« Un livre délirant » :
entretien avec
Emily St. John Mandel
par Steven Sampson13 septembre 2023
8 mn
Emily St. John Mandel vient de publier son sixième roman, La mer de la tranquillité, l’histoire d’un voyageur du temps qui traverse plusieurs siècles. C’est aussi une œuvre d’autofiction, à travers le personnage d’Olive Llewellyn, romancière du vingt-deuxième siècle qui entreprend un tour promotionnel pour son bestseller, comme l’a fait St. John Mandel pour son roman Station Eleven. EaN a pu s’entretenir avec l’autrice canadienne lors de son passage à Paris.
Emily St. John Mandel | La mer de la tranquillité. Trad. de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé. Rivages, 304 p., 22 €
Votre livre est complexe, construit autour de quatre ou cinq intrigues.
En effet, c’est difficile à résumer, en gros c’est l’histoire d’un détective, un voyageur du temps qui habite une colonie lunaire en l’année 2401 et qu’on rencontre en 1912, la première période couverte par le roman. Il est venu enquêter sur une « anomalie », c’est-à-dire une situation dans laquelle divers rapports temps/espaces s’affrontent et se corrigent. Certains de ses collègues dans l’année 2401 croient que l’anomalie prouve qu’on vit dans une simulation. C’est un livre étrange qui reflète les circonstances de sa création, en mars 2020 à New York (le début du confinement), une période folle. À n’importe quel autre moment, je n’aurais peut-être pas formé un tel projet.
En quoi le confinement à New York a-t-il influencé l’histoire ?
En mars 2020, tout était bizarre, j’étais à la maison avec ma fille de quatre ans, je l’ai enlevée de l’école, tout était intense, l’effort de garder une petite enfant en sécurité pendant une pandémie dont on savait si peu, on ignorait si elle était dangereuse pour les enfants, quels étaient les modes de transmission, et puis il y avait cette ambiance de mort. Aux mois de mars et d’avril, New York était affreux, j’ai décidé que ce serait bon pour ma santé mentale de commencer un nouveau roman même si je venais de publier L’hôtel de verre, sorti en mars 2020, parce que commencer un livre permet de rentrer dans un monde privé que tu peux contrôler absolument, contrairement à la vie pendant la pandémie. Sinon, je n’aurais probablement pas écrit ce livre délirant.
La mer de la tranquillité raconte une pandémie, tout comme Station Eleven. C’est incroyable que vous ayez pu anticiper ainsi les événements de 2020.
Je n’ai rien anticipé : quand tu fais des recherches, il devient clair assez rapidement qu’il y aura toujours une nouvelle pandémie, c’était complètement prévisible. Prévoir l’épidémie, ce n’est pas la même chose que de savoir si on survivra. J’ai été autant prise au dépourvu que n’importe qui. C’est drôle, la pandémie de Station Eleven était presque accessoire par rapport à l’intrigue : mon but était d’écrire sur le monde moderne en évoquant son absence, de dresser le portrait d’un univers post-technologique. Mais il fallait procéder du point A au point B, trouver un moyen d’arriver à cette temporalité, et une pandémie m’est apparue comme une façon horriblement efficace de le faire. En fait, je ne l’ai pas considéré comme un roman post-apocalyptique, ni comme l’histoire d’une pandémie, il s’agissait juste d’un dispositif littéraire. Il n’empêche, j’ai fait beaucoup de recherches sur les pandémies, je les trouvais fascinantes. Puis il y a eu l’irruption du covid, et tout d’un coup je me suis trouvée dans une situation étrange où on m’a présentée comme une sorte d’expert, alors que je ne suis pas épidémiologiste. Qui plus est, Station Eleven raconte l’histoire d’une grippe qui est peu plausible sur le plan scientifique. En tout cas, on me demandait d’écrire des éditoriaux, c’était surréel, et j’avais envie de transmettre tout cela dans La mer de la tranquillité.
Olive Llewellyn, la romancière dans le livre, dit qu’elle n’aime pas l’autofiction.
C’était une blague. En tant que lectrice, je l’ai toujours appréciée : j’admire le travail de Rachel Cusk et d’autres, mais je n’avais jamais songé qu’un jour je le ferais moi-même parce que j’écris de la fiction, pas des mémoires. Auparavant, quand je lisais de l’autofiction, j’étais un peu choquée, je me demandais pourquoi l’écrivain me permettait de lire son journal intime, qui se présente comme personnel et réel.
- Cela dit, le premier jet de La mer de la tranquillité a été la partie autofictionnelle où Olive est en tournée pour la promotion de son roman, je l’ai commencée trois mois avant la pandémie, elle procédait des cent vingt-sept événements auxquels j’avais participé pendant ma propre tournée promotionnelle pour Station Eleven, dans sept pays sur quatorze mois ; 90 % des échanges que j’ai eus étaient fantastiques, ce fut un vrai privilège de pouvoir parler avec des lecteurs, de rencontrer des gens intéressants. Mais si vous faites autant d’événements, il suffit que 1 % des conversations soient déconcertantes, cela fait pas mal d’expériences bizarres. Donc j’ai tenu un journal pour enregistrer à chaud ces échanges, je pensais pouvoir jouer avec l’autofiction comme expérience formelle. En mars 2020, quand j’ai commencé le roman sur le voyageur du temps, j’ai fait passer ces pages à travers le filtre de la science-fiction. Ce fut une bonne leçon pour moi en tant que lectrice : contrairement à Olive, je ne me sentais pas exposée ; beaucoup de ses expériences sont les miennes, mais sa vie est tellement fictive que je ne me suis pas sentie plus exposée par elle que je ne l’avais été par Miranda dans Station Eleven ou par Vincent dans L’hôtel de verre. Ça aide qu’elle vive dans l’année 2203. Et si elle a une enfant de quatre ans comme moi, le mariage est différent.
La lointaine colonie lunaire du roman renvoie-t-elle à votre enfance en Colombie-Britannique ?
Peut-être. Pendant le confinement, je voulais situer l’intrigue sur la Lune pour que ce soit aussi loin que possible de mon appartement : n’importe où sur terre était trop proche. Finalement, je me suis rendu compte que les colonies lunaires étaient des espaces clos avec des limites discrètes, comme les appartements pendant le confinement, donc c’est possible que j’aie fini par réaliser l’opposé de mon intention initiale.
Shakespeare est une présence récurrente chez vous. Ici, Olive Llewellyn le cite dans son roman Marienbad : « Est-ce la fin promise ? »
Un livre est une capsule temporelle, c’est le témoin d’un moment précis, aujourd’hui si j’écrivais Station Eleven, le répertoire du théâtre ambulant serait plus large, mais à l’époque je croyais que ce n’était pas logique que la compagnie monte des pièces modernes ; l’ère post-technologique ressemblait à celle de Shakespeare, où les théâtres étaient illuminés par des bougies. Et quand j’ai fait des recherches, j’ai découvert des parallèles entre l’univers post-grippe de mon roman et l’Angleterre élisabéthaine. À l’époque de Shakespeare, le théâtre consistait souvent en ces petites compagnies ambulantes ; quand la peste gagnait Londres, ce qui arrivait souvent, ces troupes quittaient la ville. Ils jouaient devant un public traumatisé, des gens hantés par la peste, c’est exactement l’ambiance que j’ai essayé d’évoquer dans Station Eleven.
L’épidémie ressurgit dans La mer de la tranquillité : le commandant George Vancouver, lors de son voyage d’exploration de la côte ouest du Canada, voit des Indiens décimés par la variole, puis en 2020 il y a le covid. D’où vient votre intérêt pour les pandémies ?
Entre septembre 2014 et le début du confinement en mars 2020, j’ai sillonné les États-Unis, pour donner des conférences au sujet de Station Eleven, de l’écriture, et de l’intérêt contemporain pour la fiction post-apocalyptique. La communication s’appuyait sur mes recherches pour le roman. Pour La mer de la tranquillité, j’ai confié la meilleure partie de cette présentation à Olive. En ce qui concerne le voyage du commandant Vancouver, quand vous lisez le récit, il est évident qu’une maladie a détruit toute une civilisation.
Avez-vous été inspirée par d’autres fictions ?
Enfant, je lisais sans cesse de la science-fiction, surtout Isaac Asimov et d’autres classiques. Je m’intéresse au genre noir, donc la figure du détective voyageur était irrésistible pour moi.
Pourriez-vous expliquer le concept de l’anomalie, ainsi que l’articulation entre l’anomalie et la simulation ?
L’anomalie est comme une corruption de fichier, quand un fichier en corrompt un autre, sauf qu’il s’agit de deux instants chronologiques. Quant au rapport entre l’anomalie et la simulation, l’une fournit la preuve de l’autre, l’anomalie sert d’évidence pour la thèse qu’on vit dans une simulation. En fait, les récits traditionnels de voyage dans le temps ne fonctionnent pas : lorsque le voyageur remonte dans l’Histoire pour effectuer un changement, il ouvre la porte à des modifications infinies, il crée une brèche dans l’Histoire. En cherchant à éluder ce problème, j’ai trouvé une seule solution : ajouter une couche supplémentaire de bizarrerie, à savoir l’hypothèse de la simulation. Donc, l’un de mes personnages dans l’année 2401 affirme qu’on ne peut expliquer le voyage dans le temps, on ignore pourquoi l’Histoire se referme sur elle-même pour réparer la brèche ; il en déduit qu’on vit dans une simulation.
Qui a formulé l’idée de la simulation ?
Je crois que c’est Nick Bostrom à l’université d’Oxford. Je l’ai découvert il y a quelques années, il y a des gens brillants capables de défendre de manière convaincante le pour et le contre.
Avez-vous un film préféré à ce sujet ?
Looper, de Rian Johnson. C’est l’histoire d’un jeune assassin, un voyageur du temps, qui se déplace chronologiquement, attend sa victime et la tue. Ensuite, il arrache un sac, rempli de pièces d’argent, du cadavre : c’est sa paie. Il sait qu’un jour il arrachera un sac rempli d’or, ce jour-là il se sera tué lui-même, il aura assassiné son propre avenir. Cela s’appelle boucler la boucle (closing the loop).
Il y a une vidéo, devenue une œuvre d’art, qui capte l’anomalie dans La mer de la tranquillité.
Le point de départ a été une série de courts métrages de Warhol que j’avais vue à Brooklyn. Au premier abord, ils paraissent banals, ce sont de petits aperçus du quotidien. L’un d’entre eux s’appelait « John », il montre un homme en train de faire la vaisselle. J’aimais l’idée qu’un artiste puisse être suffisamment inspiré par une vidéo amateur pour composer de la musique. Dans mon livre, le personnage de Vincent – familier des lecteurs de L’hôtel de verre – portait sa caméra pendant qu’elle traversait une forêt, elle est passée sous un érable où elle a enregistré quelque chose qu’elle ne pouvait comprendre : une explosion d’obscurité, une musique venue de nulle part, une étrange sensation d’être à l’intérieur d’une aérogare, puis tout d’un coup, tout s’est remis en place. Elle a capté cet instant sur la vidéo, plus tard son frère Paul, habitué à voler son travail, s’en est servi comme base d’une nouvelle composition. C’est la seule fois qu’on a pu enregistrer l’anomalie.
La scène dans l’aérogare en 2185 est presque mystique.
Un violoniste joue une composition originale, elle n’a jamais été enregistrée, il l’avait composée pour sa femme défunte, il la joue dans le terminal d’Oklahoma City, et, subitement, plusieurs choses arrivent simultanément : d’abord, Olive Llewellyn, en pleine tournée promotionnelle pour son roman, passe devant l’anomalie et perçoit une explosion d’obscurité ainsi que la sensation bizarre qu’elle se trouve dans une forêt. C’est l’inverse de ce que Vincent avait vu. Cela ne dure qu’une seconde, puis tout se remet en place. Elle décide de transmettre cette expérience dans un roman, c’est pour cela que plus tard il attirera l’attention du détective. Quant à lui, il était présent au même instant dans l’aérogare, il venait de sortir d’un cagibi, il s’approche du violoniste, l’anomalie se passe derrière lui, il ne l’a même pas vue. Enfin, le violoniste et le détective, séparés chronologiquement (sauf à ce moment-là), sont une seule et même personne, .
L’anomalie apparaît combien de fois ?
Elle relie 1912 et 2185, et puis… est-ce seulement ces deux moments-là ? Oui, c’est ça. Lorsqu’on la revoit en 2203, c’est juste dans les écrits d’Olive.
La mer de la tranquillité couvre un vaste laps de temps, à partir de l’Empire romain, mentionné dans le discours d’Olive.
On trouve en ligne des textes écrits par Ammien Marcellin, historien du quatrième siècle, sur une épidémie du deuxième siècle ; aujourd’hui, on croit qu’il s’agissait de l’arrivée de la rougeole à Rome, maladie qui a décimé l’armée, parfois une personne sur trois est morte. J’avais trouvé cela en faisant mes recherches sur la peste pour Station Eleven.EN ATTENDANT NADEAU
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