presse. Kadaré, dans un mélange « d’hébétude » et de « révolte sourde », s’attend au pire. Le lendemain, un ordre du Comité central met un terme à toutes les attaques…

Kadaré se retrouve donc, dans un régime totalitaire, considéré comme un ennemi mais toléré par le tyran. Lucide et perplexe, il déclarera à la télévision en 1998 : « Enver Hoxha m’a sauvé d’Enver Hoxha »L’écrivain ne comprend pas pourquoi il bénéficia – et lui seul – d’un statut privilégié alors qu’il n’avait aucun lien avec le dictateur, qu’il ne rencontra qu’une fois en tête à tête pour évoquer la rupture avec Moscou. Certes, Staline protégea Boris Pasternak que la police politique voulait supprimer, Hitler fit de même avec Ernst Jünger qui, pourtant, avait des amis dans le groupe des comploteurs qui avait attenté à sa vie. Les tyrans aiment jouer avec leur privilège. Hoxha, qui se voulait artiste, était sans doute fier d’avoir, sous son règne, un écrivain de stature internationale qu’il se plaisait à sauver de l’appareil policier. Précisons toutefois que, dans les années 1980, il était impossible de se procurer un ouvrage de Kadaré dans les librairies, aussi bien en albanais que dans une langue étrangère. Les ouvrages s’arrachaient dès leur parution et n’étaient pas réédités. 

Ismaïl Kadare
Musée d’Enver Hoxha, aujourd’hui appelé la pyramide de Tirana (Albanie, 1996) © CC BY 2.5/Brosen/WikiCommons

Après la mort de Hoxha, en 1985, est édifié à Tirana un immense mausolée en forme de pyramide. Kadaré donne alors un roman, situé dans l’Égypte antique, et qui raconte que l’édifice que fait bâtir Chéops n’est pas destiné à sa vénération post mortem mais à user l’énergie de son peuple (La pyramide, refusé en 1988, publié en 1990).

En 1990, Kadaré demande l’asile politique à la France. Son départ accélère, sans doute, l’effondrement du régime. Il refuse de répondre aux sollicitations de Ramiz Alia qui s’est rendu à Paris, et, lorsque le régime devient démocratique, il ne souhaite pas devenir le Václav Havel de l’Albanie. Dans son esprit, littérature et politique ne se mêlent pas. Cela ne l’empêche pas de s’exprimer sur l’actualité, en particulier lors de la guerre du Kosovo.    

Il poursuit son œuvre entre Paris et Tirana. Dans Spiritus (1996), une rumeur affirme que la police secrète est capable de faire avouer l’âme des morts. Des micros, en effet, avaient été cousus au revers des manteaux des personnes suspectées par le régime, sous la houlette d’un Enver Hoxha devenu dément et aveugle. Avec Froides fleurs d’avril (2000), Kadaré utilise un conte qui narre l’histoire d’une jeune femme mariée à une créature, serpent le jour et homme la nuit. Dans ce récit, l’écrivain dénonce, dans le chaos du pays, les faux maris mais vrais souteneurs qui feignent d’épouser des jeunes filles pour les prostituer. Le dîner de trop (2008), sur un mode plaisant, énumère les avanies que la petite Albanie, au carrefour des empires, a subies. L’entravée (2009) réactive le mythe d’Orphée, une jeune fille en relégation envoyant une amie séduire l’homme qu’elle aime. Dans l’un de ses derniers textes, La poupée (2013), Kadaré évoque sa mère, à la psychologie si particulière, et qui joua un rôle dans sa vocation d’écrivain.

Les contempteurs de Kadaré ne manquèrent jamais de signaler qu’il écrivit des poèmes qui allaient dans le sens du régime. Les écrivains albanais appelaient cette littérature conforme « le tribut ». Il était impossible, au sein d’un tel régime, dans lequel n’existait aucune dissidence politique, d’y échapper. Kadaré, lorsqu’il devint célèbre, se retrouva « nommé » député en 1970, titre honorifique puisque le parlement n’avait aucun rôle politique à jouer, tout le pouvoir étant dans les mains du Bureau politique. En 1982, il perdit évidemment ce titre. En 1972, à l’âge tardif de trente-six ans, il est invité à adhérer au Parti communiste. Lors de la chute du régime, beaucoup d’adversaires de l’écrivain espéraient découvrir des pièces compromettantes dans les dossiers de la police et du Parti qui démontreraient la collusion de l’écrivain avec le régime. Rien ne fut trouvé. Kadaré était d’ailleurs de ceux qui avaient, d’emblée, demandé l’ouverture de tous les dossiers.  

Kadaré eut la chance d’avoir pour traducteur Jusuf Vrioni, membre d’une famille beylicale, qui, après avoir fait ses études à Paris, au lycée Janson-de-Sailly et à HEC, eut la mauvaise idée de retourner en Albanie. Il fut condamné, en 1947, à douze ans de prison et de travaux forcés. À sa libération, il fut chargé de traduire les œuvres proliférantes d’Enver Hoxha, et, pour son plaisir, commença à traduire Kadaré. En outre, les éditions Fayard soutinrent toujours l’écrivain, et les œuvres complètes, fort bien préfacées par Éric Faye, furent éditées dans les deux langues. 

Kadaré, dans ce pays fermé qui, idéologiquement, ne fléchit jamais – il y eut encore une purge et une aggravation de la collectivisation en 1982 –, offrit à ses lecteurs un horizon d’attente fait de subversion et de modernité. On trouve même dans les archives des lettres de retraités de la police secrète qui, au lieu de jouer aux échecs, se réunissaient pour relever les travers idéologiques et autres « doubles sens » dans les ouvrages !

Pendant que Hoxha, dans une folie obsidionale, couvrait son pays de 170 000 bunkers, Kadaré s’efforçait de faire connaître son petit pays, interdit d’accès, sans enjoliver les traditions comme dans Avril brisé (1978), qui raconte l’histoire d’un jeune homme en vendetta. L’œuvre de Kadaré porte l’histoire de son pays mais, heureusement, elle la dépasse par l’univers littéraire fort et poétique qu’elle déploie. Pourtant, il ne cacha jamais son insatisfaction : « Qu’il s’agît d’une œuvre gravement abimée, c’était évident. Elle avait été principalement déformée par la pression de la tyrannie ». S’il obtint de nombreux prix (Cino-del-Duca, International Booker, Princesse des Asturies, Foire internationale de Jérusalem, International Neustadt), il fut longtemps sur la liste des nobélisables sans obtenir jamais la récompense suprême. Son statut, difficile à concevoir, en est certainement la cause. Le Nobel a donc raté Kadaré qui déclara, en 2016, à propos de son métier d’écrivain : « Je ne dis pas que je l’ai bien fait mais j’ose dire qu’il m’a fait mal. »

 EN ATTENDANT NADEAU





jeudi 4 juillet 2024

Une odyssée spatiale à orbite basse

Samantha Harvey Orbital : Une journée, seize aurores
L’astronaute Stephen K. Robinson, maintenu au bras Canadarm2 de la Station Spatiale Internationale © CC0/WikiCommons


 

Une odyssée spatiale 

à orbite basse

par Steven Sampson
4 juillet 2024

Orbital, cinquième roman de Samantha Harvey, nous embarque dans la station spatiale, une auberge espagnole interplanétaire où des astronautes de tous bords – russe, japonais, italien, américain, britannique – profitent de l’accélération temporelle pour ralentir leurs perceptions, trouvant dans la légèreté non gravitationnelle l’occasion de prendre du recul, d’avoir enfin les pieds sur terre. On comprend pourquoi la romancière anglaise a été comparée à Virginia Woolf. 
Samantha Harvey | Orbital. Une journée, seize aurores. Trad. de l’anglais par Claro. Flammarion, 224 p., 22 €

On songe à Rocket Man (Elton John), à Space Oddity (David Bowie) ou à Walking on the Moon (The Police) : des chansons vertigineuses qui transportent l’auditeur vers des cieux vaporeux, où les langues terriennes n’ont plus cours. Ou encore à des films tels que 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick) ou Interstellar (Chistopher Nolan), des spectacles visuels et auditifs à la fois claustrophobes et infinis. Comment se fait-il que, depuis H.G. Wells, ce sont les Anglais – même Kubrick a vécu quarante ans en Angleterre, où il a créé 2001 – qui ont le mieux imaginé des traversées fictives de l’espace ? Les Américains, focalisés sur la conquête réelle, sont-ils passés à côté de la poésie cosmique ? Est-ce de perdre son empire qui aide à élaborer des royaumes fantasmatiques ?

Orbital, justement, représente l’extension du domaine anglophone dans l’espace, c’est-à-dire dans un petit îlot au milieu de l’immensité extraterrestre. Mais l’intérêt du roman ne réside pas dans les échanges entre les membres d’une équipe hétéroclite, il est à trouver dans la prose de leur créatrice : tels les six personnages principaux des Vagues, les six astronautes coincés dans la promiscuité de l’installation divaguent librement dans la pensée, une fois délivrés de leurs tâches quotidiennes. 

« Quotidien » : l’adjectif est-il pertinent dans cet environnement éthéré ? Au début de l’histoire, on est un mardi matin à quatre heures quinze, il y aura seize orbites au cours des vingt-quatre heures dans ce texte rempli de chiffres, comme pour souligner l’arbitraire de la mathématique. On commence par entrer dans la tête d’un cosmonaute russe, Roman, lorsqu’il s’extirpe de son sac de couchage et « nage » vers le hublot. C’est son quatre cent trente-quatrième jour dans l’espace, un total cumulé sur trois missions différentes. Une mission de neuf mois comporte environ cinq cent quarante heures d’exercices matinaux et cinq cents réunions avec les équipes au sol. En plus de quatre mille trois cent vingt levers de soleil et quatre mille trois cent vingt couchers de soleil. Tout cela étalé sur trente-six mardis, dont celui d’Orbital. Comment ne pas penser à la profusion des chiffres dans l’Ancien Testament, notamment dans le Livre des Nombres, dont le nom en hébreu, Bemidbar, signifie « dans le désert » ? L’espace est désertique, on est plus près de l’ambiance de la Bible que de celle, aquatique, du roman de Virginia Woolf, bien que les astronautes se déplacent en « nageant ». En hébreu, les mots « désert » (Bemidbar) et « parler » (Deber) ont une racine commune : le titre du quatrième livre de la Bible se lit aussi comme « Dans le Lieu de la Parole ». Samantha Harvey place la parole au-delà de l’atmosphère. En regardant par le hublot, Roman se projette dans l’avenir ; il s’imagine quelques mois plus tard, chez lui à Moscou, toujours en train d’observer par la fenêtre, pour contempler la même lune qu’il voit depuis le hublot, mais qui aura alors le caractère d’un souvenir touristique.Quant à Shaun, seul Américain à bord, il se remémore une leçon au lycée sur Les Ménines : le professeur expliquait qu’il s’agissait d’une mise en abyme, d’une peinture dans une peinture, du fait que Vélasquez se mettait dans le tableau. Quel serait le véritable sujet de l’image ? On ne voit qu’une pièce dans laquelle sont introduites quelques personnes ainsi qu’un miroir ; Vélasquez a-t-il réalisé une représentation du néant ? Orbital serait-il investi d’une mission semblable ? Comme Beckett, Samantha Harvey communie avec le néant, localisé à quelques centaines de kilomètres au-dessus de la Terre.

Lorsqu’on traduit un livre ayant atteint les sommets, il faut un traducteur à la hauteur ; ici, le texte français reste terre à terre. Claro, « passeur » de littérature américaine et considéré comme l’un de ses meilleurs traducteurs hexagonaux, est célèbre pour l’impressionnante quantité de sa production : chaque année, il traduit des milliers des pages, tout en publiant son propre roman, en s’occupant de son blog et en se dépensant en tant qu’éditeur et chroniqueur. Trop, c’est trop ! Surmené, il a fini par intégrer l’idéologie de l’impérialisme yankee dont il est l’idiot utile : à tout prix, la mécanique et l’efficacité !

Samantha Harvey est anglaise, outre-Manche la communication se passe à un autre niveau, e décalage entre elle et ses confrères outre-Atlantique ressemble à celui entre Tony Blair et George W. Bush, ou entre BoJo et Donald Trump : même lorsqu’ils sont bêtes, les Anglais sont linguistiquement plus subtils. La faiblesse de cette traduction saute aux yeux dès la première phrase du chapitre « Orbite 1 » : Harvey évoque des pensées et des mythologies qui « convene » ; le verbe nous interpelle, le lecteur doué d’une oreille fine entend une note perçante, absente dans la traduction tricolore : « se rejoignent ». À la fin de ce paragraphe, quand la romancière évoque le « raw space » (« l’espace nu » pour Claro, qu’on aurait traduit par « brut » ou « cru »), elle le compare à une panthère ; une panthère « rêvée » de manière transitive par les astronautes : « they dream it stalking through their quarters », tandis que le « Clavier Cannibale » – pour reprendre le nom du blog du traducteur – mortifie la phrase : « ils rêvent qu’elle rôde dans leur habitacle ». En anglais, la magie se cachait dans cette transitivité inattendue. À la page suivante, c’est une faute de sens frappante : « un » mardi devient « le premier » mardi à bord pour Roman, alors qu’il participe à cette mission depuis quatre-vingt-huit jours. Et ainsi de suite…Le cannibale ferait mieux de renoncer à sa poursuite d’auteurs britanniques pour rester dans sa chasse gardée américaine, peuplée d’écrivains virils. Feu Bernard Hœpffner, Claro ne l’est pas. 

Qu’importe, même mal traduit, Orbital vaut l’escale.