mardi 17 janvier 2023

Salman Rushdie / Langages de vérité / La Rushdie touch

Langages de vérité. Essais 2003-2020 : la Rushdie touch


La Rushdie touch

par Claude Grimal
7 décembre 2022

Dans le questionnaire de Proust, auquel Salman Rushdie se soumet et qui clôt Langages de vérité, l’écrivain américano-anglais d’origine indienne affirme que le trait qu’il déplore le plus chez lui est la volubilité et, à la dernière question : « Comment aimeriez-vous mourir ? », il répond : « Je préfèrerais ne pas. »


Salman Rushdie, Langages de vérité. Essais 2003-2020. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Actes Sud, 400 p., 25 €


Souhait provisoirement réalisé en août dernier puisque Rushdie échappa de peu à la mort avant une conférence qu’il allait prononcer sur la liberté d’expression et l’accueil des écrivains en exil aux États-Unis. Quant au défaut qu’il se reproche, la volubilité, elle ne le dessert dans Langages de vérité que lorsqu’elle le fait se répéter ou parler « à vide ». Cela lui arrive lorsqu’il défend ses points de vue habituels sur la littérature ou dans des textes de circonstance (les discours au Pen Club ou aux cérémonies de remises de diplômes universitaires). Mais pour le reste, elle apporte vivacité au recueil.Langages de vérité. Essais 2003-2020 : la Rushdie touch

Salman Rushdie à Porto Alegre (2014). Photographie de Luiz Munhoz © CC2.0/Fronteiras do Pensamento

Celui-ci couvre les années 2003 à 2020 et vient après trois autres qui, depuis les années 1980, ont rassemblé les « essais » de l’auteur. Langages de vérité consiste en une quarantaine de réflexions pour l’essentiel sur la littérature, l’art, la politique, et offre aussi quelques évocations autobiographiques. La plupart des textes sont des réécritures d’articles, de cours ou de conférences. 

Dans « Contes fantastiques » et « Protée » qui ouvrent le recueil, Rushdie reprend un de ses vieux plaidoyers : la littérature fantastique et le merveilleux sont mieux à même de parler du monde actuel que le réalisme assez plat qui, lui semble-t-il, a envahi depuis un temps tout le terrain littéraire. Au témoignage, au compte-rendu, au récit autobiographique, qui répondraient à l’injonction actuelle du « écris ce que tu connais », il oppose l’imagination époustouflante et féconde de ses écrivains favoris : Italo Calvino, Günter Grass, Mikhaïl Boulgakov, Isaac Bashevis Singer… Rushdie, bien sûr, en les exaltant parle de lui-même, et monte, sans avoir à le dire, à la défense de sa propre œuvre, reçue depuis quelques décennies de manière mitigée. On le suivra ou non dans son argumentation ; on pourra même questionner son diagnostic dans la mesure où une partie de la littérature semble atteinte aujourd’hui autant du prurit non réaliste – voir le succès de la « fantasy » – que de celui du « vrai ». 

Rushdie reprend aussi, cette fois-ci au nom de sa propre œuvre, des idées un tantinet superficielles et démodées sur l’écriture postcoloniale que son statut de contre-attaquante par rapport à l’ex-empire aurait menée à toutes les inventivités. Admettons. Voilà qui permet en tout cas à Rushdie d’aborder dans « Les débuts d’un autre écrivain » l’histoire de ses apprentissages. Peut-être l’a-t-il dit ailleurs mais on apprend ici qu’il a d’abord gagné sa vie à Londres en rédigeant des slogans publicitaires pour les bonbons Aero et qu’il inventa une campagne avec le mot « bulle » : « le plus délectabulle des chocolats », ou « adorabulle, ou « ineffabulle », etc. On le suit pendant les années 1970 dans la capitale anglaise dînant au Gaylord, restaurant indien sur Mortimer Street (qui existe toujours mais en plus chic) et feuilletant les livres du « radical » et contre-culturel Compendium Bookshop à Camden Town (aujourd’hui disparu). On (ré)apprend comment l’inspiration lui est venue pour Les enfants de minuit et quels exemples littéraires l’ont inspiré. Dans d’autres textes, il poursuit une réflexion sur le monde en général avec, sans surprise, des positions anti-Trump, critiques à l’égard du Pakistan, défenseuses de l’athéisme (une quasi-impossibilité aux États-Unis), de la liberté d’opinion, etc. 

Salman Rushdie voit bien sûr le monde à la fois de sa position d’homme menacé et d’écrivain établi et privilégié qui a fréquenté les célébrités de son siècle : Philip Roth, Harold Pinter, Christopher Hitchens (athéiste radical), Carrie Fisher (la princesse Leia de La guerre des étoiles)… auxquels il consacre des articles où il se montre un ami sincère et compréhensif.

La critique littéraire proprement dite occupe peu de place dans le recueil, dans la mesure où n’apparaissent ni l’analyse du travail d’un écrivain ni celle de l’un de ses ouvrages. Mais on sait depuis Joseph Anton (2012), son autobiographie, que Rushdie a renoncé à ce genre d’écrit qu’il juge peu gratifiant. Ou bien l’intéressé, y expliquait-il, juge les éloges mérités et ne vous en sait aucun gré, ou bien, mécontent des réserves que vous avez pu émettre, il se mue en ennemi juré. Position donc à laquelle il se tient. Mais il n’a de toute évidence rien à craindre des plasticiens qu’il présente dans la dernière partie de Langages de vérité (Bhupen Khakhar, Taryn Simon, Kara Walker, Francesco Clemente…) et dont il fait des présentations enthousiastes et assez éclairantes.

Les 400 pages de Langages de vérité emmènent donc le lecteur sur des terrains divers. Curieusement, le terrain dont Rushdie se méfie le plus, le réalisme autobiographique (comme on le lit en particulier dans l’article « Autobiographie et roman »), est celui où il est ici le plus convaincant. Deux articles sont à cet égard frappants : « Noël », dans lequel l’écrivain raconte comment il est passé de l’exaspération pour cette fête à un quasi-enthousiasme, et « Pandémie », où il évoque le covid dont il a été atteint, les réactions de son entourage, la politique des puissants de ce monde vis-à-vis de la maladie, et énumère les vieux films qu’il a regardés pendant le confinement. Il a visionné tant de Nouvelle Vague française, dit-il plaisamment, que son prochain ouvrage pourrait bien en être influencé.

Un peu de « French touch » cinématographique dans son prochain roman, pourquoi pas ? Mais la « touche perso », malgré qu’il en ait, semble aussi lui réussir à merveille. Elle lui permet de mettre un peu de côté ses talents de prestidigitation et d’en exercer d’autres, moins acrobatiques mais plus touchants.


EaN a rendu compte de QuichotteDeux ans, huit mois et vingt-huit nuits et La maison Golden.
EN ATTENDANT NADEAU


jeudi 12 janvier 2023

Santiago Artozqui / Traduire Svetlana Alexievitch

 

Svetlana Alexievitch


Traduire Svetlana Alexievitch

par Santiago Artozqui
11 janvier 2016

© Jean-Luc Bertini

Traductrice de Boris Pasternak, Boris Pilniak, Nadejda Mandelstam et de bien d’autres auteurs en langue russe, Sophie Benech a vu son travail distingué à plusieurs reprises, notamment par le prix Laure Bataillon classique. Elle a également fondé les Éditions Interférences sur un coup de cœur littéraire, en 1992, mais c’est en tant que traductrice de deux des livres de Svetlana Alexievitch – Ensorcelés par la mort et La Fin de l’homme rouge – qu’elle nous rencontre aujourd’hui.

 

Svetlana Alexievitch ©Jean-Luc Bertini

 Svetlana Alexievitch a construit son œuvre sur des témoignages qu’elle a recueillis pendant des années. Quelles difficultés cette oralité pose-t-elle au traducteur ?

Les livres de Svetlana Alexievitch s’inscrivent dans une forme littéraire qui demande, au vu des sujets qu’elle aborde, une grande rigueur intellectuelle, de l’honnêteté et de l’intégrité, de sa part comme de celle du traducteur. À partir des paroles qu’elle a entendues, son problème, en tant qu’écrivain, c’est de rendre tout ce qui n’est pas écrit dans la transcription, mais qui est véhiculé par autre chose, par la voix, par l’attitude de la personne : tout cela, Alexievitch le restitue par le travail littéraire qu’elle fait sur son texte, les phrases qu’elle sélectionne, la manière dont elle les articule… C’est ainsi qu’elle transpose l’ambiance et l’intonation, et qu’elle construit sa narration. Comme dans toute traduction, notre rôle consiste à capter ce rythme, cette ambiance, et à les rendre en français. Cela passe par le style. Tout passe par le style.

Avez-vous rencontré des problèmes de registre de langue pour traduire ces témoignages ?

Le dernier livre de Svetlana Alexievitch que j’ai traduit, La Fin de l’homme rouge, contient des témoignages, mais aussi des propos qu’elle appelle : « bruits de la rue, conversations de cuisine ». Des rumeurs. Des gens qui parlent. Ce ne sont pas des dialogues, simplement la juxtaposition de beaucoup de répliques, et donc une oralité qui pose le problème de la transposition du langage parlé. Il faut rendre un texte qui soit naturel en français. Ce qui me frappe, quand j’écoute des émissions de radio ou de télé des années 1950 et 1960, c’est qu’à l’époque, les Français s’exprimaient bien plus correctement qu’aujourd’hui, ils avaient un vocabulaire plus riche. Je trouve que beaucoup de Russes ont un langage qui ressemble à celui que nous avions alors, probablement parce que l’instruction dispensée dans les écoles d’Union soviétique était d’un très bon niveau. Et la langue qu’ils parlent se prête bien à la forme littéraire.

Par ailleurs, Svletana affirme que lorsqu’on a une conversation profonde avec quelqu’un, lorsqu’on touche à des sujets vitaux, les gens trouvent des paroles beaucoup plus poétiques, des images plus vivantes et plus fortes. Je crois qu’elle a raison… Et je pense également aux contes populaires, des textes où l’on trouve des phrases très poétiques et qui circulent depuis longtemps sans qu’on en connaisse l’auteur. La qualité de la langue parlée en Russie résulte peut-être aussi de ce fonds commun.

En tant que russophone et traductrice, où situez-vous l’écriture d’Alexievitch dans le paysage littéraire russe ?

Avant elle, quelques précurseurs de cette littérature documentaire ont employé cette technique, par exemple des gens qui ont recueilli des témoignages pendant la guerre de 14-18. Moi, elle me fait penser à Chalamov, un des plus grands écrivains russes à avoir écrit sur le Goulag. Il a passé dix-sept ans à la Kolyma, dans les mines d’or, et a laissé les plus beaux récits de la littérature russe sur les camps. Dans cinq cents ans, Chalamov sera encore là. Il a beaucoup réfléchi sur le sens à donner au fait d’écrire à propos d’expériences extrêmes, ainsi que sur la question : « a-t-on le droit de faire de la littérature sur les camps ? » D’après lui, la littérature de l’avenir, c’est le document, le document va l’emporter sur le roman. Alexievitch dit à peu près la même chose lorsqu’elle affirme que le prix Nobel constitue la reconnaissance d’une sorte de littérature fondée sur le document, mais qui ne se réduit pas à cela et qui devient de plus en plus importante, sans pour autant tuer le roman, bien sûr.

Vous avez travaillé sur cet auteur pendant une période de vingt ans. Quelles différences avez-vous ressenties entre la Svetlana de 1994 et celle de 2013 ?

D’après Svetlana Alexievitch elle-même, le premier livre que j’ai traduit, Ensorcelés par la mort, est une sorte d’embryon du dernier, La Fin de l’homme rouge. Dans les années 1990, il y a eu une vague de suicides en Russie à la suite de la chute de l’Union soviétique ; Alexievitch a recueilli des témoignages de personnes qui avaient survécu à leur tentative de suicide, ou de proches de suicidés, et elle a fait ce premier livre. Puis, lorsqu’elle l’a terminé, elle s’est rendu compte qu’elle voulait prendre une autre direction. Elle l’a donc mis de côté et a écrit La Fin de l’homme rouge, qui en reprend quelques extraits, mais agencés différemment. Une différence qui ne relève pas tant du style que de la façon dont elle a utilisé ces témoignages pour mieux les recentrer sur ce qu’elle voulait dire. Évidemment, c’est subjectif. Le choix des phrases, des passages… Quand elle écrit, elle a une idée vers laquelle elle progresse et qui s’affine au fur et à mesure. Dans chaque livre, elle essaie de poser une question. D’après moi, ce qui a changé en vingt ans, ce n’est pas tant sa méthode de travail que la question qu’elle s’est posée.

Quand vous traduisez, vous interagissez beaucoup avec elle ?

Non, pas tant que ça. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’il valait mieux poser des questions aux collègues. Très souvent, sauf quand il s’agit d’éclaircir un point purement factuel, nos questions sont mal comprises par les auteurs, qui ont tendance à ne pas voir quel est le problème, surtout s’ils ne connaissent pas la langue cible. Cela dit, j’aime beaucoup Svletana, nous avons des rapports amicaux, et c’est important dans le sens où on est sur le même plan. Quand on parle de certaines choses, on s’aperçoit qu’on les comprend de la même manière, et lorsqu’un traducteur se dit : « je comprends la personne, je sens ce qui l’intéresse chez les gens, le niveau de profondeur auquel elle se trouve », je pense que ça peut l’aider dans sa traduction. J’espère que je la traduis mieux que si je ne la comprenais pas, ou que si je n’avais aucun atome crochu avec elle. C’est plutôt ça… J’ai l’impression de ressentir les choses comme elle a pu les ressentir. Pour moi, quand on traduit, il est important d’aimer l’auteur qu’on traduit.

On sait que le choix des titres relève souvent de l’éditeur et non du traducteur. Les cercueils de zinc, en russe, c’est Les Garçons de zinc, et La SupplicationLa prière de Tchernobyl. Que pensez-vous des traductions de ces titres ?

Le titre d’un livre, c’est très important, et Alexievitch dit qu’elle ne comprend vraiment la direction qu’elle veut donner aux siens que lorsqu’elle l’a trouvé. La Fin de l’homme rouge ne s’appelle pas comme ça. En russe, c’est L’Époque de seconde main. Pourtant, ce titre est essentiel pour Alexievitch. En français, on aurait pu dire “Le temps du recyclage” : le recyclage des idées, des idéologies, mais également de ce que les Russes vont récupérer en Occident. Pendant les années 1990, on recyclait sur les marchés russes tout ce qui venait de l’Ouest, les vêtements, les médicaments… mais aussi les idées. Cet aspect-là, fondamental, est absent du titre français. Cela dit, les éditeurs ont leurs raisons, et il est vrai qu’un mauvais titre peut également tuer un livre.

Svetlana Alexievitch affirme que La Supplication est son livre le plus important. Diriez-vous la même chose et pourquoi ?

Ce qu’elle dit, c’est que La Supplication est le livre qui l’a le plus marquée, car il traite d’un événement inédit. Quand elle essayait de faire parler les gens, elle s’apercevait que c’était la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une telle chose se produisait, et donc qu’il n’existait aucune littérature, aucun discours préalable sur ce sujet. C’est cela qui l’a marquée. Les guerres, l’écroulement d’un empire, il y a des précédents, même si tout n’est pas comparable. Tchernobyl, c’est autre chose. Une chose pour laquelle on n’avait pas de mots. Svetlana Alexievitch a donc essayé de mettre des mots sur cette chose-là.

Par ailleurs, elle dit aussi que le livre qui l’a fait changer, qui lui a fait prendre conscience du mensonge soviétique dans lequel elle avait grandi, c’est Les cercueils de zinc, quand elle est allée en Afghanistan et qu’elle s’est aperçue que tout ce dans quoi elle avait grandi était faux. Les Russes étaient haïs par les Afghans, alors qu’en URSS, tout le monde pensait qu’ils avaient été accueillis là-bas en libérateurs. Elle a compris le fossé qui existait entre ce qu’on leur répétait depuis leur enfance et la réalité. Cependant, elle considère que ces cinq livres, que ce cycle de chroniques sur l’Union soviétique est terminé. Vivre pendant tant d’années avec ces témoignages si déchirants a été dur, d’autant que pour les écrire elle les a fait passer à travers elle. Maintenant, elle a envie d’écrire sur l’amour, la vieillesse et la mort, mais au terme de vies qui ne sont pas nécessairement tragiques.

Pour conclure, quelle est votre actualité ?

Je viens de traduire pour Gallimard La Mouette au sang bleu, de Iouri Bouïda, un auteur contemporain avec un univers à la Faulkner, l’histoire d’une actrice folle de Tchekhov. Son premier livre, Le Train zéro, était un tout petit récit, mais très beau, une parabole sur un train qui passe toujours et qui ne s’arrête jamais. Rien à voir avec Alexievitch, donc, mais tout aussi passionnant. Par ailleurs, je commence les Notes sur Akhmatova, de Lydia Tchoukovskaïa, avec les éditions Le Bruit du temps, qui ont publié les Œuvres complètes d’Isaac Babel.

Propos recueillis par Santiago Artozqui

EN ATTENDANT NADEAU


jeudi 5 janvier 2023

Olivier Roche / Les couleurs de Sempé

 


Jean-Jacques Sempé (1932-2022) : les couleurs d'un dessinateur


Les couleurs de Sempé

par Olivier Roche
19 octobre 2022
Sécheresse et incendies d’une ampleur inédite, guerre en Ukraine, spectre de catastrophe nucléaire, inflation, menaces de rationnements et de pénuries, tentative d’assassinat de Salman Rushdie, la nouvelle s’est glissée dans une actualité estivale déjà bien morose : le dessinateur Jean-Jacques Sempé, né le 17 août 1932, est décédé le 11 août dans sa résidence de vacances du Var, entouré de sa troisième épouse, Martine Gossieaux, qui est aussi sa galeriste et agente, et de quelques amis proches. Deux mois plus tard, Sempé est en librairie avec son dernier ouvrage,  publié par Denoël, une biographie de Marc Lecarpentier et l’intégrale des aventures du Petit Nicolas, mais également au cinéma avec Le Petit Nicolas. Qu’est-ce-qu’on attend pour être heureux ?


Marc Lecarpentier, Sempé. Itinéraire d’un dessinateur d’humour. Martine Gossieaux, 304 p., 39 €

Jean-Jacques Sempé, Sempé en Amérique. Denoël, 200 p., 38 €

René Goscinny et Jean-Jacques Sempé, Le Petit Nicolas. L’intégrale. IMAV, 2 vol., 856 p. et 776 p., 29,90 € et 27,90 €


L’ensemble de la presse écrite a rendu un bel hommage à Jean-Jacques Sempé, que résument bien ces quelques titres : « La douceur de rire », « Trait de génie », « Le dessinateur de notre époque », « Éternel magicien », « Le poète du quotidien », « Le dessinateur philosophe ». Seul Libération du 13 août relève quelques fausses notes : curieusement, Sempé a fait savoir à plusieurs reprises qu’il détestait et ne s’intéressait pas à la bande dessinée et à son langage codifié. Le quotidien signale également sa position légèrement rétrograde sur « cette infâme musique pop » et rappelle qu’il avait été pris la main dans le pot de confiture lors du scandale des « Panama Papers » en 2018. À l’époque, dans les colonnes du Monde, son épouse assurait que le dessinateur « avait oublié l’existence de ces comptes » cachés derrière une cascade de sociétés prête-noms. Dans sa nécrologie, publiée le 13 août, Le Monde oublie de reparler de cette affaire, mais souligne que le dessinateur, à l’élégance de playboy et aux conquêtes multiples, a longtemps été une personnalité des nuits parisiennes, fréquentant « des petits bouis-bouis qui ne payent pas de mine (Le Flore, Lipp [où il avait sa table], La Closerie, Castel) »…Jean-Jacques Sempé a parcouru bien du chemin depuis son enfance. Selon son propre témoignage, elle fut « lugubre et un peu tragique », dans une ville qu’il trouve sinistre, Bordeaux. Un père alcoolique, une mère brutale et de violentes scènes de ménage ; le petit Sempé s’évade en écoutant la radio à longueur de journée ou en lisant des romans policiers. La cour de l’école est aussi une échappatoire, les cris y sont joyeux ! Vers douze ans, il trouvera une autre source d’évasion : le dessin. Il quitte l’école à quatorze ans, enchaîne les petits boulots et, au début des années 1950, place enfin quelques dessins d’humour dans le journal Sud-Ouest, comme Bosc ou Chaval qui lui déconseille le métier. Monté à Paris, il rencontre René Goscinny dans les locaux parisiens de la World Press, l’agence de presse belge spécialisée dans la diffusion de bandes dessinées. La rencontre est décisive et les deux hommes deviennent amis. Le magazine belge Moustique, pour lequel ils travaillent tous deux, commande une série à Sempé. Il propose alors les aventures d’un petit garçon dont le nom lui est inspiré par une célèbre marque de négoce de vins… Malgré son peu de goût pour le neuvième art, Sempé accepte à condition que son ami Goscinny écrive le scénario. La série s’arrête à la vingt-huitième planche. Goscinny est en effet licencié par l’éditeur pour avoir réclamé une meilleure reconnaissance des auteurs. Solidaire, Sempé part également. C’est trois ans plus tard, dans Sud-Ouest Dimanche, que Le Petit Nicolas aura une seconde chance, sous la forme du récit illustré que l’on connaît maintenant. La mort de son meilleur ami, en 1977, le laissera « inconsolable ».

Alors que le Petit Nicolas devient une star internationale, la carrière de Sempé s’emballe. Au fil des ans, il collabore à de nombreux titres : France DimancheParis MatchPiloteL’ExpressLe FigaroLe Nouvel ObservateurTélérama… Depuis 1962, Sempé a aussi publié régulièrement les recueils de ses dessins aux éditions Denoël (groupe Gallimard), une quarantaine jusqu’en 2010. On peut y lire une partie de l’histoire quotidienne dans laquelle Sempé mélange banalité, drôlerie et poésie, en particulier pour s’agacer de la société de consommation… Dans les années 1960, ses albums aux titres inoubliables (Rien n’est simpleTout se complique, Sauve qui peutLa grande panique, etc.) sont vite édités en format de poche dans la collection « Folio ». On les retrouve dans toutes les bibliothèques des intellectuels parisiens. Sempé crée aussi Monsieur Lambert, « l’un des personnages secondaires de cette humanité monotone et multiple ». Il multiplie les expositions et les collaborations à d’autres journaux en France et à l’étranger.

La consécration viendra à la fin des années 1970, de l’autre côté de l’Atlantique. « Quoi de plus prestigieux, dans le monde de l’illustration, que de dessiner la couverture du New Yorker ? Rien », écrivait l’éditeur du magnifique recueil de couvertures et dessins du dessinateur hollandais Joost Swarte pour The New Yorker (Joost Swarte New York Book, Dargaud, 2017). En 1978, Sempé a rejoint le club très fermé des légendes de l’illustration qui ont publié à la une du rigoureux et prestigieux magazine new-yorkais comme Art Spiegelman, Saul Steinberg ou Chris Ware. Sempé, charmé par la Grosse Pomme, y a dessiné jusqu’en 2019. Le New Yorker vient de rendre hommage à son ancien collaborateur en publiant à la une de son édition du 5 septembre un délicieux dessin, Musique du matin, sa 114e couverture pour l’hebdomadaire. Et de lui donner la parole : « J’aime les couleurs de New York. Elles sont vivantes : jaunes, verts, rouges et bleus vifs. Paris, où je vis, est magnifique, mais il y fait toujours gris. » Son dernier album, posthume, est sorti le 13 octobre : Sempé en Amérique.

Jean-Jacques Sempé (1932-2022) : les couleurs d'un dessinateur

Toute l’œuvre de Sempé donne à penser, souligne Le Monde du 13 août, le comparant à Perec (Les choses), Barthes (Mythologies) ou Bourdieu (La distinction), avec « l’éclat de rire pour bonus ». Il chronique la vie moderne dans un style reconnaissable entre tous. Avec un art de la légèreté et du décalage assumé, Sempé capte et restitue avec tendresse, minutie et bienveillance l’absurdité des scènes de la vie quotidienne. Mais rien n’est simple : le lecteur doit chercher le gag dans les mille détails de ses immenses dessins. Sempé travaille sur de très grands formats qui seront sublimés lors de la réduction pour publication. Comme le souligne Libération, « Sempé sait mieux que personne utiliser la saturation, la répétition, le décadrage pour figurer l’aliénation de l’homme moderne : sa vie robotique métro-boulot-dodo, sa façon de se sentir vide malgré des étagères qui débordent d’objets ». Le trait d’encre du dessinateur, son utilisation des espaces et du vide sur la feuille de papier, le choix des couleurs pour embellir ou souligner l’humour, tout concorde au réalisme et à la beauté des scènes dessinées, qu’il s’agisse d’une ville vertigineuse, d’un bucolique paysage de campagne, d’une foule immense ou d’un personnage solitaire et rêveur… Modeste, le dessinateur parle, lui, de labeur, de travail, un travail de forçat. « Il n’y a que comme travailleur qu’il acceptait d’être qualifié de grand », souligne Libération.

Ces dernières années, son épouse a imaginé et réalisé une collection de livres qui ont en commun un grand entretien complice du dessinateur avec son ami Marc Lecarpentier : Sempé à New York (2009), dans lequel Sempé se confie sur son expérience new-yorkaise et commente les couvertures réalisées pour le New Yorker ; Enfances (2011), où il évoque sa vision de l’enfance et revient sur son expérience personnelle (jamais il n’en voudra à ses parents, explique-t-il) ; Sincères amitiés (2015), consacré à la complexité de ses amitiés, « dignes d’Épicure, de Montaigne, de Nietzsche » (Le Monde du 13 août), pour rappeler qu’elles nécessitent « de la discrétion, de la pudeur et de la fidélité » ; enfin, dans son dernier livre de conversation, Musiques (2017), Sempé convoque les musiciens de jazz ou de musique classique qu’il a dessinés avec tant de talent. Les parutions annoncées pour ces prochains mois permettront de découvrir – ou de redécouvrir – l’œuvre exceptionnelle de ce grand… dessinateur ! Selon L’Express (18 août), pour lequel Sempé a collaboré une dizaine d’années, rien n’échappait à son crayon infatigable : « il a construit une œuvre où le poète côtoie le philosophe et où le sociologue nous fait rire ou sourire en se contentant de suggérer sans jamais forcer le trait ».


EN ATTENDANT NADEAU