lundi 30 décembre 2019

mardi 24 décembre 2019

Commissaire à la pipe / Ces envoûtants débuts des romans de Maigret


Commissaire à la pipe
Ces envoûtants débuts des romans de Maigret

Le démarrage d’un Maigret plonge le lecteur dans l’intrigue d’une manière immédiate et d’emblée captivante. Même quand Georges Simenon semble temporiser, il précipite les choses

Nicolas Dufour
Publié samedi 20 juillet 2019 à 14:32
Modifié mardi 6 août 2019 à 20:31

Les romans de Maigret sont des appartements sans vestibule. Alors que nombre d’auteurs traînassent, zigzaguent ou font de l’accroche en flashforward (une scène située dans le futur) avant de rétropédaler pour diluer leur poussif démarrage sur d’interminables pages, Georges Simenon pose son personnage d’emblée, et son intrigue, presque toujours, sans chipoter. Les débuts des Maigret ont une extraordinaire manière de nous accrocher au nouveau défi du gros taiseux – lequel parle encore moins au début de ses investigations que pendant.

Le cas de «L’Affaire Saint-Fiacre»

Prenons l’introduction de L’Affaire Saint-Fiacre, où le commissaire revient dans son village d’enfance. Les premières lignes indiquent qu’il est cinq heures et demie, et que «le premier coup de la messe vient de sonner…». Or les messes vont jouer un rôle central dans l’intrigue: c’est durant l’une d’elles que la comtesse est morte, début de l’enquête.
Il est des cas où l’écrivain s’amuse, crée une diversion aussi ludique que brève. Maigret et son mort commence par une plaisante scène de discussion avec une vieille dingo qui s’imagine empoisonnée par l’ensemble de son entourage.

Le démarrage halluciné de «Félicie est là»

La plongée dans le nouveau roman, le nouvel univers, peut se révéler fort directe, comme dans Maigret chez le coroner, où le Frenchie est lancé sur le banc d’une procédure judiciaire au Texas, dont il restera spectateur jusqu’au bout. Et quand Georges Simenon recourt au flashforward, c’est le démarrage halluciné de Félicie est là, durant lequel le grand policier déambule en campagne avec l’étrange Félicie à ses côtés, se souvient de son enfance, avant de revenir à ses esprits dans le rude cadre d’une reconstitution.
On peut encore penser au roulis du train des premières pages du Port des brumes, quand Maigret regarde Joris, l’amnésique. Ses réflexions sont «les mêmes au début de chaque enquête. Est-ce que celle-ci serait passionnante, banale, écœurante ou tragique?». Et l’on tourne la page, assoiffé.

«Des faits le plus minutieusement reconstitués, il ne se dégageait rien, sinon que la découverte des deux charretiers de Dizy était pour ainsi dire impossible.»
L'amorce de Monsieur Gallet, décédé, le 3e Maigret:
«La toute première prise de contact entre le commissaire Maigret et le mort, avec qui il allait vivre des semaines durant dans la plus déroutante des intimités, eut lieu le 27 juin 1930 en des circonstances à la fois banales, pénibles et inoubliables.»
Le début de Félicie est là, 24e Maigret:
«Ce fut une seconde absolument extraordinaire, car cela ne dura probablement qu'une seconde, comme, assure-t-on, les rêves qui nous paraissent les plus longs. Maigret, des années plus tard, aurait encore pu montrer l'endroit exact où cela s'était produit, la portion de trottoir où il avait les pieds, la pierre de taille sur laquelle se profilait son ombre, il aurait pu, non seulement reconstituer les moindres détails du décor, mais retrouver l'odeur éparse, les vibrations de l'air qui avaient un goût de souvenir d'enfance.
C'était la première fois, cette année-là, qu'il sortait sans pardessus, la première fois qu'il se trouvait à la campagne à dix heures du matin. Sa grosse pipe elle-même avait une saveur de printemps. Il faisait encore frais. Maigret marchait lourdement, les mains dans les poches du pantalon. Félicie marchait à côté de lui, un tout petit peu en avant de lui, obligée de faire deux pas précipités chaque fois qu'il en faisait un.
Ils passaient tous les deux devant une façade neuve, en briques roses. Dans la vitrine on voyait quelques légumes, deux ou trois fromages, des boudins sur un plat de faïence.
Félicie se précipita davantage, tendit le bras, poussa une porte vitrée et c'est alors, sans doute à cause de la sonnerie qui se déclencha, que le phénomène se produisit.
La sonnerie de la boutique n'était pas une sonnerie quelconque. Des tubes en métal léger pendaient derrière la porte et, quand celle-ci s'ouvrait, les tubes s'entrechoquaient, formant carillon, émettant une musique aérienne.
Jadis, quand Maigret était gamin, il y avait dans son village, chez le charcutier qui venait de remettre sa boutique à neuf, un carillon pareil à celui-ci.
Voilà pourquoi la seconde présente resta comme en suspens. Pendant un temps impossible à déterminer, Maigret fut vraiment en dehors de la scène qui se vivait, il la vit comme s'il n'était pas dans la peau de l'épais commissaire que Félicie trainait derrière elle.
A croire que c'était le gamin d'autrefois qui était là, caché quelque part. invisible, et qui regardait avec une forte envie de pouffer.
Voyons! Tout cela était-il sérieux? Que faisait-il, ce monsieur grave, massif, dans un décor qui n'avait pas plus de consistance qu'un jouet, derrière cette Félicie au ridicule chapeau rouge sorti des pages d'un illustré pour enfants?
Une enquête? Il s'occupait d'un assassinat? Il cherchait un coupable? Et cela alors que les petits oiseaux chantaient, que l'herbe était d'un vert innocent, les briques d'un rose de bonbon fondant, qu'il y avait partout des fleurs toutes neuves, que les poireaux eux-mêmes à la devanture avaient l'air de fleurs?»

LE TEMPS




jeudi 19 décembre 2019

Commissaire à la pipe / Paris 1913, les premiers pas de Maigret



Commissaire à la pipe

Paris 1913, les premiers pas de Maigret

A son 30e roman du cycle, Georges Simenon décide de raconter la première enquête du futur commissaire. Tout y est placé
Nicolas Dufour
Publié dimanche 14 juillet 2019

Il a des moustaches, et même des fixe-moustaches pour la nuit: s’il ne les avait pas mis, il devait «redresser les pointes au fer chaud» le matin. Ainsi apparaît Jules Maigret, 22 ans, secrétaire de commissariat, Paris, 15 avril 1913. Dans La Première Enquête de Maigret, écrit en Arizona en septembre 1948, Georges Simenon conte les débuts de son personnage. Emouvants: tant d’indices sont glissés ici, pour mieux comprendre ce taiseux que les amateurs suivent déjà depuis un moment – c’est le 30e roman.
Hormis une allusion au fait qu’il est moins massif que plus tard, et la mention des moustaches, son créateur ne donne guère de détails physiques du jeune Maigret. Madame, avec qui il est marié depuis cinq mois, est d’abord décrite comme une «grosse fille fraîche».

Un drame qui tombe comme une brique

Sa première enquête tombe sur Maigret comme une brique. Un soir, alors qu’il révise ses manuels en rêvant du Quai des orfèvres, un homme affolé débarque au commissariat du quartier Saint-Georges. Ce musicien affirme avoir vu une femme appeler à l’aide depuis une fenêtre, et avoir entendu un coup de feu. Or l’hôtel particulier appartient à des gens de la haute société parisienne que fréquente le commissaire, son patron.
Le problème est là. Son supérieur le met en congé, sous-entendu: enquêtez discrètement. Mais le poids des deux clans concernés, deux familles mal entremêlées, va peser jusqu’au bout. A deux reprises, Jules, tout ambitieux qu’il soit, pense démissionner, froissé par les compromissions sociales: «On lui salissait sa police.»

La future posture du commissaire

Simenon ne le souligne jamais, mais tout Maigret se fabrique là, sa posture ambivalente, ce constant pas de côté qui sera le sien, sur un axe qui va de la loi aux malfrats. Son pragmatisme moral, en somme. L’investigation sur les Gendreau-Balthazar façonne Maigret dans le pire, pour le meilleur. Et puis, l’affaire est étouffée. Il entre au Quai.

Bonus pour nos internautes

■ La note personnelle inaugurale de cette Première enquête de Maigret:
«Trois fois déjà, depuis le commencement de la nuit le jeune secrétaire du commissariat s'était levé pour aller tisonner le poêle, et c'était de ce poêle-là qu'il garderait la nostalgie sa vie durant, c'était le même, ou presque, qu'il retrouverait un jour au Quai des Orfèvres et que plus tard, quand on installerait le chauffage central dans les locaux de la Police Judiciaire, le commissaire divisionnaire Maigret, chef de la Brigade spéciale, obtiendrait de conserver dans son bureau.»
■ Ce qu'il apprend durant son enquête:
«Car il comprenait que ce n'était pas seulement une question d'argent. A partir d'un certain degré de fortune, ce n'est pas l'argent qui compte, mais la puissance.»
■ La conclusion:
«La leçon qu'il reçut ce jour-là, sur un ton paternel, ne figurait pas dans ses manuels de police scientifique.
– Vous comprenez? Faire le moins de dégâts possibles. A quoi cela aurait-il servi?
– A la vérité.
– Quelle vérité?».


La pipe était rivée dans la mâchoire. Il ne la retirait pas parce qu’il était au MajesticCOMMISSAIRE À LA PIPE

COMMISSAIRE À LA PIPE

samedi 14 décembre 2019

0° à 5000 m / Cœurs de glace


Fotoinstallazione - Chronica 1770-2015. N°16 foto carta tradizionale Koreana SHOJI, tecnica a getto d’ inchiostro a 12 colori pigmentati, cm 54x71

0° à 5000 m

Cœurs de glace

LEÏLA VASSEUR-LAMINE
1 MAI 2018 
« Tout ce qui m’est cher,

D’une aile d’effroi
Mon amour le couvre au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ? »
(Paul Verlaine)
Glaciers d’un bleu transparent drapés comme de vieilles saintes dans leurs voiles, morceaux de montagnes célestes comme des reliques d’une autre ère, il règne une atmosphère mystico-tragique sur l’étude de Beba Stoppani. L’étendue gelée, divine sentinelle, d’ordinaire si imposante dans sa démesure, semble frappée d’un mal étrange. Dans ce décor aux reliefs calfeutrés, aux particules de glace disloquées, le temps n’est pas suspendu mais en retrait, conscient et résigné : il demeure, fragile, face à l’adverse et vorace temporalité de l’âge de l’Homme.
Pietas #5, 2016. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Sublimé par le geste artistique, le sujet de fond brûle les consciences : la fonte accélérée des glaciers alpins, et plus particulièrement celle du glacier du Rhône en Suisse. Lui-même berceau du fleuve européen du même nom, qui traverse la Suisse puis le Sud-ouest de la France pour se jeter dans la mer Méditerranée.
Depuis 1856, le glacier s’est délesté de 350 mètres d’épaisseur et recule considérablement. Il perd 5 à 7 m de couche chaque année dénudant le site de son manteau de neiges pétrifiées, sous le regard impuissant des amoureux et habitants de la région. La grotte de glace bleue, creusée dans la glace depuis 1870 et de fait attraction touristique caractéristique, est aujourd’hui recouverte de grandes couvertures blanches réfléchissantes. Un artifice de fortune conçu pour la protéger de la chaleur du soleil et réduire la fonte de 70%.
Pietas #2, 2015. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Ce sont ces mêmes couvertures que l’on retrouve sur les photographies de Beba Stoppani, présentées à la Galerie Spazio Farini 6 à Milan. L’artiste, forte d’un amour inconditionnel pour la nature, source centrale de son inspiration, est prise de désarroi lorsqu’elle se retrouve témoin en 2015, de l’impact de la vague de chaleur de juillet qui atteint des sommets ; les excursions à haute altitude jugées trop dangereuses sont pour cause interdites. Elle pour qui les montagnes sont une passion filiale, transmise depuis son aïeul Antonio Stoppani, grand géologue du XIXème siècle, spécialiste des glaciers et auteur du livre Il bel paese (le beau pays en italien) [1] , en passant par son grand-père Luigi Stoppani chasseur alpin. Ce travail photographique intitulé 0° à 5000 m, cristallise l’absurde mise à mort de cette cryosphère, ces forces telluriques aux couleurs froides cosmiques, diamants monumentaux désormais vestiges minéraux.
Pietas #2, 2015. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

Le glacier avec ses ailes de tissu abattues autour de lui fait penser à un ange déchu. Parmi les différents formats et installations de son étude, l’artiste engagée a nommé ses plus grandes photographies Pietas comme une référence à la Pietà ou « Mater dolorosa », sujet religieux de prédilection de Michel-Ange, représentant le Christ sacrifié dans les bras de sa mère. Seulement ici, c’est la montagne, matrice maternelle, qui se retrouve martyre – prisme naturel des conséquences du réchauffement climatique – de l’indifférence des hommes.
Pietas #4, 2017. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm

Beba Stoppani sur le champ de bataille entre le Ciel et la Terre, comme une enfant en souffrance, recueille les derniers silences du glacier, prodigues d’une sagesse de l’éternité qu’elle immortalise et nous transmet.
Pietas #6, 2016. Pigmented True Black Fine-Art Giclée print on d-bond, wood, 90x120 cm.

[1] Ouvrage de vulgarisation des sciences géologique et géographique de l’Italie paru en 1876, pilier de l’éducation de plusieurs générations d’italiens et hommage à son pays.