mardi 30 juin 2015

Le dernier envol de James Salter


Le dernier envol de James Salter 

Le grand romancier américain est mort ce vendredi à 90 ans. Dans les traces de Saint-Exupéry ou Hemingway, cet ancien pilote de chasse, journaliste, poète, scénariste et nouvelliste s'était distingué en seulement six romans en soixante ans.  


En août dernier, James Salter présentait à Paris, à 89 ans, son nouvel ouvrage : "Et rien d’autre",  paru aux éditions L'Olivier. Cette figure de la littérature américaine se confiait alors à Sandrine Treiner et Augustin Trapenard :


Il arrive un moment où vous savez que tout n'est que rêve, que seules les choses qu'a su préserver l'écriture ont des chances d'être vraies.

Voilà la phrase en exergue de ce premier roman en 31 ans, et que Salter voulait d'abord intituler "Todo" (tout). Ultime oeuvre saluée dans le monde entier et élue en septembre "livre étranger préféré des libraires" français.


James Salter ROXANE ROSELL © RADIO FRANCE
De son vrai nom James A. Horowitz, Salter est décédé ce vendredi à New York lors d'« une séance de gymnastique » a précisé son éditeur françaisqui vient de publier la traduction de son premier roman autobiographique : Pour la gloireparu sous le titre The Hunters ("Les chasseurs"), en 1956.
Dans les traces de Saint-Exupéry ou Hemingway, cet ancien militaire était devenu une plume remarquée en seulement six romans en soixante ans. 
Formé à la prestigieuse académie militaire de West Point, il avait intégré le Pentagone puis participé à la guerre de Corée.
Son écriture restera marquée par cette première vie.
Ce "frotteur de mots", comme il s'était défini, avait été distingué par  l'Académie américaine des Arts et des Lettres pour l'ensemble de son œuvre. 

Mais James Salter fut aussi journaliste, poète, scénariste et nouvelliste.
Son autobiographie, Une vie à brûler, était parue en 1998.



lundi 29 juin 2015

James Salter / Et rien d'autre


ROMAN
James Salter

Et rien d'autre


Le sixième roman de l'Américain, âgé de 89 ans, récapitule les thèmes d'une oeuvre précieuse et parcimonieuse : l'amour, le couple, la guerre, l'évanescence de toutes choses.

Le 23/08/2014 - Mise à jour le 22/08/2014 à 14h53
Nathalie Crom - Telerama n° 3371



A quoi tient la beauté d'un livre ? On ne sait pas toujours précisément le dire. A quoi tient la beauté, évidente, de celui-ci — Et rien d'autre, le nouveau roman du si rare James Salter ? Son cadet Richard Ford propose une réponse : il professe que nul écrivain américain aujourd'hui n'écrit mieux que James Salter, que nul ne fait montre d'une telle maîtrise de sa phrase. Sans doute le traducteur Marc Amfreville excelle-t-il à rendre, avec le plus de justesse possible, l'équilibre, la précision, la savante simplicité de l'écriture de l'Américain. Faisant ainsi percevoir, dans la transposition française de cette prose de styliste, la virtuosité discrète mais éclatante de la version originale, soulignant la saisissante netteté du trait de Salter, son réalisme qui oscille subtilement entre trivialité et lyrisme mesuré.

Paru l'an dernier aux Etats-Unis, Et rien d'autre est le sixième roman de James Salter, aujourd'hui âgé de 89 ans et dont la bibliographie restreinte s'étale sur près de six décennies, durant lesquelles, outre ces six romans — L'Homme des hautes solitudes (1) , le dernier en date avant Et rien d'autre, a paru il y a trente-cinq ans, en 1979 —, il a publié deux recueils de nouvelles et un volume de Mémoires. C'est tout, et ce fut plus que suffisant pour lui attirer de fervents admirateurs — depuis longtemps, et surtout la parution en 1967 de l'étincelant Un sport et un passe-temps,il a la réputation tenace d'être « un écrivain pour écrivains » —, mais trop peu, semble-t-il, pour lui permettre d'occuper véritablement le devant de la scène littéraire américaine, aux côtés de ses contemporains Philip Roth ou John Updike.

Dans ses quelques romans, ses nouvelles, James Salter a écrit sur le couple et l'intimité domestique (Un bonheur parfait), sur la sexualité et l'érotisme (Un sport et un passe-temps). Sur la vie militaire aussi (Cassada) — avant de se consacrer à l'écriture, lui-même a été pilote de chasse dans l'US Army, et il est vétéran de la guerre de Corée. Plus profondément, c'est l'évanescence de toutes choses qui est sans doute le grand sujet de cet écrivain du désenchantement, au romantisme contrarié par trop de lucidité — « Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts », songeait naguère le personnage masculin d'Un bonheur parfait. Retraçant, sur une quarantaine d'années, la vie du dénommé Philip Bowman, depuis la guerre du Pacifique, durant laquelle il fut engagé alors qu'il avait 20 ans, jusqu'aux rivages de la soixantaine, qu'il atteint lorsque se clôt ce livre,Et rien d'autre s'offre volontiers à lire comme une récapitulation par l'écrivain de ces thèmes qui l'ont précédemment occupé, auxquels il mêle par ailleurs de discrètes références autobiographiques. Rien de forcé, rien de factice dans cet exercice d'inventaire — ce qui frappe et éblouit, dans le roman, c'est au contraire la fluidité avec laquelle s'enchaînent les épisodes de la vie du personnage sur lesquels Salter choisit de s'arrêter, au fil d'une narration résolument elliptique.

Philip Bowman est un garçon de la classe moyenne, né dans le New Jersey, élevé par sa seule mère et entré dans l'âge adulte aux heures héroïques de la bataille navale et aérienne contre l'armée japonaise. De la guerre, il est revenu pétri de rêves et d'aspirations, qu'il n'estime pas déraisonnables : exiger toujours de lui-même une vraie ambition intellectuelle et morale, et rencontrer l'amour, le vrai, celui qui vous porte et vous emporte, cette fusion de deux corps et deux coeurs sur laquelle le temps ne saurait avoir de prise. Dans le New York de l'après-guerre puis des décennies suivantes, Bowman deviendra un éditeur re­connu et respecté, rencontrant moins de réussite dans sa vie personnelle : un mariage qu'il croyait parfait et qui se défait ; plus tard, d'autres rencontres, des liens amoureux qui se nouent, puis fatalement se dénouent ; parfois un instant de jouissance parfaite, comme un miracle, une épiphanie des sens, et rapidement le retour à l'atonie — les femmes un temps aimées disparaissant subrepticement du roman, à la faveur des amples ellipses qu'y ménage Salter.

Nul vrai drame ne viendra émailler le cours de l'existence de Bowman, mais les échecs sentimentaux successifs, les renoncements, la lassitude, le détachement qu'ils entraînent donnent à cette vie sa tonalité dominante — non pas le noir, mais toutes les nu­ances du gris. C'est peut-être le motif profond, très fitzgeraldien, d'Et rien d'autre : l'intensité moyenne de toute existence, les échappatoires (l'amour, la guerre) que l'on cherche ou les mirages que l'on invente pour échapper à la platitude, à l'imperfection, à la répétition monotone — avant d'y acquiescer peu à peu. Parce qu'au fond il se pourrait que l'inaccomplissement soit l'essence même de l'expérience humaine : « Il [Philip Bowman] n'était sûr que d'une chose : quel que soit le destin qui l'attende, c'était le même que celui de tous ceux qui avaient jamais vécu. » — Nathalie Crom

(1) Paraît en poche chez Points.

All that is, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville | Ed. de l'Olivier | 366 p., 22 €.

Bio express

1925 Naissance à New York.
1942-45 Il étudie à l'académie militaire de West Point.
1952 Pilote de chasse, il participe à la guerre de Corée.
1956 Parution de The Hunters, son premier roman.
1975 Parution de Light Years (traduit sous le titre Un bonheur parfait, en 1997).
1989 Le recueil Dusk and Other Stories (American express) reçoit le PEN/Faulkner Award.
1997 Il publie ses Mémoires, Burning the days (Une vie à brûler).
2013 Parution d'All that is, son sixième roman.


dimanche 28 juin 2015

James Salter / "L'écriture est un immense plaisir et un tourment quotidien"

James Salter

James Salter : "L'écriture est un immense plaisir et un tourment quotidien"




Propos recueillis par Alexis Liebaert
Il est considéré par quelques-uns des plus célèbres écrivains américains comme l'auteur majeur de la littérature anglo-saxonne du XXe siècle. Admirable styliste, il n'a pourtant pas le profil type du romancier "made in USA". Avec lui, pas de succession de petits métiers dans sa jeunesse, mais un engagement comme pilote de chasse dans l'armée de l'air, où il servira douze ans et participera à la guerre de Corée. Rencontre avec un écrivain culte de 89 ans qui sut s'imposer en six romans.
>>> Article paru dans Marianne daté du 29 août

Marianne : Vous n'aviez pas publié de roman depuis trente ans. Pourquoi l'écriture de celui-ci vous a-t-elle pris si longtemps ?

James Salter : Pendant ces années, j'ai écrit beaucoup d'autres choses, un recueil de nouvelles, des sortes de mémoires, intitulées  , mais je ne ressentais pas le besoin d'écrire un nouveau roman. Et puis j'ai eu envie d'écrire l'histoire d'un homme qui a passé comme moi son existence au milieu des livres. Cela faisait si longtemps que je vivais dans cet univers, au milieu de ces gens du monde littéraire, que j'avais envie de raconter cela. A l'origine, je voulais l'appeler « Todo », ce qui veut dire «tout» en espagnol ; je voulais raconter la vie d'un homme qui avait tout connu, la guerre, l'amour, la trahison, mais on m'a expliqué que personne ne comprendrait ce titre. J'ai donc changé le titre, mais le livre est le même. Et puis je voulais écrire un roman à propos de certaines personnes et elles commençaient à disparaître. Alors il était temps de s'y mettre.

Pouvez-vous expliquer la signification de l'incipit de votre roman ?

J.S. : Si je vous l'expliquais, il disparaîtrait, il disparaîtrait... Vous voyez ce que je veux dire ?

Pas vraiment...

J.S. : Il s'agit d'un poème. Si vous expliquez un poème, il n'y a plus de poème, il y a une interprétation du poème, je ne peux donc pas vous l'expliquer. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'arrivé à un certain point les choses commencent à s'évaporer comme de la fumée, votre mémoire, vos amis, même votre vie actuelle, et les seules choses qui ont une chance de rester sont celles qui sont écrites.

Parce que les choses écrites durent éternellement ?

J.S. : Je ne dirais pas ça. (Rire.) Cela n'a rien à voir avec la permanence ou l'éternité, cela a juste à voir avec la réalité. Ce qui est écrit est là.

Diriez-vous de votre roman qu'il est un livre nostalgique ?

J.S. : Pas particulièrement, il y a de la nostalgie dedans, mais ce n'est pas un livre nostalgique, c'est un livre sur la vie, sur ce que je sais du monde.

Votre éditeur le présente comme « le testament d'une génération ». Etes-vous d'accord avec cette lecture ?

J.S. : Qui suis-je pour contredire mon éditeur ? Disons que c'est une déclaration un peu « grandiose » [en français], mais je ne suis pas en désaccord avec elle.

Mais alors est-ce votre testament, votre testament littéraire ?

J.S. : Non, ce n'est pas mon testament, pas même mon témoignage littéraire. C'est juste une description du monde tel que je l'ai connu, mais bien entendu quand je dis « je », tout cela passe à travers le regard d'un personnage qui n'est pas moi, alors ce n'est pas exactement ce que je pense.

Pourtant il y a beaucoup de vous dans votre personnage...

J.S. : Il se trouve qu'il est né la même année que moi et vit dans certains endroits où je vis ; il a aussi fait la guerre, mais ce n'est pas moi, sa vie n'est pas la mienne. Nous appartenons tous les deux à l'univers de l'édition, donc il y a forcément des ressemblances, mais je l'ai créé à partir de deux personnes que je connais. La plupart des bons personnages de romans sont d'ailleurs inspirés de gens existants. Dieu crée les hommes à partir de rien, l'écrivain, lui, a plus de mal.

Vous refusez d'employer le mot «fiction» à propos de vos œuvres, pourquoi ?

J.S. : Le mot m'a toujours semblé trop technique et la distinction entre non-fiction et fiction, artificielle. L'une est supposée être vraie, et l'autre non, en tout cas pas de la même manière. C'est trop simple. On sait tous que nombre de grands romans ne sortent pas tout armés de l'esprit de leur auteur, mais qu'ils sont le fruit de longues observations du monde qui l'entoure, d'une parfaite connaissance du milieu décrit. Alors, où se situe la frontière entre fiction et non-fiction ?

Le héros de votre roman reste toute sa vie marqué par son expérience de la guerre. Pensez-vous qu'un homme ressort forcément différent d'une telle expérience ?

J.S. : Non, pas forcément. Cela dépend de ce qu'il a vécu, certains en sortent différents physiquement et mentalement, mais je ne pense pas que la guerre change votre nature profonde.

Vous êtes entré très jeune à West Point, le Saint-Cyr américain. Pourquoi avoir choisi cette voie ?

J.S. : Je n'ai rien choisi du tout. Mon père avait été à West Point et puis je n'avais pas d'autre talent, pas d'autre vocation particulière, comme médecin ou avocat. Et j'ai aimé appartenir à l'armée de l'air, voler est un plaisir merveilleux et c'était comme... comme une famille.

Repensez-vous parfois à la centaine de missions de combat que vous avez effectuées lors de la guerre de Corée ?

J.S. : Aujourd'hui, je lis les témoignages des pilotes russes que nous affrontions alors. Cela m'intéresse beaucoup de voir ce qu'ils pensaient de nous.

Et vous, allez-vous raconter ces combats ?

J.S. : Non, je n'ai pas tenu un vrai journal, j'ai juste pris des notes au jour le jour, pas seulement des faits, des sortes de petits sketchs pour me souvenir de toutes les missions et des gens avec qui je les avais effectuées.

Comment passe-t-on de pilote de chasse à écrivain ?

J.S. : J'ai toujours aimé lire, les mots, le langage, j'aime écrire ; j'étais fasciné par la poésie. J'avais écrit un roman pour lequel je n'avais pas trouvé d'éditeur et je venais d'en écrire un autre qui avait été publié. Depuis mon expérience de la guerre, je voulais écrire un livre sur ce que j'avais vu. Pas du journalisme, un roman, et deux ans après mon retour de Corée le livre m'est apparu soudain, avec son intrigue complète. Je me suis assis et j'ai commencé à écrire sur une carte d'aviation car je n'avais pas d'autre papier sous la main. J'ai écrit la longueur d'une page et demie où je décortiquais le livre chapitre par chapitre avec une ligne ou deux de résumé pour chaque. C'était le livre, ne restait plus qu'à l'écrire.

Vous avez déclaré à plusieurs reprises regretter d'avoir quitté l'armée...

J.S. : Oui. C'était difficile. J'y avais passé douze ans, c'est une longue période, ça devient votre vie, votre famille, vos amis, et soudain vous annoncez : « Je m'en vais. » Je l'ai fait, pour devenir écrivain.

Quel genre d'écrivain êtes-vous ? Du genre à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier ?

J.S. : Tous les écrivains remettent sans cesse l'ouvrage sur le métier, je ne connais aucun écrivain américain qui ne fasse pas cela, des écrivains anglais, peut-être... La plupart du temps, vous n'arrivez pas à écrire ce que vous voulez, ou bien vous y arrivez et c'est mal écrit, alors il faut recommencer, réessayer jusqu'à ce que vous arriviez à quelque chose qui vous satisfasse. L'écriture est un immense plaisir mais un tourment quotidien. Le meilleur endroit pour écrire, pour moi en tout cas, ce sont les chambres des hôtels français, mais je ne saurais pas vous dire pourquoi. Elles ont sur moi un effet littérairement aphrodisiaque. Sinon, j'ai besoin d'être seul, au calme.

Certains critiques affirment que vos livres sont empreints d'une « sensibilité française », qu'en dites-vous ?

J.S. : Quand des critiques français disent cela, je le prends comme un compliment, même si je dois avouer que je ne comprends pas à quoi ils font allusion. Et d'ailleurs dites-moi comment vous définissez « une sensibilité française » par opposition a une sensibilité américaine. Non, je suis un écrivain américain. En fait, je crois que ces critiques pensent sans doute à l'affection que je porte à la France.

Au-delà de votre affection pour la France, avez-vous été influencé par certains écrivains français ?

J.S. : Par plusieurs. Je ne me rappelle plus quand et où cela m'est arrivé, mais je lisais André Gide, son journal, la Porte étroite, et j'étais fasciné par ma lecture, je ne sais pas pourquoi car il n'y avait rien à en tirer pour moi, si ce n'est une certaine sévérité. J'ai aussi été très frappé par l'écriture de Céline et, comme tout le monde, j'ai lu Camus quand l'Etranger est sorti. J'ai aussi été marqué par Saint-Exupéry. Pas très surprenant. Quand j'étais gosse, nous lisions tous les romans à deux sous sur les as de l'aviation de la Première Guerre mondiale, comme Guynemer.

Y a-t-il un écrivain contemporain que vous admiriez plus que les autres ?

J.S. : Quand Marquez est mort, je me suis dit : « Voilà l'écrivain que tu aurais dû essayer d'être », et je me suis rendu compte qu'en fait c'est aussi vrai de pas mal d'autres écrivains que j'admire et que, d'une certaine manière, j'envie sans pour autant en être jaloux.

Plusieurs grands écrivains des Etats-Unis, comme John Irving, considèrent que vous êtes l'un des plus importants auteurs américains vivants, et en même temps vos ventes sont loin de faire de vous un best-seller : vous en ressentez de l'amertume ?

J.S. : Pour être honnête, je me demande si l'on peut vraiment être un grand écrivain et vendre peu de livres. Je ne sais plus qui a dit un jour « la popularité est un accident », moi je ne crois pas du tout que cela soit vrai, même si c'est une idée charmante. Je pense vraiment que vous ne pouvez pas prétendre être un grand écrivain si vous n'avez pas beaucoup de lecteurs. Quand vous parlez d'un grand écrivain qui n'est pas lu, il y a une contradiction dans les termes. Cela dit, vous pouvez aussi vendre des millions de livres sans même essayer de faire autre chose que de raconter une histoire. Mais là, on n'est plus dans la littérature, on est dans le divertissement, c'est différent.

Si l'on devait retenir un livre parmi ceux que vous avez écrits, lequel choisiriez-vous ?

J.S : Vous avez le choix entre quatre livres égaux en termes de qualité et d'intérêt. Je n'en préfère aucun, non, vraiment.

Vous comptez votre premier livre pas encore traduit en français dans les quatre ?

J.S. : Mon Dieu, je ne l'avais même pas mis dans la liste, cela fait cinq.

En lisant vos livres, j'ai eu l'impression que vous ne croyez pas en l'amour qui dure...

J.S. : Je crois que vous avez tort. Non, en fait, au contraire, j'en ai une vision très sentimentale : je crois que le véritable amour ne meurt jamais. Bien sûr l'amour n'est jamais égal entre deux personnes, cela n'empêche pas sa durée. La preuve, je suis marié depuis quarante ans et je l'avais été auparavant pendant vingt-cinq. Alors je dois bien croire en quelque chose comme l'amour qui dure.


Et rien d'autre, de James Salter, traduit par Marc Amfreville, 368 p., 22 €.
James Salter
 Repères
1925 : Naissance de James A. Horowitz, qui prendra le nom de plume de James Salter.
1942 : Entrée à West Point, le Saint-Cyr américain.
1945 : Pilote de chasse à court de carburant, il pose son avion en catastrophe et s'écrase sur une maison.
1950 : Affecté au Tactical Air Command de Langley (Virginie).
1952 : Volontaire pour la guerre de Corée, où il participe à plus de 100 missions de combat.
1956 : Publie son premier roman (non traduit en français), The Hunter, dont sera tiré un film avec Robert Mitchum.
1957 : Démissionne de l'armée pour se consacrer à l'écriture.
1961 : Publie The Arm Of Flesh rebaptisé en 2000 Cassada.
1967 : A Sport And A Pastime, en français Un sport et un passe-temps.
1975 : Light Years, en français Un bonheur parfait.
1979 : Solo Faces, en français l'Homme des hautes solitudes.
1997 : Burning The Days, en français Une vie à brûler. Mémoires.
2005 : Last Night, en français Bangkok, des nouvelles.
2013 : All That Is, en français Et rien d'autre.
James Salter
L'adieu aux armes ?
Il est d'usage lorsque l'on évoque le dernier roman d'un écrivain qui n'est plus un jeune homme de parler de « livre de la maturité ». On serait tenté, à propos de Et rien d'autre de James Salter de recourir à l'« adieu aux armes ». Non que l'homme ait perdu à 89 ans de son talent et de sa capacité à enchanter le lecteur. Pas plus ne s'agirait-il d'une allusion à son passé de pilote de chasse ayant effectué plus de 100 missions de combat pendant la guerre de Corée. Adieu, donc, parce qu'il y a dans ce livre un tel parfum de nostalgie désenchantée, et surtout un tel concentré d'humanité qu'il sonne à la manière d'un dernier salut à une époque et à un monde. Cet univers, c'est celui de l'édition américaine que l'auteur fréquenta pendant la plus grande partie de sa vie. On y croisera (sous d'autres noms) la plupart des célébrités du monde des lettres du XXe siècle. Mais, et c'est le plus important, on y partagera les joies et les peines d'un individu presque comme un autre. Presque, parce que, avant de devenir un éditeur respecté, Philip Bowman, personnage dans lequel Salter refuse de voir un double, a lui aussi connu les violences de la guerre et en est à jamais resté marqué. Alors d'amours heureuses en amours malheureuses, de succès professionnels en échecs, on s'attachera à cet homme, à ses forces comme à ses faiblesses. La magie d'un style.



samedi 27 juin 2015

Sylvie Guillem / “J'arrête, parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public”

Sylvie Guillem : “J'arrête, parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public”


Fabienne Pascaud
Publié le 07/06/2015. Mis à jour le 08/06/2015 à 12h25.



Etoile à 19 ans, Sylvie Guillem, danseuse surdouée a toujours été radicale dans ses choix. Celle qui dit avoir tout fait avec son corps entame aujourd'hui sa tournée d'adieu.
Sans doute aura-t-elle été la danseuse du siècle. La plus belle, la plus douée, la plus intransigeante, la plus extravagante. Celle dont on a toujours l'impression, rien qu'en la regardant emplir, dévorer la scène, que ses jambes, immenses, et ses bras, infinis, ne cessent de s'allonger encore, de défier encore l'espace, la pesanteur et le temps. Le normal.
Sylvie Guillem est passée avec la même grâce, angélique, la même virtuosité, infernale, des ballets classiques aux créations contemporaines à très haut risque. De l'Opéra de Paris, où elle est nommée étoile à 19 ans, en 1984, au Royal Ballet londonien, où elle fuit jusqu'en 2008. Sans oublier ses nombreuses apparitions dans les meilleures compagnies du monde entier.
La ballerine absolue aime les extrêmes, les défis. Le dernier qu'elle s'impose, nous impose ? Quitter la scène. La perfectionniste entame une ultime tournée au festival de Fourvière, auquel elle a offert depuis des années ses meilleures créations. Et ces adieux-là ne seront pas comédie. On ne reverra plus jamais danser Sylvie Guillem…
Pourquoi cesser la danse fin 2015, l'année de vos 50 ans ?
Parce qu'il le fallait. Parce que je ne veux pas me décevoir, ni décevoir le public. Parce que je n'ai pas envie d'être mal jugée, moins aimée. Parce que je fais encore les choses aujourd'hui comme je veux les faire, parce que j'ai beaucoup de plaisir à les faire ainsi, et que je ne veux surtout pas les faire moins bien. Parce que j'ai de plus en plus de trac et de doutes, même si je garde la force, l'énergie, la rapidité et la passion d'être en scène, d'y tracer des lignes, d'y dessiner des courbes. Parce que je ne veux jamais danser en me reposant... Je sais ce que ça va me coûter, fin décembre, après les ultimes représentations dans ce Japon qui me fascine tant et dans la province française... Le moment sera dur. Mais je suis prête à payer. Je préfère arrêter avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'on ne décide pour moi. Il faut une fin claire et nette.


Comment avez-vous pris votre décision ?
Après une discussion avec le chorégraphe suédois Mats Ek, avec qui j'ai beaucoup travaillé. Il m'a annoncé récemment qu'il allait avoir 70 ans, et qu'il avait décidé d'arrêter. L'Américain William Forsythe aussi, qui a tant compté pour moi, s'est arrêté cette année, à 65 ans. J'ai pensé que c'était le signe que j'attendais, moi qui redoutais dès l'âge de 12 ans de devoir bientôt en avoir 13 ; et qui détestais les anniversaires. Je n'ai plus 20 ans, plus 30 ans, même plus 40. J'ai fait tout ce que je voulais avec mon corps. Je ne souhaite pas me faire souffrir en ne correspondant plus à l'image, l'idée que je me fais de moi.
Laquelle ?
Un ovni de passage, un Martien qui n'était pas fait pour danser...
Faite pour quoi, alors ?
Au départ pour la gymnastique. J'étais une gamine qui bougeait tout le temps. Ma mère était professeur de gym, mon père un contremaître très sportif, qui l'aidait dès qu'il pouvait à entraîner ses élèves. Pour rester avec eux, je savais à peine marcher que je faisais déjà des roulades. Comme une fille de peintre, sans doute, s'empare des pinceaux paternels. Mais c'était joyeux. Je m'amusais. Mes parents n'étaient pas des industriels de la compétition. Par chance, j'avais — c'est vrai — des qualités physiques naturelles assez rares : le cou-de-pied et la cambrure du pied puissante de mon père, les longues jambes de ma mère, une ossature solide et une grande force dans les articulations. De quoi aider aux performances, et attirer l'oeil de l'école de l'Opéra de Paris — où je me suis présentée par jeu à 11 ans, c'est-à-dire tardivement. Déception : tout y était gris et triste.

Sylvie Guillem

Quand a eu lieu le déclic ?
Lors du spectacle de fin d'année. J'avais 12 ans. Quand le rideau s'est ouvert sur le public, j'ai découvert pour la première fois que j'étais faite pour la scène, et prête à aller là où cet enseignement sans joie me conduisait. J'ai saisi d'un coup cette chose si spéciale qu'est la danse : sortir du commun, du normal, devenir plus grand, plus fragile et plus fort à la fois, vivre sur scène à fleur de peau des moments où le temps se distord, où la conscience fout le camp, où il faut appeler obstinément la tête en renfort pour calmer le jeu. Mais elle vient parfois quand elle veut... Je veux aujourd'hui devancer le jour où cette première impression, décisive, me quittera. Je ne veux faire en scène que ce qui m'a fait rêver petite fille.
Tout est allé vite après ce coup de foudre des 12 ans...
Les danseurs ont si peu de temps. Et le savent. Pour eux, c'est maintenant ou jamais. Ne sont-ils pas jugés « finis » dès 40 ans ? Lui-même danseur, Rudolf Noureevsavait qu'il faut faire vite. Quand, directeur du ballet de l'Opéra, il m'a nommée « étoile » en 1984, après une représentation du Lac des cygnes, je n'avais que 19 ans, âge considéré comme très jeune pour ce titre. Mais moi, je redoutais déjà de végéter dans ce grade de « première danseuse », qui m'avait été attribué cinq jours plus tôt ! Si vous attendez trop longtemps, l'institution vous casse : la danse n'est pas que ces positions de cinquième bien fermée et ces ronds de jambe parfaits, c'est la « liberté d'être » que seuls permettent les grands rôles réservés aux étoiles... Chaque année, j'avais donc bossé d'arrache-pied, et réussi les deux solos des concours pour « monter » dans le corps de ballet. Mais seul le directeur nomme les étoiles. Une chance que Noureev a su donner à nombre d'entre nous : Laurent Hilaire, Manuel Legris, Isabelle Guérin, Elisabeth Maurin. Pour l'Opéra de Paris, il a vraiment été la bonne personne, au bon moment. « Tu veux danser ? Eh bien danse maintenant ! »m'a-t-il dit simplement en me nommant.
Un portrait de la nouvelle danseuse étoile de l'Opéra de Paris, sur Antenne 2, le 2 janvier 1985.
Quel souvenir vous a-t-il laissé ?
Une lumière. Il entrait dans un restaurant, et tout le monde se retournait, magnétisé. Il était beau comme un dieu. Sauvage. Il déclenchait les passions. Des hommes, des femmes, des enfants, des chiens. En scène, il était capable de toutes les métamorphoses, et l'intelligence de son regard électrisait ses partenaires ; ce dont on n'a guère l'habitude, avouons-le... Nous nous sommes beaucoup aimés, beaucoup disputés ; j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir même vécu avec lui. Et rétrospectivement je crois qu'il a voulu mettre ma liberté à l'épreuve en me poussant en 1989 à quitter l'Opéra. Trop de tracasseries administratives m'y empêchaient d'aller danser à l'extérieur. Même quand je n'étais pas programmée dans un ballet ! Or, depuis que j'étais étoile, les invitations des plus grandes compagnies pleuvaient, me semblant inespérées. Comment y renoncer ? Je suis si curieuse de tout ce que je ne sais pas faire encore. Et j'aimerais tant savoir tout faire. Parler japonais couramment, savoir l'écrire comme faire de la poterie...
Vous avez toujours été curieuse ?
Non, j'ai été longtemps accrochée aux jupes de ma mère. J'ai même énormément souffert, enfant, de l'internat de l'école de danse, et de la séparation hebdomadaire avec mes parents. Un déchirement chaque dimanche. Si bien qu'un soir ma mère m'a dit : « Ça ne peut plus continuer comme ça. Tu es malheureuse et tu nous rends malheureux. Choisis. Si tu veux rentrer à la maison, reviens, et on oublie la danse. Mais si tu veux rester, ne pleure plus jamais. » Je suis restée. Et je n'ai plus pleuré. Mais, une fois rompu le cordon ombilical, une fois les portes ouvertes sur le monde, je ne me suis plus installée nulle part. Après mon départ de l'Opéra de Paris, à 24 ans, j'ai vécu à Londres jusqu'en 2007. J'y avais rejoint comme artiste invitée le Royal Ballet, auquel je devais vingt-cinq représentations annuelles fixées longtemps à l'avance — pas comme à l'Opéra de Paris de l'époque —, ce qui me permettait de beaucoup danser à l'étranger. Au Japon par exemple, qui me fascine pour son altérité radicale et l'esthétisme simple du moindre geste quotidien ; on m'y accueille désormais comme si je rentrais à la maison... Mais je vis plutôt entre les montagnes suisses et les champs d'oliviers italiens. Je me sens de nulle part parce que je suis bien à plein d'endroits. Et qu'il y a de la beauté partout pour qui veut la voir.
Avez-vous jamais regretté d'avoir quitté l'Opéra de Paris ?
Pas du tout ! C'est ce qui m'est arrivé de mieux ! Qu'est-ce que j'y aurais fait ? Attendre qu'on m'attribue certains rôles, vivre au milieu des intrigues et de l'animosité ? Au moins j'ai vécu ma vie, j'ai décidé pour moi.
En 1989, coup de théâtre, elle franchit la Manche et rejoint le Royal Ballet (Antenne 2, 24 février 1989).
Que pensez-vous de l'évolution du ballet classique ?
Mais il n'y a pas, hélas, d'évolution du ballet classique ! Ou alors il faudrait que les interprètes comprennent que danser n'est pas lever la jambe ou sauter haut mais incarner. Et savoir, pour ça, ce qu'on veut raconter. Enfin, se connaître soi-même. Car plus on en sait sur soi, mieux on est capable de tout affronter. Les danseurs classiques devraient faire un travail intérieur qu'ils ne pratiquent guère. Quand on danse Le Lac des cygnes, Giselle, Manon ou Roméo et Juliette — et je laisse tomber les nanars comme le premier acte de La Bayadère ou Raymonda —, il faut s'imaginer dans le personnage, à travers le personnage, via un regard, un geste des mains, une tête qui se tourne, la courbure d'un cou. Mais peut-être suis-je arrivée à ce constat parce que j'ai eu la chance de venir d'un autre univers. Les enfants qui sont à l'école de danse depuis l'âge de 8 ans ne pensent qu'à la virtuosité, au nombre de fouettés à réussir pour Le Lac des cygnes...
Dans la version de Noureev du Lac des cygnes, à l'opéra Bastille (France 2, 27 juin 1999).
Mais vous-même êtes virtuose !
Ça ne suffit pas ! En répétition d'abord, il faut combiner l'énergie, la musique, l'esthétisme, la beauté des lignes. Je me filme ainsi en vidéo pour observer et retravailler au mieux chaque mouvement. Mais dès qu'on entre en scène, c'est encore autre chose, plus difficile. Il faut faire naître l'émotion. Ce cadeau que l'on se doit non seulement d'offrir au public mais surtout à soi : se charger d'une intense énergie à redistribuer, à transmettre, comme une sève. Tout est là. Sans esbroufe. J'ai vécu ça avec le Boléro de Ravel par Maurice Béjart...
Il disait qu'il était un peu votre père...
Il a été mon premier maître. Le premier à me composer en 1986 un solo dans Arepo.Il voulait m'aider à sortir de moi-même, moi la timide, la bloquée. Il me poussait en tant que Sylvie Guillem, et pas en tant qu'étoile. Il m'aimait. Et voulait me persuader que danser était d'abord apprendre à se connaître soi-même, à s'accepter. Il a réussi. Maurice était généreux. Il tombait trop souvent amoureux de ses danseurs, c'est vrai ; il avait lui aussi trop besoin d'être aimé. Et manquait parfois de lucidité envers des proches qui ne l'ont pas assez respecté, ont juste profité de son rayonnement. Car il a révolutionné la danse contemporaine, l'a ouverte, démocratisée, en a fait un « événement » populaire. Comme un enfant, il aimait les grandes machineries, les lieux immenses. Grâce à tout ça, il est des premiers à avoir rendu le contemporain accessible.
Dans la version de Maurice Béjart du Boléro de Ravel.
Il a dit de vous que vous saviez faire coïncider discipline et liberté.
Il faut lutter constamment. Lutter contre ses propres défauts et savoir dire « non » aussi, lorsqu'on vous impose un costume, un maquillage, un geste outré que vous ne sentez pas pour le rôle, que vous n'avez pas travaillé en ce sens.
Au Royal Ballet, on vous surnommait ainsi « Miss No »...
Comme les danseurs sont forgés tôt à une grande discipline du corps, ils ont tendance à être trop obéissants. Moi pas. J'ai toujours refusé ce qui me semblait excessif, sans justesse. Certains chorégraphes pensent par exemple que l'expression doit accompagner le geste, je crois moi que le geste seul peut être expression. Ainsi j'ai dit « non » très jeune à des attitudes que je jugeais ampoulées, et on m'a qualifiée aussitôt de danseuse capricieuse, froide, incapable d'interpréter. C'était l'inverse. Lors du Martyre de saint Sébastien, en 1988, à l'Opéra de Paris, Bob Wilson m'avait appris que le geste a besoin d'être non pas éloquent mais vrai, c'est-à-dire qu'il doit simplement représenter quelque chose pour vous. Ce que vous ne ressentez pas n'est jamais juste. Wilson m'a appris à épurer. L'interprétation, le théâtre ne sont pas dans certaines vieilles attitudes stéréotypées du ballet classique. Il faut avouer que, pour nous expliquer sa chorégraphie, il avait uniquement improvisé lui-même devant nous cinq minutes. Reproduire les mouvements délirants de quelqu'un qui ne sait pas danser ne fut pas une mince affaire. D'autant que j'étais aussi timide que lui. Mais il m'a ouvert les yeux.
Quels sont ces défauts que vous évoquiez ? La timidité, par exemple ?
J'ai peur de communiquer, peur de ne pas être comprise, d'avoir trop de lacunes dans mes connaissances, trop de trous dans ma culture. Or je suis intransigeante, les choses pour moi doivent être faites parfaitement ou pas. Ma phobie a commencé avec une interview de Léon Zitrone, à l'âge de 11 ans. La directrice de l'école de danse de l'Opéra de Paris, Claude Bessy, avait repéré à quel point j'étais renfermée. Pour m'aider, me forcer à sortir de moi-même, elle avait proposé qu'on m'interroge à la télévision. Et voilà Léon Zitrone qui me demande d'emblée quelle est la différence entre la gymnastique et la danse. J'ai été interloquée. Je n'ai rien su dire. Aujourd'hui encore, cette question m'exaspère : on s'en fout, de la différence ! Ce qui importe, c'est le plaisir qu'on trouve. Mais devant mon silence, Léon Zitrone a décrété haut et fort que je n'avais aucun avenir. Deux ans plus tard, une équipe d'Antenne 2 vient dans notre loge — devant mes jeunes partenaires, jaloux peut-être que l'on n'interviewe que moi — et me demande si la danse est un sacrifice. Je réplique immédiatement « Pas du tout ! », et les autres maugréent dans le fond qu'elle en est un pour eux... J'ai brutalement quitté la pièce. Non seulement mes camarades avaient mis à mal le courage que je m'étais imposé pour répondre, mais ils ne pensaient pas comme moi, pour qui danser était un plaisir fou. Je me suis sentie différente, rejetée, je n'ai plus eu envie de parler. Et je suis toujours comme ça.
Interrogée, à 16 ans, à l'école de danse de l'Opéra de Paris (Antenne 2, 6 avril 1981).
Pourquoi cette difficulté à échanger ?
Elle est peut-être familiale. Je suis la petite-fille de Catalans débarqués en France après la guerre d'Espagne. Ma grand-mère paternelle parlait très mal le français, ne savait ni lire ni écrire, était solitaire et dure, détestait les autres. Sans doute à cause d'une enfance particulièrement difficile et meurtrie. Je n'ai jamais rien pu savoir de son histoire ni de sa relation à mon père, qui avait construit autour d'elle un mur de silence. Mes parents étaient des gens droits, qui m'ont appris l'importance d'être honnête, de respecter et d'être respectable. De faire toujours « au mieux ». Ne pas faire au mieux, avec la chance que j'ai, ne me semblerait pas juste. Ma rigueur, mon perfectionnisme ont à voir avec ce sens de la justice qui vient de mon éducation. Et ce qui est injuste me rend profondément malheureuse.

En 2004, Vogue veut des photos d’elle. Elle ne s’imagine pas photographiée par un photographe de mode, elle propose alors une série d’autoportraits devant un miroir.

C'est difficile d'être juste dans ce métier ?
Oui. C'est pourquoi je me suis si souvent rebellée contre des chorégraphes incapables de me donner les bonnes raisons. Par instinct de conservation. C'est pour ça, aussi, que j'ai quitté l'Opéra de Paris, où William Forsythe, artiste invité par Noureev, m'avait précisément enseigné, dès France Dance en 1983 et surtout In the middle somewhat elevated, en 1987, qu'il avait conçu pour moi, combien il est essentiel de faire des choix. Il nous avait complètement déstabilisés en demandant des choses qui semblaient alors effrayantes à l'Opéra : improviser, faire que la tête fonctionne avec le corps ou que la danse soit régie par des formes mathématiques. Quel déclic ! C'était soudain une autre façon de bouger et d'être. Une énergie positive. Une liberté. Je me souviens avoir osé lui proposer de couper mes cheveux pour le spectacle, chose jusqu'alors impossible à l'Opéra, et il m'avait dit « Fais-le. » Il nous poussait même à dessiner nos costumes !
De quoi vous donner à jamais le désir de travailler avec des créateurs vivants, différents, Russell Maliphant et Akram Khan aujourd'hui ?
J'aurais pu m'installer sagement derrière le répertoire. Mais j'ai toujours eu envie de vivre au présent, de partir ailleurs, de me fixer des challenges physiques et personnels. Alors j'ai sollicité les rencontres. La danse de Russell Maliphant me plaisait pour son extrême puissance et sa paradoxale douceur ; celle d'Akram Khanpour ses racines lointaines, traditionnelles, le kathak ­indien, et son goût de la modernité.
Le goût des extrêmes ?
Le goût du « connais pas », le goût du « apprenez-moi », le goût du « gardons toujours les yeux ouverts »...


Justement, vous vous êtes photographiée nue pour Vogue. Vous aimez regarder ce corps, qui apparaît dans vos clichés plutôt androgyne, à la fois masculin et féminin ?
En 2004, Vogue voulait faire des photos de moi. Mais je ne suis pas un top-modèle. Je ne me voyais pas photographiée par des photographes de mode. Et qui, après tout, peut mieux que moi représenter ce que je suis ? J'ai donc décidé ces autoportraits devant un miroir. J'ai l'habitude des miroirs dans les studios de répétition... Mon mari, Gilles Tapie, lui-même photographe, a juste installé l'appareil photo où il fallait. Et je me suis amusée. C'est vrai que mon corps peut paraître masculin, ce que je ne souhaite pourtant pas. Mais j'ai eu un entraînement acrobatique, qui a développé cet aspect « viril ». Et mon père me disait constamment de me tenir droite, de rentrer la poitrine. Dans ma génération, on n'était pas dans la culture actuelle du « montrer », on ne se mettait pas en avant, on ne s'exhibait pas. Ça ne m'empêche pas de me sentir très femme. Même si j'ai l'habitude de me rebeller et de dire vertement ce que les femmes n'osent pas souvent exprimer.
Vous vous dites timide, mais cette nudité ?
Pour les danseurs, elle n'a pas la même importance. Nous passons notre temps à nous habiller, déshabiller, à toucher notre propre corps et celui du partenaire pendant le travail. Ma timidité est par rapport aux autres, pas par rapport à mon corps. Le corps, tel qu'il est, reflète la personne telle qu'elle est.
Vous aimez le vôtre ?
Ce serait injuste de ne pas le remercier. J'ai eu la chance d'avoir une bonne base, que je n'ai eu ensuite qu'à travailler, façonner, conserver. Je serais ingrate de ne pas être profondément reconnaissante de ces qualités-là. Pour se dépasser, franchir les limites, il faut y aller « avec » son corps, ensemble, jamais « contre ». Alors seulement, on peut forcer. Car il faut toujours forcer. Pour pouvoir partir autre part.
Quelle est la qualité majeure de ce corps ?
M'avoir donné du plaisir même dans la souffrance, les courbatures, les élongations.
Comment travaillez-vous ?
Si je n'ai pas de spectacle en cours, juste une heure d'exercice quotidien. Je peux simplement marcher avec mes chiens... Je déteste tellement m'accrocher à la barre. J'ai tout essayé, pourtant : apprendre l'italien, le japonais avec des écouteurs sur les oreilles pendant que je répète sans fin les mêmes exercices. De toute façon, je sais, maintenant, comment garder la machine sous tension. Ne croyez pas pour autant que je souffre moins à l'entraînement. Car on demande toujours à son corps d'aller plus loin, plus vite, plus haut. Sa flexibilité, sa force s'entretiennent justement de ce que vous lui demandez. Mais jusqu'où ? Jusqu'à la rupture ? Jusqu'au vertige ? Quand on est jeune danseur, on ne s'économise pas. On y va. On veut tout manger. Ne rien rater. Et de mon temps, à l'Opéra de Paris, aucun spécialiste n'était là pour vous dire qu'il vaudrait mieux laisser ­reposer ce corps en pleine effervescence un à deux jours par semaine. Que, sinon, il paierait plus tard chèrement toutes ces microblessures qu'on préfère ignorer. Car, dès que vous arrêtez, même quelques jours, vous perdez vite...
Et comment travaillez-vous une création ?
Là je répète six heures par jour avec le chorégraphe. Et le soir, après le spectacle, j'alterne bain glacé d'une minute — avec des kilos de glace jetés dans l'eau, c'est très, très froid... —, douche chaude de trois minutes, re-bain glacé d'une minute, re-douche chaude de trois, pour finir sur le bain glacé. Les rugbymen font pareil. Ça fait circuler le sang, le corps élimine.
Mais c'est inhumain !
Un jour, je suis allée voir une sophrologue aveugle, et elle m'a examinée et m'a dit : « Il y a une petite fille curieuse en vous, mutine, une espèce de petit diable. » Cette petite fille insatiable m'aide, m'entraîne vers ce que je ne sais pas faire, regarde partout autour d'elle. Même hors de scène. Cultiver mon jardin, du temps où j'habitais Londres, m'a par exemple appris beaucoup de choses. J'ai découvert la nature, ses cycles, sa patience, ses rythmes, ses lois, son impuissance, aussi, face à notre arrogance. Moi qui suis si impatiente, j'ai enfin compris que chaque chose a son temps. Certaines sont inévitables, il faut s'y préparer. Pour dominer cette tristesse, cette nostalgie que je déteste.
Votre engagement écologique vient de là ?
Sans doute. J'ai d'abord essayé d'avoir des comportements écologiquement corrects, un peu naïfs sans doute, comme ne pas dépenser trop d'électricité et d'eau. Et puis je me suis prise au jeu, je me suis renseignée, documentée. J'ai lu et rencontré Paul Watson, fondateur de l'association Sea Shepherd Conservation Society, dédiée à la protection de la vie marine (invité du numéro double de Télérama, le 6 août). J'ai réalisé grâce à lui que la chasse à la baleine ou au requin détruisait tout un équilibre, toute la chaîne alimentaire du peuple de la mer. Je n'ai plus eu envie de manger de poisson et de participer au massacre ambiant ! Et bientôt plus envie de manger de boeuf, ni de poulet non plus. Quand on voit toute l'eau, toute l'électricité et toutes les tortures que nécessite leur élevage industriel et de même le moindre produit laitier... Plus de 7 000 litres d'eau pour un simple poulet, 15 000 pour un kilo de steak, et même pas bons ! On en consomme trop. On est en train de tout détruire. Dès 2050, un milliard d'êtres humains n'auront plus accès à l'eau potable. Il faudra que les populations se battent pour en avoir, on va s'entre-tuer. Je ne veux pas faire partie de ceux qui pillent la planète, je suis devenue végétarienne, vegan, comme on dit en Angleterre.
C'est-à-dire ?
Ni viande, ni poisson, ni produits laitiers. Idéalement aucun produit d'origine animale, issu de la souffrance animale, dans toutes les facettes de votre existence... Je ne veux pas manger ce que l'industrie veut que je mange pour se faire plus d'argent ­encore et détruire la planète... Si on m'avait dit, quand j'avais 20 ans, que j'adopterais pareille conduite — moi qui me gavais de chips, de saucisson, de Coca-Cola, hors de toute diététique... j'ai la chance de pouvoir manger sans grossir tout ce que je veux —, j'aurais hurlé de rire ! Mais aujour­d'hui, on ne peut plus dire qu'on ne sait pas et se comporter de manière irresponsable : on sait. Allez plutôt voir sur Internet la très provocatrice interview de l'Américain Gary Yourofsky à la télé israélienne sur l'« holocauste » des animaux aujourd'hui : soixante milliards par an !
Vous vous engagerez plus publiquement encore dans l'écologie, quand vous arrêterez la danse ?
Je vais d'abord voir comment vivre sans la danse... Ce n'est pas une mince affaire de se récréer un équilibre. J'ai peur. D'autant que je ne sais pas planifier, je ne sais pas calculer. Je n'ai ­jamais su.
Qu'allez-vous regretter le plus ?
La scène. Ce moment pour lequel on se prépare toute une vie et qui remplit une vie, qui rend plus que vivant, au-delà du vivant. Les saluts, aussi, cette reconnaissance, cet amour qu'on reçoit, qu'on prend tout à coup. Moi qui ai eu si longtemps la hantise de ne pas être comprise, qui arrivais d'une autre culture et m'attirais les sourires en coin des partenaires dès que j'essayais quelque chose de différent. Du coup, je réservais mes interprétations à la scène, où j'étais enfin libre d'oser ce que je voulais. La scène, mon espace de liberté et de plaisir...
Vous disparaissez de manière un peu théâtrale. Comme Greta Garbo ?
Ne dites pas ça ! C'est une décision difficile, je ne veux pas faire « comme ». Je n'ai jamais voulu faire « comme ». D'autant qu'une danseuse n'est pas une actrice, qui peut encore jouer de beaux rôles âgée. Peut-être aimerais-je d'ailleurs faire du théâtre... Mais pas incarner la grand-mère de service dans les ballets classiques ! Ce qui me plaît, m'a toujours plu, c'est me lancer à fond. Je ne veux pas ce qui ne me transporte pas. Pendant des années, dans toutes les compagnies où j'étais, j'ai vu arriver de très jeunes danseuses, et d'autres partir à la retraite complètement déboussolées. J'en ai conclu qu'il fallait se préparer. Nous, les danseurs, avons plus conscience du temps qui passe. Mais pleurer n'empêche rien, ne sert à rien. Comme du temps où j'étais, petite fille, à l'internat. Se lamenter ou accepter. J'accepte. Chaque problème a sa solution. Je n'ai pas le choix.