jeudi 31 décembre 2020

Paul Nougé / Le poète dynamiteur


Toute sa vie, Paul Nougé refusa l’idée de l’irresponsabilité de l’art.
Ici, le poète belge «pose», à sa façon, dans un Photomaton.

Paul Nougé, le poète dynamiteur


Surréaliste avant l’heure, le fin lettré belge avait épinglé lors d’une conférence, en 1929, le conformisme de ses contemporains en matière de musique. L’occasion pour lui de plaider pour la plus haute forme de cet art 

Samuel Brussell
Publié dimanche 26 juillet 2020 à 15:57
Modifié dimanche 26 juillet 2020 à 15:58


Lors d’une exposition consacrée à Paul Nougé et à son œuvre écrite et photographique, à la fin des années 1990 à Bruxelles, on put lire un article enthousiaste sur le plus secret des poètes belges – qui tenait à le rester –, cet énigmatique et intègre lettré qui invoqua un nouvel humanisme à la faveur de la révolution littéraire qui s’annonçait. «Une œuvre dont la variété et l’étrangeté ne laissent pas d’émerveiller le lecteur d’aujourd’hui», écrivait Antoine Faugères dans Le Lecteur.
Qui est Paul Nougé? Un surréaliste avant l’heure en marge du surréalisme (il rejetait l’écriture automatique et critiquait toutes les formes du modernisme), un artiste qui refusa toute sa vie l’idée de l’irresponsabilité de l’art, un poète inspiré, auteur d’un poignant poème d’amour: Esquisse d’un hymne à Marthe Beauvoisin, un théoricien déverrouilleur de théories…

Joyeux drilles

Paul Nougé faisait partie d’un trio de joyeux drilles, aux côtés de ses compatriotes Marcel Lecomte et Camille Goemans, qui amorcèrent la révolution surréaliste avec la publication de tracts dès 1924, précédant le manifeste surréaliste parisien de 1928 d’André Breton qui, escorté de Louis Aragon et de Paul Eluard, ira à la rencontre des rebelles à Bruxelles. Le tract 19 des Bruxellois s’adressait même au poète de Nadja avec cet avertissement: «Pour garder les distances». Nougé suscitera l’admiration de Breton, de Jean Paulhan et de Francis Ponge, qui le décrira comme «l’une des plus fortes têtes de ce temps». Dans les années 1950, Nougé fut l’auteur de textes qu’interprétera une jeune chanteuse qui faisait ses débuts dans un cabaret de Charleroi: Barbara.

«Implacable nécessité»

Quand il publia Au palais des images les spectres sont rois, le monumental ouvrage rassemblant les œuvres anthumes de Paul Nougé (Allia, 2017), Gérard Berréby déclara, en paraphrasant l’auteur: «Il ne s’agit pas d’un choix, en fait, mais bien d’obéir à une implacable nécessité.» «Il reste aussi le texte que l’on va lire. Tel qu’il est, peut-être est-ce vrai qu’il n’a pas seulement une valeur historique?» écrivait Nougé dans son exergue à La Conférence de Charleroi, prononcée le 20 janvier 1929, deux mois à peine après la publication du premier numéro de La Révolution surréaliste de Breton.
Ce texte a aussi une valeur historique, dans la mesure où Nougé, avec une légèreté à peine teintée d’ironie, traite du goût pour la musique. Le ton est donné dès le début de cette prise de parole, qui va crescendo comme une pièce musicale: «La tradition réclame de moi un commentaire mêlé de louanges des œuvres musicales que vous allez entendre. Je crois bien faire en dérogeant à cette tradition. Je sais qu’en agissant ainsi je me prive de certains avantages.» Et il enchaîne, anticipant quasiment d’un siècle sur nos mœurs contemporaines: «Il est devenu à peu près impossible, à notre époque, de découvrir quelqu’un qui ne mette une sorte de point d’honneur à proclamer son goût pour la musique. Si bien qu’il suffit de dire, pour faire scandale, que l’on tient cette musique en piètre estime.»

Hymne à la grande musique

Paul Nougé est l’un des rares écrivains qui, lorsqu’il s’aventure sur le terrain de la pensée, ne se perd jamais dans la théorie, mais rebondit avec son lecteur dans une vitalité poétique pleine de verdeur. Au fil des pages, cette critique de ce goût très répandu pour la musique, par la musicalité et la fantaisie de sa prose, se transforme en un hymne à la grande musique, par le plus pur effet de contradiction, de provocation. Il n’échappait pas à cette «volonté délibérée d’agir sur le monde».

mardi 29 décembre 2020

Gary Oldman / «Smiley, c'est l'anti-James Bond»

 Benedict Cumberbatch et Gary Oldman mènent l'enquête 
pour débusquer la taupe. La Taupe (c) Studio Canal

Gary Oldman : «Smiley, c'est l'anti-James Bond»

INTERVIEW - Le comédien endosse le costume gris du héros de La Taupe: un maître espion aux allures de simple quidam.

Jusqu'à présent, Gary Oldman, 53 ans, était habitué aux rôles de méchants. Le flic sadique dans Léon? C'est lui. Le comte Dracula dans le film de Coppola? Encore lui. Sans oublier son interprétation du sulfureux bassiste des Sex Pistols Sid Vicious dans leSid and Nancy d'Alex Cox. Depuis quelques années, Oldman inverse la tendance, notamment grâce à Harry Potter ou Batman. Aujourd'hui, il est George Smiley, le héros de La Taupe. En incarnant l'espion tranquille créé par John Le Carré, l'acteur britannique trouve son meilleur rôle, qui lui vaut d'être en lice pour l'oscar le 25 février.

LE FIGARO. - Qu'est-ce qui vous conduit à accepter de tourner La Taupe?

GaryOLDMAN. - Un simple coup de téléphone. Tomas Alfredson voulait que je joue George Smiley et souhaitait me rencontrer. Je connaissais son travail sur Morse. J'avais lu les romans de Le Carré. George Smiley n'était pas un inconnu pour moi. J'ai foncé. Je n'ai appris que bien plus tard que la production avait cherché durant 18 mois l'acteur capable d'interpréter Smiley…

Comment s'est déroulée votre rencontre avec Alfredson?

J'ai immédiatement compris que non seulement Alfredson aurait une vision originale du script, mais qu'en plus c'était quelqu'un de gentil, avec un grand sens de l'humour, vous savez, un peu au-dessous du radar (Rires).

De quelle manière êtes-vous entré dans la peau de l'agent secret George Smiley?

La silhouette originelle de Smiley m'a été inspirée par la photographie de Graham Greene avec son trench-coat, que m'avait fournie Tomas. Pour moi, ce fut comme un indice, un début de piste. En réalité, je ne me suis jamais vraiment aventuré en dehors des descriptions de John Le Carré. George Smiley est à l'exact opposé d'un personnage comme James Bond. Il est si réel, banal. Si vous le rencontriez dans la rue, vous ne le remarqueriez même pas. Je veux dire par là que James Bond est le fantasme masculin. C'est tout cet univers de smoking et de belles robes, de bolides luxueux et de femmes somptueuses. James Bond passe son temps à sauter dans le lit de ses conquêtes. Dans La Taupe, c'est l'inverse. C'est la femme de Smiley qui est de mœurs légères. Quant à la paire de lunettes de Smiley, en fait, elles sont iconiques. Elles sont à George Smiley ce que l'Aston Martin est à James Bond!

Comment avez-vous découvert ces étonnantes lunettes?

Par hasard. Tout a commencé en Californie. Mon œil a été attiré par un panneau d'affichage. J'ai d'abord cru que c'était une photo de Marcello Mastroianni. En m'approchant, j'ai découvert qu'il s'agissait de Colin Firth dans A Single Man! Un an plus tard, dans un aéroport, en feuilletant un magazine, je découvre un magasin de lunettes vintage à Pasadena. Me souvenant de l'affiche de Colin Firth, je note l'adresse. Lorsqu'on me propose le rôle de Smiley et qu'il est précisé qu'il lui faut des lunettes, je téléphone au magasin. J'y vais et je trouve les lunettes! Tout s'est enchaîné comme une histoire d'espionnage. Le plus drôle est que j'ai fini par tourner le film avec Colin Firth! Ce qui m'amuse avec cette paire de lunettes, c'est qu'elle me donne l'air d'être un vieux hibou! Dans le film, Smiley voit tout, entend tout. Il ne prononce pas le moindre son avant la vingtième minute. On se demande alors ce qu'il pense. Le personnage reste mystérieux, menaçant. Il peut même être cruel, très manipulateur.

Avez-vous eu des contacts avec John Le Carré?

Oui. Ce fut une rencontre merveilleuse, drôle et intéressante. J'ai pris le petit déjeuner chez lui à Amstead. Il a eu 80 ans en 2011 et termine son prochain roman. Il m'a raconté plein d'anecdotes, d'histoires d'espions. L'homme m'a paru tout ce qu'il y a de plus vivant! Ce fut un grand honneur de le rencontrer et d'avoir sa bénédiction pour Smiley, surtout quand on passe après Alec Guinness!



LE FIGARO



dimanche 27 décembre 2020

Le monde selon John le Carré

 

John le Carré

Le monde selon John le Carré

DOSSIER - Le maître du roman d'espionnage est surtout un grand écrivain dont les pairs s'accordent à penser qu'il mérite le prix Nobel de littérature. Un Cahier de l'Herne lève le voile sur sa personnalité mystérieuse.

Depuis le succès planétaire de L'espion qui venait du froid, on a catalogué John le Carré comme le «romancier d'espionnage». Au fil des décennies, il est pourtant apparu clairement que les préoccupations de ce gentleman anglais dépassaient de loin la seule littérature de genre. Témoin d'un monde en perpétuelle évolution, ce grand voyageur en a pointé, à travers ses personnages, les dérives, les aberrations. Homme et écrivain complexe, c'est ainsi qu'il apparaît dans le Cahier de l'Herne qui lui est consacré. Son dernier roman, qui clôt le cycle Smiley, donne raison aux nombreux auteurs britanniques qui voient en lui leur maître et un candidat légitime au prix Nobel.

Avec L'Héritage des espions, le maître du roman d'espionnage retrouve son double littéraire, Georges Smiley, et revisite l'affaire de L'espion qui venait du froid. En terrain familier, les lecteurs de John le Carré se réjouissent et applaudissent.

Ce bon vieux Smiley. Il y avait longtemps. Qu'était-il devenu? On n'avait pas eu de ses nouvelles depuis Le Voyageur secret (1990). Quel âge peut-il bien avoir? Cent ans, ou presque. Les héros de roman sont immortels. John le Carré remue de vieilles cendres. Elles sont encore chaudes. Le passé n'a pas dit son dernier mot. Peter Guillam, qui prenait une retraite paisible en Bretagne, reçoit une lettre de son ancien employeur. Le «Cirque» (aujourd'hui, on dit la «Boîte») le convoque à Londres pour une affaire le concernant. L'Intelligence Service ne se repose jamais. Que se passe-t-il? Guillam est sommé de s'expliquer sur l'opération «Windfall», qui date de 1959. C'était le sujet de L'espion qui venait du froid. Il y avait eu des morts (...)

La vie de David Cornwell, plus connu sous le pseudonyme qu'il juge lui-même assez ridicule de John le Carré, pourrait passer pour l'itinéraire d'un romancier glorifié à trente ans à peine par le succès planétaire de son troisième livre, L'espion qui venait du froid. Mais, bien que ses lecteurs aient mis du temps à l'apprendre, le destin de ce maître de l'embrouille, espionnage oblige, fut bel et bien d'abord celui d'un enfant triste. «Mon père était un escroc et un repris de justice et je n'ai pas connu ma mère avant mes vingt et un ans.» Celui qui avoue aussi avoir grandi dans une maison où il n'y avait aucun livre quitte bientôt ce foyer inhospitalier, où un Ronald Cornwell toujours entre deux aventures apparaît de temps à autre, tel un oiseau de mauvais augure, pour le collège de Sherborne puis l'université de Berne (...)

Extraits d'un inédit figurant dans le Cahier de l'Herne consacré au maître du roman d'espionnage. Intitulé en anglais Care and Maintenance of an Old Writer ce texte figurait à l'origine dans les premières versions des Mémoires de John le Carré, The Pigeon Tunnel: Stories from My Life (Le Tunnel aux pigeons: Histoires de ma vie, Seuil, 2016). Comme l'explique Isabelle Perrin, qui a dirigé le Cahier de l'Herne «John le Carré», et qui est aussi sa traductrice, ce texte n'avait pas été retenu «tant il détonnait par sa causticité et, peut-être, son honnêteté sans fard…»

Si tous les livres du maître sont disponibles au format poche, quelques-uns de ses plus grands succès seront disponibles à partir du 5 avril chez «Points» avec une nouvelle charte graphique signée Matt Taylor. On pourra ainsi relire trois romans sur trois décennies: Le Tailleur de Panama, paru en 1997 dans une traduction de Mimi et Isabelle Perrin ; un Smiley, La Taupe, paru en grand format en 2001 dans une traduction de Jean Rosenthal ; et Une vérité si délicate, sur fond de guerre au djihadisme du côté de Gibraltar, dans une traduction d'Isabelle Perrin.

LE FIGARO



mercredi 23 décembre 2020

«The Night Manager», quand John le Carré 
est bien adapté

 

Hugh Laure et Tom Hiddleston

«The Night Manager», quand John le Carré 
est bien adapté

La mini-série d'espionnage sort en DVD, ce qui permet de la déguster à nouveau, ou la découvrir. Elle en vaut la peine

Nicolas Dufour

Publié lundi 27 mars 2017 à 20:27

C’est un duel d’acteurs au sommet. Hugh Laurie (naguère Dr House) pour le méchant, Tom Hiddleston en gentil. Ce dernier, gérant de nuit dans des hôtels, se fait embrigader par une discrète cellule de l’espionnage britannique afin de pister un trafiquant d’armes aux stratégies de camouflage des livraisons particulièrement retorses – le personnage de Hugh Laurie, donc. De surcroît, l’hôtelier veut venger la mort d’une conquête (Aure Atika) trop brièvement connue et assassinée par l’entourage du vendeur de lance-roquettes.


The Night Manager: inspirée d’un roman de John le Carré, cette mini-série en six épisodes, montrée l’été dernier par la RTS, a divisé – c’est peu dire. D’un côté, des légions d’amateurs qui ont jugé l’œuvre fastidieuse et soporifique. De l’autre, des clients conquis et un establishment séduit: 12 nominations aux Emmy, deux prix – notamment pour la réalisation signée par la danoise Susanne Bier – et trois Golden Globes, honorant entre autres les deux acteurs principaux.

The Night Manager sort en DVD, ce qui permet de la (re)découvrir au calme. Et de savourer la qualité générale de l’ensemble, soutenue, voire parfois relancée, par les deux coqs acteurs. En sus, cette mini-série représente une bonne nouvelle: elle marque le lancement de nouveaux projets d’adaptations des romans de John le Carré par ses ayants droit, lesquels font preuve d’une certaine perspicacité. Lors du dernier festival Séries Mania, Simon Cornwell, fils de l’écrivain, racontait que «John le Carré a été adapté à la TV par la BBC trois fois, la dernière, il y a vingt ans. Nous avons repris les droits des romans, nous avons d’abord privilégié le cinéma. C’est la première fois que nous travaillons pour la TV…» Et c’est réussi, sans excès de respect de l’œuvre originale, et ainsi, avec l’intelligence de laisser les créateurs de la série mener leur projet à bien. Un bon début.

LE TEMPS



mardi 22 décembre 2020

John le Carré /Le tunnel aux pigeons / l’homme-caméléon



John le Carré, l’homme-caméléon

Avec humour, le romancier anglais revisite des moments de sa vie. Fils d’un gentleman-escroc et d’une mère absente, il s’est construit une identité en imitant les autres. Un mimétisme qui est à la base de son métier d’écrivain

John E. Jackson

Publié vendredi 7 octobre 2016 à 19:22

Un poète, dit Keats, n’a pas d’identité. Il n’est pas lui-même, il n’a pas de soi-même, il est tout et rien. Vivant caché derrière ses créatures, ce pauvre être est un caméléon. Sauf qu’un caméléon, ou du moins un écrivain-caméléon, peut être aussi – c’est le cas ici – non seulement quelqu’un plein d’humour, mais aussi quelqu’un de très joyeux. Et lorsqu’il entreprend de raconter des «histoires de sa vie», le lecteur peut être sûr d’être diverti.

«Le Tunnel aux pigeons» de David Cornwell, alias John le Carré, alias monsieur caméléon, alias chacune des couleurs adoptées par cet animal, est sûrement le livre le plus drôle publié à l’occasion de cette rentrée littéraire. Il est aussi, cela n’étonnera pas les connaisseurs de cet auteur, l’un des plus subtils.

Derrière la quarantaine de courts chapitres qui racontent, comme autant de morceaux choisis, une pléiade d’expériences vécues par l’auteur, et qui vont de l’évocation de personnalités politiques (un réveillon de Saint-Sylvestre avec Yasser Arafat, un déjeuner avec Margaret Thatcher, une rencontre avec Andrei Sakharov et sa femme Elena Bonner) à des portraits de gens des médias, du cinéma ou d’activistes ou victimes de toutes sortes, se profile une réflexion on ne peut plus profonde sur le métier de romancier.

Faire chanter les nuances

Des Mémoires? Sans doute. Le Carré revisite des moments de sa vie, les fait revivre pour nous, les rend présents, esquisse une personnalité, retrace une conversation avec l’exceptionnel talent verbal qui est le sien, bref, comme il le dit rapporte de mémoire des histoires vraies qui lui sont arrivées. Mais ces histoires, et c’est là que le livre devient passionnant, il nous permet de comprendre qu’elles ne sont que le matériau à l’aide duquel son imagination de romancier va se mettre au travail pour raconter ce qu’elle, et elle seule, est capable de voir et de comprendre.

Pour le créateur, écrit-il, les faits ne sont qu’une matière brute, ne sont qu’un instrument qu’il s’agît de faire chanter. Si tant est qu’elle existe quelque part, la vérité n’est pas dans les faits, mais dans les nuances. Tout l’art du romancier consistera à faire chanter ces nuances.

Portrait d’Alec Guiness

Cela d’autant plus que cet art ici est avant tout un art mimétique. Il faut lire le portrait que John le Carré brosse d’Alec Guinness – c’est le chapitre 29 du livre – qui, en son temps, incarna le personnage de George Smiley pour le film que la BBC tira de «Tinker Tailor Soldier Spy» (La Taupe en français).

Eperdu d’admiration pour celui qui fut en effet l’un des plus grands comédiens britanniques de l’après-guerre, le Carré le montre composant un caractère dans des termes qu’on pourrait transposer tels quels pour une définition de l’art du romancier: «Le regarder revêtir une identité est comme regarder un homme parti en mission sur le sol ennemi. Le déguisement est-il adapté à lui? (Lui étant lui-même sous son nouveau masque). Ses lunettes sont-elles adaptées – Non, essayons plutôt celles-là. Ses souliers, sont-ils de trop belle qualité, trop neuves, le trahiront-ils? Et cette manière de marcher, ce mouvement qu’il a dans les genoux, cette manière de regarder, cette posture – ne pensez-vous pas qu’ils sont trop…?» «Nuit et jour, poursuit-il, il étudie et enregistre les maniérismes des adultes ses ennemis, moule son visage, sa voix, son corps en d’innombrables versions de nous tout en explorant en même temps les possibilités de sa propre nature.» N’est-ce pas là, à sa façon, ce que Keats nommait le poète-caméléon?

L’art de John le Carré est à l’image de l’art d’Alec Guinness. Sa capacité mimétique est phénoménale, et c’est sans doute là l’une des raisons pour lesquelles il est un si bon romancier. Jamais dans ses livres le lecteur n’a-t-il l’impression de se trouver devant une simple projection de l’ego de l’auteur. Celui-ci n’est jamais qu’une sorte de virtualité indéfiniment changeante qui choisit de s’incarner dans des figures au profit desquelles il se dépouille de ses caractéristiques propres pour les rendre, elles, d’autant plus crédibles. C’est en somme un art du mime poussé à l’absolu.

Gentleman-escroc

Cet art – comme on l’apprend dans le seul chapitre de l’ouvrage qui relève véritablement de ce qu’on nomme d’habitude une autobiographie –, c’est de sa situation d’enfant qu’il l’a acquis. David Cornwell est le fils d’un gentleman-escroc et d’une mère qui disparut sans explication lorsqu’il était âgé de cinq ans et son frère de sept.

D’un côté, une sorte d’enchanteur beau-parleur prêt à escroquer quiconque l’écoute, poursuivi, emprisonné, ressurgissant comme un indomptable polichinelle, de l’autre une absente silencieuse. Comment s’étonner dans ces conditions que le langage soit devenu le milieu dans et par lequel l’enfant dut s’inventer une identité, écrit le Carré, une identité dont son milieu familial l’avait privé? «Je me souviens fort peu d’avoir été très petit. Je me souviens des mensonges à mesure que nous grandissions, et du besoin de me ficeler moi-même une identité, et de la manière dont, pour ce faire, je pillai les manières et le style de vie de mes pairs et de mes modèles, au point de prétendre que j’avais une vie familiale bien réglée avec des vrais parents et des poneys.» Si ce n’est pas là encore tout à fait l’art de l’espion, ce n’en est pas loin non plus que de l’art de l’écrivain.

Alec Guinness, écrit le Carré, adorait l’art du comédien comme il aimait les autres membres de la troupe avec qui il jouait. John le Carré, lui, adore l’art d’écrire comme il aime la troupe – ses lecteurs – pour lesquels il écrit. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle, à le lire, on se sent pris pour lui d’une telle affection.


John le Carré, «Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie», Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Le Seuil, 384 p.

LE TEMPS



lundi 21 décembre 2020

Camus, le virus et nous


Camus, le virus et nous


CHRONIQUE. Si pour la plupart «La Peste» remonte aux années d’adolescence, il vaut la peine de s’y replonger aujourd’hui tant on y trouve d’échos à la vague épidémique qui déferle

Lisbeth Koutchoumoff Arman
Publié dimanche 15 mars 2020 à 13:03
Modifié dimanche 15 mars 2020 à 13:34

Au tout début de La Peste de Camus, le docteur Rieux bute sur un rat mort sur le palier de son appartement. Le concierge, averti, est catégorique: il n’y a pas de rats dans la maison, ce ne peut être qu’une farce. Le docteur se rend ensuite en ville, à Oran, au chevet de plusieurs malades. Plus il progresse dans ses visites, plus le nombre de rats, vivants ou morts, augmente, au détour des rues. «Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rats?» demande la femme de Rieux, le lendemain. «Je ne sais pas, c’est bizarre. Mais cela passera», lui répond-il.

Le concierge, quant à lui, a décidé de faire le guet pour débusquer les plaisantins qui déposent des rats sanguinolents dans les couloirs. Peu de temps après, il sera la première victime (le patient zéro) de la peste qui s’est emparée de la ville.

La réalité en face

Début janvier déjà, alors que le Covid-19 semblait encore loin de l’Europe, les ventes du chef-d’œuvre d’Albert Camus ont bondi. Fin janvier, le nombre d’exemplaires était multiplié par quatre en France et par trois en Italie. Mouvement spontané conjugué aux conseils des professeurs dans les écoles, des libraires aussi qui le mettent en avant en Suisse aussi? En tous les cas, si pour la plupart cette lecture remonte aux années d’adolescence, il vaut la peine de s’y replonger aujourd’hui tant on y trouve d’échos à la vague épidémique qui déferle: les autorités qui tardent à regarder la réalité en face, les mesures de confinement, les différentes façons de réagir face au mal, par le déni, le dédain, la magouille, la panique, la fuite. Ou l’engagement, incarné par le docteur Rieux.

En 1947, à la parution de La Peste, les lecteurs y ont lu, et c’était le souhait de l’auteur, une fable sur la résistance face au nazisme. Mais la pestilence peut prendre d’autres couleurs, d’autres noms. Camus a écrit de façon à ce que son livre puisse être lu «sur plusieurs portées».

Comme tous les classiques, chaque génération s’y retrouve, chaque actualité s’y reflète. Succès immédiat en France et à l’étranger, traduit dans une dizaine de langues, La Peste demeure aujourd’hui le 3e plus grand succès de Gallimard après Le Petit Prince de Saint-Exupéry et L’Etranger de Camus.

Criants de vérité

Autre lecture d’actualité, parue celle-là en janvier et qui frappe par son côté prémonitoire: le premier volume de La Chute, de Jared Muralt, dessinateur et auteur de BD bernois. Lors d’un été caniculaire, une grippe sévit et tue. Le virus s’ajoute à la sécheresse et à la crise migratoire.

L’armée est appelée pour faire respecter les mesures de confinement et n’hésite pas à tirer. Les denrées alimentaires manquent, les gangs règnent, la faim aussi. Dans ce monde qui s’écroule, un homme pleure sa femme atteinte du virus et tente de survivre avec ses deux jeunes ados. Il est sonné. Nous le sommes tous.

LE TEMPS



samedi 19 décembre 2020

L'Allemagne se reconfine

 

Angela Merkel


PANDÉMIE

L'Allemagne se reconfine 

Le confinement allégé de novembre n'a pas porté suffisamment de fruits. L'Allemagne tire le frein à quelques jours de Noël

Delphine Nerbollier
Publié dimanche 13 décembre 2020 à 15:05
Modifié dimanche 13 décembre 2020 à 15:06

Ce fut une réunion éclair. Contrairement aux réunions marathons d’octobre et novembre, la chancelière Angela Merkel et les 16 ministres présidents de région ont accordé leurs violons en une petite heure ce dimanche matin. Preuve du sérieux de la situation. Angela Merkel l’a confirmé: à partir du 16 décembre et jusqu’au 10 janvier, Allemagne se confine. Cette fois, pas de confinement «light» ni régionalement adapté comme en novembre, mais des «mesures globales» applicables dans l’ensemble du pays. «J’aurais aimé que les mesures légères soient plus efficaces» a commenté Angela Merkel. «Nous avons besoin d’une réduction des contacts de l’ordre de 70% mais nous avons réussi, au mieux, à atteindre 40%. Nos mesures doivent donc être renforcées […]. Elles auront un effet et permettront de ne pas surcharger nos hôpitaux» estime la chancelière, les traits tirés.

Exceptions du 24 au 26 décembre

Concrètement, à 10 jours des fêtes de Noël, le frein est donc tiré. Tous les commerces non essentiels fermeront dès mercredi et la vente d’alcool à l’extérieur est interdite. Finis aussi les cours en présentiel dans les écoles, les établissements pourront soit fermer dès le 16 décembre soit offrir des offres à distance. Si les maternelles restent ouvertes, les parents sont appelés à garder leurs petits à la maison. Il reste par ailleurs possible à deux foyers de se réunir, avec une limite de 5 adultes (personnes de plus de 14 ans), mais la chancelière insiste: «Évitez les rencontres non essentielles» appelle-t-elle.

Pour Noël, une exception sera faite, du 24 au 26 décembre, afin que le cercle familial le plus restreint puisse se réunir. Pas d’exception en revanche pour le réveillon du jour de l’an. Les feux d’artifice y seront interdits tout comme l’achat de pétards et autres fusées d’artifices, achetés en masse à cette période. «Nous répondons à l’appel urgent des soignants. Il nous faut éviter l’arrivée de blessés durant le réveillon» a confirmé le ministre président de Bavière, Markus Söder.

Si les offices religieux restent autorisés, les modalités seront décidées dans les prochains jours. Un effort supplémentaire sera également fait en direction des maisons de retraite où de nombreux foyers d’infection ont éclaté. Les visites seront limitées à une personne par semaine et le personnel y sera testé deux fois par semaine.

Pour compenser ces nouvelles mesures, l’Etat mettra une nouvelle fois la main au porte-monnaie. Le ministre des finances, Olaf Scholz, a confirmé un prolongement et une hausse des aides compensatoires pour les entreprises et particuliers. Vendredi déjà, le Bundestag avait adopté un budget 2021 en très forte hausse, avec une augmentation de la dette publique de 180 milliards d’euros.

Record battu avec 598 décès en un jour

Qualifié «d’arrêt de mort» par la Fédération du commerce, ces annonces à quelques jours des fêtes interviennent alors que le nombre d’infections et de morts est reparti à la hausse la semaine dernière, après avoir stagné. Un record a été battu, le 10 décembre, avec 598 décès. Au total, ce pays de 83 millions d’habitants a enregistré près de 22 000 morts, contre 6000 pour la Suisse et ses 8,5 millions d’habitants.

«Si nous ne faisons rien, nous serons bientôt l’enfant à problème de l’Europe» a résumé Markus Söder. «La situation est très sérieuse» constate-t-il. Les hôpitaux tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs jours et prédisent une surcharge des services de soins intensifs à Noël, à une période ou le personnel est traditionnellement réduit. Le nombre de patients en soins intensifs a dépassé la barre des 4200, bien plus qu’au printemps.

Très efficace, la réunion de ce dimanche a aussi été accélérée par la pression de certains Länder particulièrement touchés. La Bavière, la Saxe et le Bade-Wurtemberg ont renforcé leur confinement la semaine dernière et la chancelière s’enflammait mercredi au sein du Bundestag pour convaincre de la nécessité de mesures plus strictes.

Alors que l’Allemagne faisait figure au printemps de bon élève face au virus, avec un nombre de morts limités, les développements des derniers jours soulèvent de nombreuses questions. Le fédéralisme est-il à bout? Faut-il davantage de centralisme? Le confinement «light» de novembre était-il une erreur? L’Allemagne S’est-elle endormie sur ses lauriers? Certains dans l’opposition et parmi les virologues sont sceptiques quant à la stratégie sur le long terme des autorités. L’extrême droite et les libéraux du FDP exigent eux plus de mesures pour protéger les groupes à risques, avec une stratégie de tests plus adaptée. Ce dimanche, le Bavarois Markus Söder rappelait plus simplement que «le coronavirus est un permanent territoire inconnu» pour les politiques.

LE TEMPS