mercredi 28 décembre 2022

Le traducteur traduit

 


Le traducteur traduit

Jacques Darras


Le traducteur 

traduit

C’est l’évidence, le traducteur traduit, c’est sa fonction, son plaisir, sa passion, son triste lot de traducteur, etc. Tout cela ensemble. Alors pourquoi user du pléonasme pour marquer le constat ? Qu’est-ce que cela induit, qu’est-ce que cela « traduit » ? S’agit-il de montrer que la traduction est elle-même redondance ? Qu’un traducteur est quelqu’un qui duplique, qui double et dédouble ? De la duplication à la duplicité, on sent qu’il n’y a pas loin. Dire : « le traducteur traduit », c’est user du redoublement pour dire l’équivoque simplicité de l’acte de traduire.

En quoi l’on a bien raison. Étant les maîtres de l’énonciation au moment où nous écrivons « le traducteur traduit », et pour peu que nous mettions quelque talent à garder masqué notre propos, nous pourrions d’ailleurs faire preuve de duplicité infinie devant vous, lecteur. Nous pourrions aller jusqu’à édifier, avec votre complicité, une théorie de la traduction reposant sur le double, la copie, le deux, que sais-je encore. À l’issue de quoi vous n’auriez certainement rien appris. Sinon qu’il y a toujours de la trahison dans les relations humaines et que la traduction, précisément, est le lieu par excellence de la trahison. Son laboratoire même, e tutti quanti.

Assez joué, démasquons-nous ! Le maître du sens que nous prétendions être et qui jouait avec votre bienveillance, qu’il s’avance maintenant à nu ! L’ambiguïté de la langue, française en l’occurrence, nous a permis de nous dissimuler. Pour qui se place en position d’énonciateur, les mots constituent en effet un espace de jeu illimité. Les homo- ou dys-sémies ou phonies permettent toutes les formes de puérilité possibles ou imaginables. Quand j’énonçais, par exemple, « le traducteur traduit », je voulais tout aussi bien signifier le verbe « traduire » à la troisième personne du singulier du présent que le participe passé du même verbe. Il peut arriver que le traducteur qui traduit soit son tour traduit, en effet. Qu’il passe de sa position verbale active à la passive.

C’est en particulier ce qui se produit lorsque le traducteur « traduit » est lui-même – nouveau masque – poète. Voici qu’il s’expose alors à être démasqué par son propre traducteur. Il devra assister, passivement, à la mise à nu, par la traduction, de son propre texte. L’opération risque in fine de le renvoyer comparativement à la nudité (la nullité ?) de son texte original.

Tombant le masque de l’énonciateur anonyme et prêt à prendre l’exemple de ma propre personne, j’entre ici dans l’arène. Il y a quelques années, je consacrai une séquence de poèmes à la mer. La régularité d’expiration des vagues se fracassant sur le sable m’inspire depuis toujours. J’y vois une étonnante proximité d’image entre les ondes plissant la surface de l’eau et les vers déferlant sur la plage du poème telle une succession de vagues. Amené à faire un choix entre tous les poèmes que m’avait inspirés mon sujet, je finis par en écarter une bonne moitié. Dont l’un traitant ironiquement de l’oiseau des plages par excellence, la mouette. Le voici.

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles sont les mouettes

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles font la garde de la mer en notre                                                                                                                                   absence

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles se conforment à leur plan de vol

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles sont des chiens avec des ailes

ce qu’il y a de bien c’est que leur caninité ne s’impose pas, les voyant

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles ne cessent jamais d’être elles-mêmes

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est leur mouettitude

ce qu’il y a de bien à leur mouettitude c’est la surveillance de la mer

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur surveillance policière

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur communauté policière

ce qu’il y a de bien c’est leurs piailleries leur sifflet leur aboiement

ce qu’il y a de bien c’est une mouette sur chaque balcon le matin

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles ont la domesticité canine extérieure

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur peu de coût d’entretien

ce qu’il y a de bien leur diète d’épluchures de miettes de pain

ce qu’il y a de bien aux mouettes les miettes qu’elles happent au vol

ce qu’il y a de bien aux mouettes la vigilance canine des miettes

ce qu’il y a de bien aux mouettes qu’elles soient miettes-mouettes

ce qu’il y a de bien qu’elles soient l’émiettement du pain bleu du ciel

ce qu’il y a de vraiment très bien oui qu’elles soient la police                                                                                                                              poétique

ce qu’il y a de mieux encore qu’elles soient police poétique                                                                                                                                             spontanée

ce qu’il y a de bien qu’elles endossent le bleu de travail poétique

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est cela leur édilité naturelle

ce qu’il y a de bien c’est leur air de vacance administrative constante

ce qu’il y a de bien avec elles c’est leur fonctionnariat de villégiature

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles ne le sont pas

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles font les mouettes

ce qu’il y a de bien c’est qu’il ne soit pas nécessaire de les inventer

Je jugeai donc ce poème inapte à entrer dans la séquence choisie. Ne me convenait sans doute pas son ton ironique, grinçant même. J’avais par ailleurs retenu deux autres poèmes plus sensibles (plus poétiques ?) sur le courlis, oiseau mythique dont le chant me transporte, et un autre sur la sterne, infatigable et frêle dévoreuse de kilomètres d’un bout à l’autre de la Terre. Trop familières et pour tout dire trop urbaines, les mouettes, que l’anglais qualifie de scavenger, se virent donc refuser droit de cité.

Les récupéra quelques mois plus tard mon ami Richard Sieburth. À la suite de quelle opération ? Je suis incapable de me le rappeler. Tout ce que je puis certifier, c’est que Richard n’aura pas fouillé dans ma corbeille à papier pour en déplier les ailes chiffonnées d’un papier-mouette jeté là par dépit. Sans doute lui avais-je moi-même confié quelques-uns de mes textes promis à la déchetterie. Quelques mois passant, je voyageai jusqu’à son repaire à lui sur les plages de Sandy Hook, New Jersey, où les mouettes ont l’aspect de puissants goélands gris grands consommateurs de crabes qu’ils extraient d’une eau grise, Manhattan se profilant dans le lointain.

Richard est un érudit d’origine allemande éduqué à Concord, puis en Suisse puis en Angleterre et finalement à Harvard. Sa « fluence » dans les langues allemande et française est proprement stupéfiante. Ayant longtemps enseigné la littérature française à New York University (NYU), il a publié de nombreux articles savants dans de multiples revues, dont le Times Literary Supplement ; publié les Cantos d’Ezra Pound dans des éditions qui font date ; traduit les poètes de la Renaissance Maurice Scève ou Louise Labé ; il travaille à présent sur le Pauvre Belgique de Baudelaire qu’il traduit.

Le traducteur traduit

Richard Sieburth

À Sandy Hook, au sud de Newark, mon ami veille très tard sur le balcon de sa maison qu’il a fait surélever d’un étage après le passage de l’ouragan Sandy en 2012. C’est donc là que sont venues se percher mes mouettes, mes miettes de poèmes, avec lesquelles il a dialogué dans toutes les langues qu’il connaît, y compris sans doute le dialecte de l’anglais aviaire. Voici comment il les a apprivoisées :

what’s cool about seagulls is that they are seagulls

what’s cool is that they patrol the sea in our absence

what’s cool is that they absolutely follow their flight paths

what’s cool is that they are dogs fitted out with wings

what’s cool is that looking at them we don’t realize that they are                                                                                                             dogs

what’s cool is that they never cease being themselves

what’s cool about gulls is their seagullishness

what’s cool about their seagullishness is that they oversee the sea

what’s cool about seagulls is their police force

what’s cool is their sirens their whistles their barking

what’s cool is a seagull on every balcony every morning

what’s cool is that they are pet dogs on the loose

what’s cool about seagulls is that their upkeep costs virtually                                                                                                                 nothing

what’s cool is that they live off peels and bread crumbs

crumbs that they scarf up on the fly like dogs on the sly

what’s cool about seagulls is that they are like crumbs

of the blue bread of the sky what’s truly cool

is that they are the policemen of poetry even more cool

that they so spontaneously exercise their policing of poetry

what’s cool is that they are the thin blue line of poetry

that they are the born graduates of the police academy

what’s cool is that they all resemble off-duty cops

what’s cool is that they seem to be on paid vacation

what’s cool about seagulls is that they act as if they were seagulls

what’s cool about seagulls is that you don’t even have to invent                                                                                                                          them

Bravo Richard ! Qu’on me permette de me dédoubler, de me dédouaner de mon propre poème pour le féliciter du sien. J’ai bien dit : du sien. Tout poète est un traducteur en puissance. L’inverse n’est pas toujours vrai. Dans le cas de Richard Sieburth, si ! Pourquoi son poème, ou si l’on préfère mon poème dans sa version à lui, est-il meilleur que le mien ? Par son sens de l’inégalité absolue des deux langues. C’est dans l’exacte disparité de l’entre-deux que traduit le traducteur.

Ainsi, « mouette » en français attire « miette », presque nécessairement. Pour qui a déjà émietté du pain depuis le balcon d’un immeuble maritime, cela tombe sous le sens. L’avantage de la « mouette » anglaise sur la française tient cependant à l’ampleur de son envergure lexicale. « Gull », en anglais, est double, est duplice. Certes, « gull » signifie « mouette », mais également l’homme crédule, voire niais. Rien de tel avec l’oiseau de notre rive, qui sous aucun prétexte ne trahirait ni ne renierait sa rigidité de prédateur. Trop fière la « mouette » !

Il y a une ductilité propre à la langue anglaise, non moins évidente dans la façon dont l’apostrophe de « what’s » crée un appel d’air où s’engouffre et monte l’oiseau. L’apostrophe est ici comme une miette de pain de ciel. Sans compter l’usage de « cool » qui offre au poème une touche pop. Comme les plages également populaires sur chaque rive de la Manche, Brighton ou Fort-Mahon. De sorte que, traversant le Channel, mon poème a l’air de s’encanailler. Qu’il irait facilement se percher, se dit-on, sur les portées musicales d’un groupe pop (songster).

Disant cela, je crois humblement reconnaître devant vous, fût-ce à mon désavantage, ce qui peut constituer le gain d’une traduction sur un original. Je ne crois pas avoir totalement démérité dans mon poème, en essayant d’ironiser sur notre trop grande tendance au concept par ma « mouettitude ». Pour la dévaluation, un « ish » suffit en anglais. « Gullish » ramène l’oiseau idéal à ses épluchures. Difficile de concevoir un Mallarmé anglais dans un tel contexte, bien qu’il se soit escrimé à classifier « les mots anglais ».

J’insiste donc : un poème appelle urbi et orbi sa traduction. C’est une loi cardinale. Un poème ne se conçoit jamais sans son ou ses doubles. Qu’il suggère, qu’il suscite. J’irai même jusqu’à dire qu’un poème appelle son double en inégalité. Lui (poème) dit : nous sommes nés pour nous traduire les uns les autres car nous sommes frères égaux d’inégalité. Direct et complexe est chaque fois l’appel, il y a partout des Manche à mesurer et à franchir. Comme l’amour ou l’amitié, la poésie est, en ce sens, une élection mutuelle. Traduire, un acte poétique amoureux. Nous sommes tous traducteurs d’amour. À ce titre, je ne connais pas de transitivité plus forte que la traduction écrite du poème. Le poète accepte crânement de se perdre en l’autre jusqu’à être défiguré.


Jacques Darras a récemment publié L’indiscipline de l’eau (Poésie/Gallimard, 2016) et Réconcilier la ville (Arfuyen, 2017). Il a traduit entre autres Walt Whitman (Poésie/Gallimard 2002 ; Grasset, 2009), William Blake (Poésie/Gallimard, 2013), Samuel Taylor Coleridge (Poésie/Gallimard, 2007), Malcolm Lowry (Sous le volcan, Grasset, 1987 ; 2009). Il a reçu le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
Retrouvez tous les articles de notre dossier consacré à la traduction.

EN ATTENDANT NADEAU



mardi 27 décembre 2022

La poésie bilingue

 

Nicanor Parra



La poésie bilingue

par Santiago Artozqui
15 août 2017

L’édition bilingue de recueils de poésie est une pratique répandue dans le paysage éditorial français, en vertu du principe, essentiel en traduction, selon lequel l’original fait référence. Mais peut-on mettre de tels livres entre toutes les mains ?

Traduire un poème est l’une des activités les plus intéressantes et les plus difficiles qui soient, parce qu’elle implique de restituer autant de caractéristiques du texte original que possible. Tout compte : le sens, le son, le rythme, la graphie, les assonances, la densité, les références… Pour le traducteur, la tâche est extrêmement ardue : il doit faire plus de choix que d’habitude, et la note, cette espèce de stigmate judéo-chrétien où il bat sa coulpe et confesse ses errements, ne lui est d’aucun secours. Elle brise cela même qu’elle veut préserver, car il en va des poèmes comme des histoires drôles : quand on doit les expliquer, ça ne fonctionne plus. Pourtant, ces choix, il faut les faire, car, sans eux, pas de traduction. Alors, comment permettre au lecteur de « perdre » un peu moins de substance ? Nombreux sont les éditeurs de poésie qui ont répondu à cette question en publiant dans le même ouvrage les originaux et leur traduction ; en bilingue, donc.

Traduction poésie bilingue

À première vue, c’est une bonne idée, qu’on peut mettre en pratique de deux façons, en présentant les textes en vis-à-vis ou consécutivement, et qui dans les deux cas présente des avantages, que l’on comprenne ou non la langue d’origine. Par exemple, En attendant Nadeau a publié la traduction d’un poème de Ko Un, « Un temps avec les poètes morts », suivi de l’original. Remarquons que l’on peut ne rien connaître au coréen et néanmoins apprécier la beauté graphique du poème, la régularité des signes, leur symétrie… On peut même aller plus loin et noter que les septième et huitième vers du deuxième paragraphe, que Ye Young Chung a traduits par « Je suis plus que moi-même / Tu es plus que toi-même », ne diffèrent que par le premier et le troisième idéogramme… En observant cette graphie étrangère, on « analyse », on fantasme un peu, mais d’une certaine façon on a l’impression de mieux approcher la culture de l’autre. Le choix de la présentation en consécutif est également celui des « Cahiers de poésie bilingue » édités par les Presses Sorbonne Nouvelle, qui publient de la poésie contemporaine – Konstantin Pavlov, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nilolov, ou Maria Tsoutsoura, trad. du grec par Stéphane Sawas –, mais aussi des classiques comme ces Poèmes de l’Inde ancienne, traduits par Nalini Balbir, écrits entre le IIIe et le Ve siècle de notre ère. Néanmoins, toute médaille a son revers. La consultation de l’une et l’autre versions oblige à tourner sans cesse les pages. On peut rapidement se perdre et surtout perdre de vue le poème : en effet, devant le texte magnifique et poignant de Ko Un qui chante la présence des âmes des poètes morts en chacun d’entre nous, il serait dommage de se contenter de deviner comment s’écrit « toi-même » en coréen.

Cette dérive de l’attention est encore plus flagrante quand on présente les traductions en juxtalinéaire. Car, en consécutif, on aura tendance à lire le texte dans son ensemble et à se laisser aller vers lui plutôt qu’à faire des va-et-vient systématiques entre les deux versions. Mais lorsqu’on dispose l’original sur la page de gauche (aussi nommée « fausse page » dans le jargon éditorial) et sa traduction française sur celle de droite (la « belle page », qu’on réserve traditionnellement à notre « belle langue » dans les éditions de poésie bilingue), on incite le lecteur à comparer l’original et la traduction. Est-ce une bonne idée ? Cela dépend. Pour celui qui n’a jamais lu le poème, plutôt non, car cette mise en page, au lieu d’ajouter du sens, va créer un filtre supplémentaire (la tentation de la comparaison) entre le lecteur et le texte. Quand on veut découvrir un auteur, c’est le meilleur moyen de passer à côté. À moins d’être doté d’une volonté de fer ou d’une totale absence de curiosité (caractéristiques qu’on n’associe pas nécessairement au lecteur de poésie), il est difficile d’empêcher l’œil de glisser sur la fausse page et le cerveau de sortir du texte. Pour qui connaît déjà l’œuvre, c’est différent. Une relecture s’accommode en effet fort bien de la présentation juxtalinéaire, laquelle permet de creuser plus loin dans le texte et ouvre des pistes, des perspectives. On peut ainsi, quand on connaît la langue de l’original, tenter de comprendre tel ou tel choix de traduction, la mise en avant de telle facette plutôt que de telle autre (comme l’explique Jacques Darras dans « Le traducteur traduit » à propos du mot « pas », selon qu’on l’interprète comme une négation ou comme le fait de marcher).

Lorsqu’on dispose de plusieurs traductions d’un même texte, cela devient passionnant, parce qu’on est en mesure de comparer les lectures, les approches et la visée de chaque version. On trouvera par exemple qu’une traduction rend mieux le souffle, qu’une autre est plus précise, qu’une troisième réunit les qualités des deux premières, mais au détriment de la métrique… Tout cela met au jour des aspects d’un texte très utiles à qui étudie la traduction ou en a fait son métier, mais qu’un lecteur lambda peut également apprécier, parce qu’il en retirera une compréhension plus profonde de l’œuvre. D’ailleurs, les lectures les plus « exotiques » révèlent souvent des aspects jusque-là ignorés d’un texte. J’en veux pour preuve l’excellentissime recueil que l’éditeur manceau Les doigts dans la prose a publié il y a trois ou quatre ans, une édition quadrilingue des Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky, qui présentait les versions de telle sorte qu’on pouvait lire en vis-à-vis les traductions françaises de Claude Ernoult (1987) et d’André Markowicz (2013), et constater à quel point elles diffèrent. Sans aller chercher les exemples les plus extrêmes, citons simplement les vers 3 et 4 du sonnet XIX :

« Six heures, c’est l’instant où s’interrompt la vie

sans qu’au cadran solaire un arrêt soit marqué. »   (Ernoult)

« La vie s’arrête à 6 P.M. de soir

en soir sans déranger le char solaire. »        (Markowicz)

Subitement, Brodsky semble moins hugolien !

Traduction poésie bilingue

Joseph Brodsky

Toutefois, dans certains contextes, l’original et sa traduction ne suffisent pas. C’est le cas de la Fable de Polyphème et Galatée, de Luis de Góngora, publiée l’automne dernier chez Gallimard dans une traduction de Jacques Ancet (lequel a en outre rédigé une préface aussi érudite que passionnante sur l’auteur, la poésie du Siècle d’or espagnol, la nécessité de la retraduction et les raisons qui ont motivé ses choix : un véritable essai qui mériterait une recension à lui seul). Luis de Góngora est un poète hermétique, notamment en ce qu’il suppose que son lecteur connaît déjà l’histoire qu’il va lui raconter. C’était vrai à l’époque, ça ne l’est plus aujourd’hui. Chaque binôme poème/traduction est donc assorti d’un troisième texte, une version en prose qui « aide le lecteur à s’orienter dans le labyrinthe syntaxique ou la concentration souvent très elliptique de l’écriture de Góngora, ainsi que dans le tissu d’allusions mythologiques que suppose la lecture de la fable ». La nécessité de ce triptyque confirme qu’on traduit dans le temps aussi bien que dans l’espace, et que la langue d’un auteur n’est pas qu’un lexique assorti d’une syntaxe et d’usages, mais bien la partie émergée du contexte culturel et social dans lequel il écrit (phénomène qui n’est une surprise pour personne, mais que la Fable de Góngora illustre parfaitement).

 

Traduction poésie bilingue

Luis de Góngora par Diego Velasquez

Reste le cas le plus fréquent, la traduction bilingue en juxtalinéaire, comme décrite plus haut. Citons quelques exemples classiques : Emily Dickinson, Poésies complètes, traduit par Françoise Delphy (Flammarion) ; Paris, d’E. E. Cummings, traduit par Jacques Demarcq (Seghers) ; ou encore le magnifique pavé de Nicanor Parra dont a parlé En attendant Nadeau, traduit par Bernard Pautrat avec la collaboration de Felipe Tupper (Seuil). Le Parra, 700 pages, 1 027 grammes ; le Dickinson, 1 472 pages, 1 215 grammes. À l’évidence, des ouvrages plutôt destinés aux tables des bibliothèques qu’aux guéridons des terrasses estivales. Et pour les avoir longuement consultés ces derniers temps, notamment en vue de la rédaction de cet article, j’ai constaté que « l’expérience de lecture », comme disent les Anglo-Saxons, était effectivement modifiée par la présence de l’original en vis-à-vis de sa traduction, pour les raisons citées plus haut. Alors, peut-on mettre ces ouvrages entre toutes les mains ? Oui, bien sûr, ce n’était d’ailleurs qu’une question rhétorique. Lire de la poésie en bilingue, ce n’est ni mieux ni moins bien que d’en lire en version originale ou en version française, c’est simplement différent (et un peu plus fatigant, parce qu’en moyenne les bouquins sont deux fois plus lourds).


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EN ATTENDANT NADEAU 



lundi 26 décembre 2022

Hommage aux orientalistes du passé

 


Hommage aux orientalistes 

du passé

par Philippe Cardinal
15 août 2017

Étonnant ouvrage que celui de Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire, qui résonne, sinon comme une défense − de nos jours passablement à contre-courant − de l’orientalisme tout court, mais au moins comme un hommage rendu aux orientalistes d’autrefois et à leurs œuvres.


Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire. Actes Sud, 240 p., 23 €


C’est peu de dire, en effet, que ceux-ci, depuis bientôt un demi-siècle, ont cessé de jouir du prestige qui était autrefois le leur et ont paru même en être les premiers conscients. Ainsi, en 1973, à Paris, l’institution centenaire du Congrès des Orientalistes décide, à l’occasion de sa séance annuelle, de s’auto-dissoudre… À l’époque, nul ou presque ne revendique déjà plus la qualité d’orientaliste. Les spécialistes de l’« aire orientale » se présentent sous le rempart d’autres disciplines. On est désormais linguiste, historien, géographe, sociologue, par exemple, du Maghreb ou de la péninsule arabique, bien plutôt qu’orientaliste ; et l’on étudie, veut-on croire, la poésie préislamique ou la dynastie abbasside comme on le fait du roman victorien ou de l’épopée napoléonienne.

La publication, en 1978, du célèbre ouvrage de l’universitaire palestino-américain Edward Saïd (1935-2003), L’orientalisme, met ensuite les choses à leur place et appuie là où ça fait mal. Le livre, on le sait, démontre l’existence de liens inextricables entre orientalisme académique et impérialisme colonial, explicitant de façon irrécusable les mécanismes et la nature coupables de cette relation perverse.  « Sa documentation est si riche, ses analyses portent souvent si juste, débusquent tant de fois l’ethnocentrisme arrogant des orientalistes savants et moins savants, qu’on pourrait croire, au terme de sa lecture, qu’il n’y a plus rien à dire sur la question », écrit à son sujet le professeur de philosophie et de sciences politiques helvéto-canadien Thierry Hentsch (1944-2005), dans un livre, L’Orient imaginaire, paru en 1988 avec moins de retentissement que celui de Saïd.

On fera toutefois reproche à Edward Saïd d’avoir développé son analyse à partir d’un corpus de textes écrits pour la plupart aux XIXe et XXe siècles − c’est-à-dire à l’époque coloniale − par des auteurs essentiellement anglo-saxons et français − ressortissants, donc, de puissances impérialistes −, faisant abstraction, dès lors, de ce que l’orientalisme a produit, notamment en langues latine et allemande, pendant plusieurs siècles. On s’étonnera aussi de cela que Saïd, raisonnant de façon quelque peu anachronique, se soit employé à déchiffrer, dans le regard que l’Europe a posé sur l’Orient avant le XIXe siècle, une « expression, déjà, de la rapacité et du mépris occidentaux », annonciatrice des conquêtes à venir, ainsi que le remarque Thierry Hentsch.

Pour être pertinente, cette critique du regard que l’orientalisme porte sur son objet, telle qu’elle est énoncée par Edward Saïd, « se heurte rapidement aux limites mêmes de l’ethnocentrisme qu’elle dénonce si elle se contente de fustiger ses manifestations les plus criantes et se croit quitte pour autant. […] L’ethnocentrisme, poursuit Hentsch, n’est pas une tare dont on puisse simplement se délester, ni un péché dont il faille se laver en battant sa coulpe. C’est la condition même de notre regard sur l’autre ». C’est ainsi que « l’Occident s’est intéressé à l’autre sans savoir qu’il s’intéressait à soi-même ; l’a représenté pour s’identifier ; l’a dénigré pour se rassurer (ou se faire peur) ; l’a rêvé pour se fuir ».

Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire

Couverture de « L’orientalisme » d’Edward Saïd (détail)

En résumé, le discours orientaliste serait marqué dès l’origine du sceau de l’opprobre et de l’infamie, de la collusion avec les forces impérialistes et colonialistes. Sans doute. Mais, à y regarder de plus près, cet Orient créé par l’Occident ‒ c’est là le sous-titre de l’ouvrage de Saïd ‒ ne serait que le miroir que l’Occident se tend à lui-même… Cet Orient insaisissable n’existerait nulle part hors de nos têtes d’Occidentaux. Et la quête que nous faisons de lui n’aurait pour objet que nous-mêmes !

Nous ne dirons pas que Pierre Larcher n’a que faire de ce grand débat. Nous ne dirons pas non plus qu’il regrette l’importance que ce débat a prise, laquelle a pour conséquence que ne peuvent désormais plus être abordées les questions relatives à l’orientalisme sans qu’on soit contraint de faire amende honorable ou d’avoir recours aux justifications de l’analyse introspective. Ce serait parler à sa place… Son ouvrage ne constitue en aucune manière une défense articulée de l’orientalisme non plus qu’un plaidoyer pro domo : « Que l’on ne se méprenne pas », écrit-il en conclusion de sa préface, « sur le sens de ce petit livre. Il ne s’agit pas d’une « réhabilitation » de l’orientalisme : il n’a nul besoin d’être réhabilité ». Tout juste Pierre Larcher revendique-t-il qu’il lui soit permis de « goûter et faire goûter » impunément aux œuvres qui constituent ce corpus colossal, qu’il soit savant ou « littéraire et, plus largement artistique, musical ou pictural ».

Orientalisme savant, orientalisme littéraire se présente comme une suite de sept articles ‒ qui sont autant d’« enquêtes réunies par un thème commun : celui de la connexion des deux orientalismes, savant et littéraire » ‒, tous ou presque ayant figuré naguère au sommaire de revues ou de bulletins spécialisés ou encore de mélanges publiés en hommage à des maîtres disparus. À l’exception du dernier, intitulé « Orientalisme et opéra » ‒ dont on comprend bien qu’il intéressera d’abord les mélomanes et les amateurs d’opéra ‒, chacun de ces courts essais est consacré à une œuvre littéraire, qu’il s’agisse du Zadig de Voltaire ou du Divan occidental-oriental de Goethe, des Orientales de Victor Hugo, ou encore de La peau de chagrin de Balzac…

Les lecteurs de Balzac se rappelleront qu’au début de l’ouvrage le héros du livre, le jeune marquis Raphaël de Valentin, alors qu’il est en proie à la déréliction et songe à mettre fin à ses jours, voit ses pas le mener, presque par hasard, dans la boutique d’un antiquaire qui bientôt lui offre un étrange talisman, constitué justement d’une peau de chagrin sur laquelle se trouve inscrite une bien étrange formule, une « sentence orientale » dont les effets délétères soutiendront ensuite toute la trame du livre.

Quand est publiée, en 1831, la première édition du roman, ladite sentence apparaît comme un texte en langue française, disposé sur la page en triangle, sur douze lignes, et présenté comme traduit du sanskrit. Ce sera encore le cas dans les deuxième (1831), troisième (1833) et quatrième (1835) éditions, nous apprend Larcher. Toutefois, à partir de la cinquième édition (1838), Balzac fait figurer dans le livre, juste avant sa « traduction » française, un texte en caractères et en langue arabes, censé donc être celui de la sentence originale. Pour autant, Balzac oublie de corriger sa page sur laquelle le texte en arabe continue, donc, d’être présenté comme étant écrit en langue sanskrite !

Curieusement, si, dans l’édition de 1838, ledit texte en arabe apparaît sous la forme d’une belle calligraphie, en revanche, dans toutes les éditions postérieures à celle-ci (1839, 1845, etc.) jusqu’à nos jours, le texte apparaît, moins élégamment, sous la forme d’une typographie dont « la qualité ira diminuant au fur et à mesure des rééditions », ainsi que l’indique Larcher.

Que s’est-il donc passé, dans les années précédant 1838, pour que « la « sentence orientale », censée être d’un brahmane indien et donc en sanskrit, se retrouve traduite en arabe tout en continuant d’être présentée comme sanskrite ? Et, accessoirement, pourquoi la calligraphie de 1838 se trouve remplacée dès 1839 par une typographie ? », s’interroge Pierre Larcher, dans celui de ses essais qu’il consacre, donc, à « la « sentence orientale » de La Peau de chagrin », avant de se lancer dans son enquête… Ses investigations nous montrent Balzac traversant l’Europe pour faire sa cour à Mme Hanska, et rejoignant celle-ci à Vienne, en 1835. Or, Mme Hanska, née Rzewuska, était apparentée au comte Wencelas Severin Rzewuski ‒ connu pour ses périlleux voyages en Orient, eux-mêmes motivés par sa passion pour le cheval arabe ‒, lequel se trouvait être lié à l’illustre orientaliste autrichien Joseph von Hammer (1774-1856), qu’il avait fait connaître à celle-ci. On comprend dès lors comment, par l’entremise de Mme Hanska, Balzac et Hammer s’étaient rencontrés, un jour de mai 1835, à Vienne, et avaient décidé de conserve de corser quelque peu l’édition suivante de La peau de chagrin en y faisant figurer un texte en langue arabe.

Pierre Larcher, Orientalisme savant, orientalisme littéraire

Médaille commémorative du congrès des orientalistes de 1873

Hammer s’était donc chargé de traduire, du français vers l’arabe, le texte de la « sentence orientale », tel qu’il était apparu dans le roman depuis sa première parution, ce texte étant lui-même présenté comme une traduction. Deux jours après avoir vu Balzac, Hammer écrit à celui-ci qu’il est satisfait de sa traduction et que celle-ci « sonne bien » en arabe « à cause de son laconisme sentencieux ». Il reste que ni l’arabe ni le français ‒ Hammer toutefois rédigeait souvent directement dans cette langue dont il avait une compréhension très fine ‒ n’était sa langue maternelle… Larcher tient notamment compte de ce paramètre dans l’analyse qu’il donne ensuite du texte traduit par Hammer, l’accompagnant de ses commentaires, le décortiquant, phrase après phrase, mot après mot, convoquant dans sa quête grammairiens arabes des siècles classiques, arabisants distingués, traducteurs chevronnés, linguistes européens, exégètes balzaciens, ou encore, et entre autres, l’écrivain André Pieyre de Mandiargues ou le bédéiste Georges Remi, plus connu sous son pseudonyme d’Hergé, et ses célèbres Aventures de Tintin. Il s’attache aussi à rendre un hommage appuyé à l’exceptionnel orientaliste à l’ancienne que fut Joseph von Hammer, lequel écrivait en français, en latin et, bien sûr, en allemand, et traduisait du persan ‒ le dîwân de Hafez (mort en 1389), notamment ‒, du turc ‒ le dîwân de Baki (mort en 1600), notamment ‒ et de l’arabe ‒ le dîwân de Mutanabbî (mort en 965), notamment.

Après que Hammer eut achevé la traduction de la « sentence orientale », on s’était mis en quête, relate Larcher, d’un calligraphe qu’on avait trouvé en la personne d’un Turc. Rappelons qu’à cette époque la langue turque ‒ à présent dite turc osmanli ‒ s’écrivait à l’aide de l’alphabet arabe et qu’un calligraphe turc, dès lors, maîtrisait, certes, la calligraphie arabe, mais non point pour autant la langue arabe. Il était capable, bien certainement, de recopier tout texte écrit en lettres arabes, mais n’en entendait pas forcément le sens. Et cette circonstance pourrait expliquer certaines incertitudes de la graphie arabe du texte tel qu’il sera repris ensuite dans toutes les éditions ultérieures de La peau de chagrin. Ainsi continuons-nous de suivre Pierre Larcher avec bonheur dans les méandres complexes de ses investigations. Si ce professeur émérite de linguistique arabe, spécialiste de poésie préislamique, dont il a donné maintes traductions, permet à son lecteur de l’accompagner en des parages parfois abstrus, c’est qu’il sait être simple en traitant de ces sujets et, surtout, qu’il fait partager à ce lecteur la jubilation qui est la sienne à résoudre certaines questions de pure érudition.

Ce que Pierre Larcher semble apprécier par ailleurs, c’est l’évocation de personnalités telles que celle de Joseph von Hammer, à l’exceptionnelle stature, ou celle encore d’Ernest Fouinet (1799-1845), aujourd’hui oubliée, dont il s’emploie à faire revivre le rôle auprès de Victor Hugo, lors de l’élaboration et de la conception des Orientales (1829). De fait, Fouinet abreuve Hugo, à la demande de l’écrivain et comme l’atteste leur correspondance, de traductions et de commentaires de poèmes d’auteurs arabes, persans et malais, ainsi que le reconstitue Pierre Larcher dans un autre de ses essais, « Autour des Orientales ». Hugo reprend bien, en notes, dans son recueil un grand nombre de ces textes, de ces fragments, allant jusqu’à citer quasiment in extenso les commentaires de Fouinet, à qui il n’adresse, assez cavalièrement, dans son livre, qu’un bref remerciement. Là encore, Pierre Larcher s’engage dans une enquête très serrée, identifie les références, retrouve les sources de chaque poème, de chaque fragment, consulte les manuscrits utilisés par Fouinet, ou les traductions latines qui, dans certains cas, avaient précédé les siennes, restitue les échanges entre Fouinet et Hugo, s’interroge sur l’influence qui a pu être celle du traducteur sur le travail de Hugo et rend à Fouinet, surtout, sa place d’« authentique pionnier en matière de traduction de la poésie arabe archaïque ».

Aux côtés de ces géants des lettres européennes que sont Balzac et Victor Hugo, Voltaire et Goethe, ou encore Lamartine et Aragon, Pierre Larcher veille à mettre en valeur cette autre galerie de personnages, composée de savants, autrefois illustres ‒ tel Joseph von Hammer ‒, ou restés obscurs ‒ tel Ernest Fouinet ‒, s’attachant à montrer quel fut leur rôle, parfois anecdotique, ou leur influence, parfois décisive, dans les processus créateurs ayant abouti à l’émergence d’œuvres majeures, et parfois même de chefs-d’œuvre, dus à ces auteurs immenses.

Orientalisme savant, orientalisme littéraire est un ouvrage divers, varié, riche et complexe ‒ sans jamais être compliqué ‒, précis, sérieux ‒ sans jamais être ennuyeux ‒, parfois drôle, prodigieusement documenté et non dénué d’un certain charme, en cela qu’il parvient à rendre passionnantes des questions de pure érudition. On fait le vœu qu’un tel livre soit de nature à réconcilier ceux qui se seraient éloignés de cet orientalisme qui « impressionne encore et toujours l’homme de culture d’aujourd’hui par la quantité et, souvent, la qualité des œuvres produites ».


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