dimanche 30 octobre 2022

Le Japon impérial traduit

 


Kokin waka shû, le Japon impérial traduit par sa poésie


Le Japon impérial traduit

par Maurice Mourier
26 septembre 2022

Michel Vieillard-Baron, pour la première fois, traduit du japonais les quelque mille poèmes signés d’une centaine d’auteurs et assemblés au début du Xe siècle dans le Kokin waka shû, la première des anthologies de poèmes en japonais, réalisée sur ordre de l’empereur.


Kokin waka shû. Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui. Trad. du japonais par Michel Vieillard-Baron. Les Belles Lettres, coll. « Japon », 520 p., 25 €


« D’hier et d’aujourd’hui », il faut s’entendre. Le Kokin waka shûmonumental recueil de 1 111 poèmes regroupés par thèmes en vingt livres, a été compilé entre 905 et 913, sur ordre de l’empereur Daigo, par trois fonctionnaires de la cour, alors installée à Héian-Kyô (Kyotô) depuis un siècle, après l’abandon (794) de l’ancienne capitale, Nara. C’est dire que, si les poèmes « d’hier » présents dans l’ouvrage remontent, en effet, à l’Antiquité pour ses savants rédacteurs, dont le principal est Kino Tsurayuki, bibliothécaire du palais et lui-même poète considérable, ceux « d’aujourd’hui » ont été écrits puis rassemblés au moment où, en Occident, la dislocation de l’Empire carolingien ne favorisait guère, chez nous, l’attention portée à la culture en langue vernaculaire.En revanche, au Japon, et c’est l’un des intérêts majeurs de ce livre de le montrer sur l’exemple de la poésie, c’est l’époque de Héian qui commence (794-1185), l’orée de plusieurs siècles d’or et de splendeur. L’un des enjeux, et non le moindre, du pouvoir impérial d’alors est de libérer en douceur la culture japonaise, si profondément originale, de l’influence chinoise, jusque-là aussi prégnante que la latinité pour notre monde gaulois. Cette influence véhiculée dans l’archipel via la Corée est si étouffante que les textes dignes d’attention, administratifs mais aussi littéraires et notamment poétiques (la pratique de la poésie étant au Japon comme en Chine et par imitation de celle-ci inséparable de l’exercice du pouvoir politique), y sont rédigés en chinois, langue des classes supérieures et des mâles (le vernaculaire est abandonné aux paysans illettrés et… aux femmes), bien que les systèmes linguistiques des deux pays soient aussi incompatibles entre eux que ceux du français et du hongrois modernes.

C’est pourquoi, à côté de l’usage, qui demeure, des kanji chinois, la japonisation culturelle du Japon prend véritablement son essor avec le IXe siècle et, au début du Xe, fait l’objet d’une vigoureuse politique impériale dont ce recueil officiel de poèmes est le symbole éclatant.

Certes, il reprend en partie des compilations antérieures (privées), dont certaines ne contiennent que des poèmes écrits en chinois (par des auteurs japonais). Certes, il est introduit par deux préfaces, dont l’une en chinois. Mais l’autre, en hiragana, le syllabaire qui code réellement la langue japonaise, bien plus longue, est illustrée d’exemples et ressemble fort à une sorte de manifeste célébrant l’ancienneté du rapport entretenu par les Japonais avec la poésie, rapport proclamé comme naturel et qui, par conséquent, se révèle lié en profondeur à une sensibilité spécifique, « nationale » en somme.

La lecture de l’anthologie confirme d’ailleurs que cette revendication de spécificité, avant tout politique, n’est pas dépourvue de justesse. Les thèmes qu’elle traite abondamment (la nature, l’amour) ne sont nullement étrangers à la tradition chinoise. Mais leur couleur sui generis est indéniable. Ainsi l’inspiration issue du spectacle des beautés naturelles emprunte-t-elle ici d’abord aux saisons, dont on sait qu’aujourd’hui encore elles organisent la sensibilité et la vie japonaises d’une manière ritualisée.

Au printemps sont associées des images dont aucun poète ne saurait se passer : la fin de la neige, les jeunes pousses que l’on va cueillir en plaine pour les offrir, certains oiseaux (la fauvette), certaines fleurs (celles du prunus). Un peu plus tard, l’indispensable cerisier dit la précarité de l’existence car la première pluie dévaste ses fleurs, la glycine, le corète ont chacun leur rôle particulier.

Ces accessoires d’une poésie savante, suprêmement codée, cèdent la place au début de l’été au coucou, au lotus, à la contemplation de la lune. À l’automne, saison plus admirée qu’aucune autre, ce sont les oies sauvages, le cerf, les miscanthes puis les chrysanthèmes et la chute inexorable des feuilles qui deviennent matière à de courtes élégies. L’hiver redouté offre moins de latitude encore au chant. Néanmoins, les flocons y sont célébrés, ils ressemblent à des pétales dans leur chute et leur couleur les apparente à la lune.

Kokin waka shû, le Japon impérial traduit par sa poésie

Fragment du « Kokin waka shû » (édition de 1120)

Quant à l’amour, qui se taille la part du lion dans le recueil – et fournira un siècle plus tard le sujet unique du chef-d’œuvre absolu qu’est le Genji monogatari, œuvre d’une femme de cour –, il reçoit un traitement poétique qui en distingue les phases dans leur ordre lui aussi « naturel » que rien ne saurait modifier : attente, rencontre, plaisir ; lassitude ; abandon et regrets. Il n’y a pas d’amour heureux dans le Japon impérial. Pas en tout cas d’amour qui dure. Tout y est sexuel, mais le poème, d’où l’évocation érotique est gommée, ne le dit pas, par convenance peut-être, mais surtout parce que l’amour ne saurait évidemment exister ici sans la possession. Le mariage ni la maternité ne sont même évoqués (cette dernière aura un rôle important dans le Genji).

Il se dégage de cet ensemble à la fois prodigieusement répétitif, en particulier à cause de la forme brève (qui n’est pas celle du haïku, plus bref encore et plus tardif, mais du waka – cinq vers, un tercet initial de 5/7/5 syllabes + un distique final de 7/7), mais pourtant varié grâce aux jeux sur les mots, à l’harmonie imitative, aux échos de poème à poème, une impression générale d’incurable mélancolie. Y a-t-il rien de plus japonais que la tristesse devant la beauté évanescente des choses, des êtres et des sentiments, la caducité essentielle du monde, la songerie sans issue sur le temps qui passe ?

Un des effets de la commande impériale, outre la promotion d’une culture autonome qui désormais trouve en elle-même toute légitimité pour s’affranchir du modèle chinois, c’est aussi la restriction drastique des sujets abordés par une censure de la réalité vécue. Ces poèmes sont comme suspendus dans l’air raréfié de l’idéal formel d’une poésie affranchie du vulgaire. Malgré quelques traits d’humour alambiqué, on y rit bien rarement. Surtout, l’existence ordinaire, dans sa matérialité, en est comme bannie. Les heurts sociaux sont absents, on ne s’y jalouse pas, on n’y fait pas la guerre.

Censure volontaire ? En partie : l’empire, c’est la paix, l’harmonie (et il est vrai qu’avant la révolte des seigneurs de la guerre, que marquent un peu avant le XIIIe siècle l’apparition des shôgun et la réduction des empereurs en fantoches confinés dans la pure représentation, le Japon de Héian a été exempt de troubles majeurs). L’image donnée par l’anthologie, celle de la vie de cour, lavée même de ses intrigues, se veut donc celle d’une vitrine paisible, parfaitement étrangère au « pays réel ».

Mais cette cécité est, au moins en partie, involontaire, et là les comparaisons historiques ne manquent pas. Pendant que le roi prétendu Soleil s’employait avec succès à domestiquer à Versailles ce qui subsistait en France de féodalité, et sacrifiait à son goût princier pour la guerre le reste d’un pays composé à 99 % de paysans souvent affamés, certain classicisme « idéal » ne vivait et n’écrivait-il pas dans l’atmosphère éthérée d’une littérature hors sol ?

EN ATTENDANT NADEAU



samedi 29 octobre 2022

Les inspirations d’un Nobel de littérature / Kawabata Yasunari et la cérémonie du thé

Les inspirations d’un Nobel de littérature : Kawabata Yasunari et la cérémonie du thé

Taniguchi Sachiyo

En 1968, Kawabata Yasunari devenait le premier Japonais à recevoir le prix Nobel de littérature. Lors de son discours donnée à cette occasion, l’auteur a évoqué en particulier les liens entre son style d’écriture et la culture traditionnelle du Japon, notamment la cérémonie du thé.

Le Nobel de littérature dit merci à la traduction anglaise

Le 17 octobre 1968, l’Académie suédoise attribue le prix Nobel de littérature à Kawabata Yasunari « pour sa maîtrise narrative, qui exprime avec une grande sensibilité l’essence de l’esprit japonais ». Il devient le premier auteur nippon à recevoir cette prestigieuse récompense, une nouvelle qui sera abondamment relayée au Japon comme dans le monde entier.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé. 50 ans plus tard, les documents relatifs au processus de sélection du prix sont rendus publics et quelques recherches suffisent maintenant à reconstituer le chemin parcouru jusqu’à la nomination de chaque écrivain. On comprend alors que les sélectionneurs se sont intéressés à la littérature japonaise après avoir décidé de rectifier la faveur accordée aux écrivains occidentaux. En 1958, Tanizaki Jun’ichirô et Nishiwaki Junzaburô furent les premiers auteurs nippons pressentis pour le prix, En 1960, Tanizaki Jun’ichirô fut retenu sur la liste finale des candidats. En 1966, le nom de Mishima Yukio figure parmi les derniers candidats sélectionnés, et l’année suivante il y figure avec Kawabata Yasunari. Lorsque ce dernier a reçu le Nobel, ce ne sont pas simplement ses écrits qui ont été récompensés, mais la littérature japonaise dans son ensemble.

Plus tard, en 1994, c’est au tour de Ôe Kenzaburô de remporter le prestigieux prix. Plus récemment, Murakami Haruki a été à plusieurs reprises retenu comme candidat possible. Tawada Yôko, qui a la particularité d’écrire à la fois en japonais et en allemand, pourrait elle aussi rejoindre cette liste dans un avenir proche. Bref, ce ne sont plus les écrivains occidentaux vers qui se tournent les projecteurs. Ces 50 dernières années, le monde littéraire a considérablement évolué.

Dans une émission spéciale de la NHK, Kawabata Yasunari a attribué une part de son prix à son traducteur, Edward Seidensticker. Les sélectionneurs ne pouvant lire l'œuvre originale en japonais, ils se sont tournés vers une traduction en anglais. Et donc, poursuit le lauréat, sans l’excellente traduction d’Edward Seidensticker, il n’aurait sans doute pas remporté le prix. Pour David Damrosch, spécialiste de la littérature comparée, la littérature non occidentale est « une écriture qui gagne à être traduite ». Grâce à la traduction, l'œuvre de Kawabata a connu une seconde vie, précédant cette littérature qui maintenant trouve des lecteurs par-delà les frontières même de ses auteurs.

Profondément inspiré par la culture traditionnelle de son pays

Le 3 décembre 1968, Kawabata Yasunari s’envole pour Stockholm pour assister à la cérémonie de remrise de prix. Dans les deux mois qui suivirent l’annonce de sa victoire, il s’interrogea sur les liens entre ses écrits et la culture ainsi que les arts traditionnels japonais.

Et c’est en ce sens qu’il a participé au Kôetsu-kai, une cérémonie du thé donnée en l’honneur de l’artiste Hon’ami Kôetsu (1558-1637). L’événement a lieu chaque année du 11 au 13 novembre au temple Kôetsu-ji de Kyoto. Dans Ibaraki-shi de (« À Ibaraki »), Kawabata évoque notamment son goût pour les ustensiles historiques utilisés dans la cérémonie de thé (sadô), lors de son séjour dans l’ancienne capitale pendant la saison automnale.

L’intérêt de Kawabata pour la culture du thé n’était pas nouveau. Nuée d’oiseaux blancs, l’une de ses œuvres les plus remarquables de la période d’après-guerre, dépeint le manque de morale dans les relations dans le monde du thé. En 1957, en tant que président du comité japonais du Pen Club, à l’occasion de la conférence du même nom, il a également tenu une cérémonie du thé avec le concours de la prestigieuse école Urasenke pour divertir les hommes de lettres. La participation de Kawabata à la célèbre cérémonie Kôetsu-kai, en dépit d’un emploi du temps plus que chargé à l’approche de la remise du prix qui devait pour la première fois récompenser un lauréat japonais, pourrait être considérée comme le désir de se rapprocher de la culture traditionnelle nippone.

Plus tard, le 14 novembre, Kawabata se rendit à Nagoya, où il rencontra le potier Arakawa Toyozô, célèbre pour sa découverte de tessons de poterie Shino datant de l’époque Azuchi-Momoyama (1568-1603) et son désir de reproduire lui-même ce style. Dans Nuée d’oiseaux blancs, la description par Kawabata d’un bol à thé Shino, notamment de sa texture et de sa couleur, compare l’objet à une femme séduisante. Les deux artistes furent profondément marqués par les œuvres Shino.

À cette occasion, Arakawa Toyozô avait choisi d’exposer un rouleau avec un poème waka et une sous-peinture de grues (Tsuru-zu shitae waka-kan), dont il avait fait l’acquisition en 1960. D’une longueur de quelque 14 mètres, l'œuvre reproduit une peinture de Tawaraya Sôtatsu, représentant un attroupement de grues à l’aide d’un mélange appelé kingindei (composé de feuilles d’or et d’argent, et de colle) et une calligraphie éparse de Hon’ami Kôetsu de waka d’un groupe de poètes classiques connus sous le nom des « Trente-six poètes immortels ». Aujourd’hui exposée au Musée national de Kyoto, cette œuvre appartenait à l’artiste Arakawa lui-même. Il montra à l’auteur de Nuée d’oiseaux blancs ce précieux rouleau, orné de nombreuses grues, y voyant un moyen approprié pour célébrer la récompense de l’auteur nippon.

Le titre du roman de Kawabata s’inspire du motif du tissu furoshiki (une large étoffe communément utilisée au Japon en guise d’emballage pour divers objets) que le personnage de Yukiko porte lors de la cérémonie du thé. Les grues, elle, symbolisent la beauté de sa silhouette, son tempérament et son comportement. L’auteur établit un parallèle entre le développement du personnage de Kikuko, qui apparaît dans un autre des grands romans de l’après-guerre de l’auteur, Le Grondement de la montagne. Il n’est pas difficile d’imaginer que l'œuvre d’art avec son motif senbazuru (mille grues) a évoqué avec force pour l’auteur, lui-même fervent collectionneur d’œuvres d’art, l’école Rinpa, allant de Kôetsu et Sôtatsu jusqu’aux frères Ogata Kôrin et Kenzan.

Dans une lettre à l’artiste Higashima Kaii, Kawabata Yasunari fait part de sa stupéfaction lorsqu’il a pour la première fois vu les réalisations d’Arakawa Toyozô. Il pense que la vue de ces œuvres a rappelé au lauréat du prix Nobel le lien solide entre Nuée d’oiseaux blancs, la poterie Shino et l’école Rinpa. Sa participation au Kôetsu-kai et son entretien avec l’artiste Arakawa ont de nouveau attiré son attention sur les relations profondes entre ses propres œuvres et la culture ainsi que les arts traditionnels japonais.

« Moi, d’un beau Japon »

Le 10 décembre, jour de la remise du prix (voir photo de titre), Kawabata Yasunari arbore un haori (veste qui se porte sur un kimono) et un hakama (pantalon large plissé) traditionnels japonais. Le certificat qu’il reçoit ce jour-là est orné d’un motif de grue. Deux jours plus tard, il donne une conférence commémorative intitulée « Moi, d’un beau Japon » (Utsukushii Nihon no watashi). Il s’y exprime en japonais, Edward Seidensticker assure l’interprétariat simultané en anglais. Toutefois, ce dernier n’a pas oublié qu’il partageait avec le lauréat du prix les droits d’auteur à parts égales d’un livre contenant le discours original et la traduction anglaise, témoignage du respect profond de Kawabata pour son traducteur.

Lors de la conférence, Kawabata cite des passages de la littérature japonaise classique et évoque des personnages religieux notables. Il s’interroge sur le sens esthétique dans la culture japonaise, mettant en évidence la nature essentielle de ses œuvres par rapport à cette culture. Au début de son discours, il récite un waka du prêtre bouddhiste Myôe (1173-1232) : « Brillante, brillante, et brillante, brillante, et brillante, brillante. / Brillante et brillante, brillante, et brillante, brillante lune ». Il évoque également les récits des origines d’un poème écrit dans la nuit du douzième jour du douzième mois de la première année de l’ère Gennin (équivalent à janvier 1225), un effet dramatique de premier choix que de choisir un waka écrit un douze du mois à l’instar du jour de la conférence qui eut lieu le 12 décembre.

Son discours regorge de références à la cérémonie du thé. Il évoque l’espace « illimité » d’une salle pour ce rite, pourtant réduite, la sobriété de la décoration de la pièce, orné d’un seul bourgeon de camélia ou de pivoine, et comment le simple fait d’humidifier les bols à thé leur confère un doux éclat qui leur est propre.

Les adeptes de la cérémonie du thé font honneur, de manière consciente ou non, à la fameuse expression japonaise ichigo ichie, qui décrit le caractère précieux et absolument unique dont est dotée chaque moment de notre vie, d’où des préparatifs minutieusement pensés pour profiter au maximum de l’événement. Rien n’est alors laissé au hasard. Ainsi, la pièce est finement décorée de rouleaux suspendus arborant les écrits de prêtres zen ou encore des fragments de rouleaux d’images et de poèmes. Les ustensiles utilisés sont choisis en fonction des saisons et de l’occasion, et disposés avec le plus grand soin à même le sol, n’attendant plus que les convives. C’est cette atmosphère que Kawabata a cherché à évoquer lors de son discours, en récitant des extraits de poèmes classiques.

En réalité, la Suède, pays berceau du prix Nobel, possède un lien profond avec la cérémonie du thé. En 1935, le magnat du papier Fujiwara Ginijrô a fait don de la maison de thé Zuikitei, cédant aux demandes répétées de la japonologue Ida Trotzig, elle-même passionnée par la cérémonie du thé et auteure d’un livre sur le sujet. Le bâtiment sera la proie des flammes en 1969, et sera reconstruit en 1990. Aujourd’hui, on peut le visiter au Musée d’ethnographie de Stockholm. Cette référence à la cérémonie du thé faite par le lauréat du prix Nobel était donc on ne peut plus appropriée, sa manière à lui d’exprimer sa gratitude pour le prestigieux prix qu’il a reçu.

(Photo de titre : Kawabata Yasunari recevant le prix Nobel de littérature des mains du roi de Suède Gustave II Adolf, le 10 décembre 1968 à Stockholm. Jiji)

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vendredi 28 octobre 2022

Kawabata Yasunari / Trouver des passerelles entre la littérature et les arts traditionnels

Les grandes figures historiques du Japon

Kawabata Yasunari : trouver des passerelles entre la littérature et les arts traditionnels

 

Taniguchi Sachiyo 

Kawabata Yasunari a reçu le prix Nobel de littérature en 1968 pour la maîtrise de la narration et la sensibilité dont il fait montre dans ses ouvrages. Une universitaire japonais explore ici les liens entre l’art et le monde littéraire de l’auteur. Où l’idée d’un ouvrage littéraire trouve-t-elle son origine ? Comment s’opère, à travers le processus de création, la transformation qui débouche sur le texte écrit ? Il existe certes de nombreuses réponses à ces questions, mais il est des cas où l’inspiration prend sa source dans une rencontre avec un magnifique paravent...

En novembre 1947, quand l’écrivain Kawabata Yasunari s’est rendu à Kanazawa pour l’inauguration d’un monument à l’honneur de l’écrivain Tokuda Shûsei, il a eu l’occasion de voir un paravent à six panneaux. Kawabata, qui était également collectionneur d’art, possédait les trésors nationaux « Neige tamisée par des nuages gelés » (Tôun shinsetsu-zu, d’Uragami Gyokudô), et « Dix avantages et dix plaisirs » (Jûben jûgi-zu, d’Ike no Taiga et Yosa Buson). Ces deux œuvres, qui font aujourd’hui partie de la collection de la Fondation Kawabata Yasunari, ont été classées trésor national après qu’il les eut achetées, ce qui montre bien l’acuité de son sens de l’esthétique. Mais l’appréciation de l’art n’était pas qu’un passe-temps pour Kawabata. Le paravent qu’il a vu à Kanazawa a stimulé sa créativité.

Kawabata Yasunari en train d'examiner une œuvre d'art en avril 1972 dans sa maison de Zushi, préfecture de Kanagawa. (Aflo)
Kawabata Yasunari en train d’examiner une œuvre d’art en avril 1972 dans sa maison de Zushi, préfecture de Kanagawa. (Aflo)

Le processus novateur de Pays de neige

À l’époque où il a vu le paravent, Kawabata abordait une nouvelle phase de son évolution littéraire, concrétisée par l’achèvement de son roman Pays de neige, qui allait être internationalement reconnu comme un chef-d'œuvre.

Né en 1899 à Ibaraki, dans la préfecture d’Osaka, Kawabata s’est fait un nom en tant qu’écrivain en 1926, à la sortie de sa nouvelle La danseuse d’Izu, qui parle de la rencontre d’un étudiant avec une troupe de danse. D’autres publications ont suivi et confirmé son statut d’écrivain : l’ouvrage de reportage Chronique d’Asakusa (1929-1930) ; Illusions de cristal (1931), qui utilisait les dernières avancées de la méthode du flux de conscience (stream of consciousness) ; l’histoire Bestiaire (1933), qui met en scène un misanthrope qui ne peut éprouver de l’amour que pour les oiselets et les petits animaux. Après quoi il se lança dans la rédaction de Pays de neige.

Au sortir d’un tunnel, le train que Shimamura, le héros de Pays de neige, a pris à Tokyo émerge dans une ville thermale du « pays de neige » auquel l’ouvrage doit son titre. Là, il est fasciné par l’irréductible esprit de sacrifice de la geisha Komako, sans pour autant renoncer le moindrement à ses manières distantes. Dans sa description magistrale de leur relation infructueuse, Kawabata utilise des techniques d’expression telles que l’association d’images, l’allusion métaphorique et la narration libre détachée de tout point de vue particulier. Itasaka Gen, qui a donné des cours de littérature et de culture japonaises pendant de nombreuses années à l’Université Harvard, a relevé le caractère innovateur du recours de Kawabata au procédé cinématographique consistant à exprimer indirectement et conjointement une ambiance étouffante et la distance séparant les deux personnages via des gros plans délibérés sur les lèvres et les cils de Komako. Kawabata fait montre d’une telle maîtrise dans son usage des techniques littéraires pour créer un monde de beauté qu’on peut dire que son œuvre atteint là à la perfection.

La parution de Pays de neige sort des sentiers battus, dans la mesure où sa publication originelle s’est faite à partir de 1935 sous forme de courts extraits dans diverses revues. Même après sa publication sous forme de livre en 1937, Kawabata a continué d’écrire cette histoire et de remanier ce qu’il avait déjà rédigé. Consécutivement à la publication d’une suite dans la revue Shôsetsu Shinchô en 1947, une version revue et corrigée de l’ensemble, présentée comme la « version définitive », a été publiée en 1948. Cela n’a pas empêché Kawabata de procéder à de nouvelles modifications lorsque l’ouvrage a été intégré dans ses œuvres complètes. Après son suicide, survenu en 1972, on trouva un manuscrit de sa main où figurait un résumé de l’histoire. Il s’agit véritablement d’un ouvrage auquel il s’est consacré corps et âme jusqu’à sa mort.

La pièce Kasumi-no-ma du ryokan Takahan de Yuzawa, préfecture de Niigata, dans laquelle Kawabata Yasuni a écrit Pays de neige.
La pièce Kasumi-no-ma de l’auberge Takahan de Yuzawa, préfecture de Niigata, dans laquelle Kawabata a écrit Pays de neige. (Jiji)

Si la création de Pays de neige a suivi un processus complexe, sa publication de 1947 dans une revue a mis un terme provisoire à l’ouvrage, et on peut imaginer que Kawabata avait atteint une étape décisive de son voyage littéraire. Avec l’édition définitive l’année suivante, il était temps de préparer la sortie des œuvres complètes. En ce sens, sa rencontre avec le paravent à Kanazawa s’est produite alors qu’il était en train de parachever son récit en remontant jusqu’à la période d’avant la guerre et qu’il était en quête d’une nouvelle direction vers laquelle se tourner.


Une inspiration automnale

De quel genre de paravent s’agissait-il ? Dans une lettre à l’écrivain Shiga Naoya, il a écrit qu’il avait vu le « Paravent aux chrysanthèmes » (Kikuzu byôbu) d’Ogata Kôrin dans un magasin d’antiquités de Kanazawa. C’était un paravent à six panneaux — l’un des deux paravents d’une paire — sur lequel des chrysanthèmes étaient peints au gofun (un pigment blanc obtenu à partir de coquillages broyés) sur un fond doré.

Kawabata commença alors à travailler sur un autre de ses ouvrages parmi les plus célèbres, Le Grondement de la montagne. À l’instar de Pays de neige, il est tout d’abord paru en extraits hétéroclites dans des revues publiées entre 1949 et 1954, avant d’être recomposé en un ouvrage unique.

Dans le contexte de la société dévastée de l’après-guerre, Le Grondement de la montagne tourne autour d’Ogata Shingo, un homme d’affaires âgé d’une soixantaine d’années, et traite de questions liées au vieillissement et à la famille. Le titre est inspiré par le bruit qu’Ogata entend en provenance de la montagne située derrière sa maison de Kamakura, préfecture de Kanagawa, bruit dont il craint qu’il soit l’annonce d’une mort imminente. Outre les soucis que lui inspire sa santé, la détérioration des relations matrimoniales de ses enfants constitue une autre source de chagrin. Au cours des sombres journées qu’il passe, Shingo voit la belle-sœur dont il se languissait dans sa jeunesse sous les traits de Kikuko, l’épouse de son fils. Il associe la sœur décédée de sa femme aux feuilles d’automne aux couleurs resplendissantes, et Kikuko le fait penser aux chrysanthèmes (kiku) qu’évoque son nom. Le contexte automnal exalte la beauté de l’une et de l’autre.

Manuscrit de l'essai de Kawabata Yasunari « Watashi no furusato » (Ma ville natale) découvert en 2017 à Ibaraki, Osaka, où il a vécu entre l'âge de 3 ans et celui de 18 ans. La page témoigne de révisions successives. (Jiji) (© Jiji)
Manuscrit de l’essai de Kawabata Yasunari « Ma ville natale » (Watashi no furusato) découvert en 2017 à Ibaraki, Osaka, où il a vécu entre l’âge de 3 ans et celui de 18 ans. La page témoigne de révisions successives. (Jiji)

Quand Kawabata, dans Le Grondement de la montagne, parle des deux femmes dont Shingo se languissait, on peut supposer que c’est le paravent qui lui a inspiré le personnage de Kikuko et qu’il a conçu celui de la belle-sœur en ayant à l’esprit l’association traditionnelle entre les chrysanthèmes et les feuilles d’érable (momiji). J’ai tendance à penser que le livre recèle un code selon lequel le nom d’Ogata Kikuko est tiré du paravent aux chrysanthèmes d’Ogata Kôrin. C’est ainsi que l’art traditionnel a inspiré l’étape suivante du voyage littéraire de Kawabata.

Après la publication en feuilleton du Grondement de la montagne, Kawabata a visité en 1957 l’Abbaye de Westminster à Londres. Dans son ouvrage de 1962 intitulé « Dix histoires d’orgueil » (Jiman jûwa), il écrit que, pendant qu’il écoutait chanter la chorale de l’abbaye, les œuvres d’Ogata Kenzan, le frère de Kôrin, lui sont brusquement revenues à la mémoire. On peut discerner chez lui un intérêt pour l’école Rinpa, depuis Tawaraya Sôtatsu et Hon’ami Kôetsu jusqu’à Ogata Kôrin et Kenzan. Le fait de se souvenir, alors qu’il se trouvait à l’étranger, des beautés du Japon peintes par Kenzan lui a donné la nostalgie de sa terre natale.

Les œuvres spécifiquement mentionnées sont les suivantes : « Oiseaux et fleurs des douze mois » (Teika ei jûnikagetsu waka kachôzu), de Fujiwara no Teika, inspiré d’un poème waka de Teika ; « Huit ponts » (Yatsuhashizu), tiré d’une scène des Contes d’Ise ; « Paniers de fleurs » (Hanakagozu), représentant des paniers de fleurs automnales et un poème waka de l’aristocrate et érudit du moyen-âge Sanjônishi Sanetaka ; et « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » (Shiki kachôzu byôbu), une paire de paravents pliables ornés d’aigrettes et de fleurs saisonnières. On sait que cette dernière œuvre a fait partie de la collection de Kawabata. Son paravent gauche représente les feuilles d’érable à l’automne et les chrysanthèmes blancs qui correspondent aux deux femmes du Grondement de la montagne. Toute une symphonie d'œuvres de l’école Rinpa participe à la création du roman.

Dans « Dix histoires d’orgueil », Kawabata évoque la théorie de Kobayashi Taichirô selon laquelle les fleurs et les oiseaux de « Paniers de fleurs » et de « Oiseaux et fleurs des quatre saisons » représentent des personnages du Dit du Genji. Cela montre l’extraordinaire intérêt qu’il éprouvait pour les harmonies entre l’art et la littérature qu’on peut déceler dans les couches les plus profondes des œuvres.

Au nombre des romans plus tardifs de Kawabata figurent Le lac (1954), qui parle d’un harceleur invétéré du Moyen-âge, et Les Belles endormies (1960-1961), qui se déroule dans un établissement où des vieillards dorment aux côtés de jeunes et belles femmes qui ont pris des somnifères. Ces ouvrages ont sondé les profondeurs de la sexualité humaine et élargi l’horizon du monde littéraire de Kawabata. En 1968, il a été le premier Japonais à être couronné par le Prix Nobel de littérature.

(Photo de titre : Kawabata Yasunari en 1957. Jiji)

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jeudi 27 octobre 2022

Maurice Mourier / Kawabata entre blanc et noir

 



Kawabata Yasunari, un Japonais entre noir et blanc

Yasunari Kawabata (1946) © D.R.


Kawabata entre 

blanc et noir

par Maurice Mourier
21 juillet 2021

Notre hors-série de l'été : le blanc

Adorateur inconditionnel de la beauté sous toutes ses formes, Kawabata Yasunari (1899-1972), Prix Nobel de littérature 1968, associe l’idée de perfection des formes – d’un paysage, d’un objet, d’un corps – à la notion de pureté. Le paysage – un mont, un lac – doit être exempt de toute souillure, de toute interposition intempestive d’un autre élément visuel qui vienne altérer le poli de la surface liquide, la disposition naturellement harmonieuse des branches d’un pin, le dessin, contemplé de très près, des premières fleurs des champs, un matin de mars, quand le ciel est par chance dépourvu de grisaille et de pluie.


Yasunari Kawabata

 

Une pierre, dans un jardin zen dépouillé, une céramique ancienne à la structure simple et fonctionnelle, celle d’un bol à thé, d’un vase destiné à recevoir un arrangement floral, peuvent ne pas être lisses sous le doigt mais à la condition que cette sensation tactile ne bute pas sur l’impression de rudesse : grenue, oui, la chose apparemment inerte – car tout est vivant ici-bas – mais en aucun cas grossière. Et si la banalité de l’usage d’une coupe où boire le saké est transcendée par quelque lueur diffuse qui en quelque sorte traverse la matière brute et exsude du glaçage de finition pour venir frapper l’œil lorsqu’un rayon de jour jamais direct, toujours atténué, le révèle, quel surcroît de jouissance est ainsi apporté à l’appétit du connaisseur !Et s’il s’agit de corps, celui-ci, pour atteindre à la beauté, se devra d’être lisse, dépourvu d’attaches trop visibles ainsi que de muscles apparents, absolument glabre – toute pilosité est bannie –, sans aucune tache, donc jeune et, bien entendu, blanc. Corps de femme à peine émergé de l’enfance et maintenu éblouissant quelle que soit l’origine sociale par la pratique multi-quotidienne du bain bouillant et les soins de propreté incessants. Tel que le rêve, le poursuit, le possède l’éternel dandy qui peuple les livres de Kawabata, si semblable à l’auteur lui-même (tout le contraire du sanguin Tanizaki Junichiro, autre monstre sacré, son contemporain, qui a une tête et une complexion de bouledogue) : un visage long et fin, aristocratique en diable, des mains longues et racées, un regard fulgurant, aux prunelles sombres, plein d’acuité et pourtant d’une mélancolique mansuétude.

Le culte de la blancheur pure : peut-on être plus japonais ? Une blancheur – attention ! car ici tout s’écarte aussitôt du modèle occidental – qui n’est pas celle du lys, du mépris ou de la méconnaissance de la chair, de la Madone et du renoncement. Rien de plus éperdument sensuel que les héroïnes de tous les romans, nouvelles et feuilletons d’un écrivain prolifique mais jamais prolixe, dont les œuvres complètes n’occupent pas moins de trente-sept volumes.

Elles sont toujours, ces créatures, détourées par le regard sur un fond le plus souvent d’une noirceur extrême, comme si tout le sombre volcanisme de cette terre foncièrement noire, éboulée, fracturée, gémissante, d’où mille sources s’échappent de mille craquelures, leur composait un écrin sulfureux qui rendît plus éclatante leur splendeur fragile. À leur destinée, il n’y a nul remède. Elles sont victimes sans rémission : veuves (la guerre, dont il ne traite jamais directement, imprègne chacune des situations romanesques imaginées par Kawabata, qui a été durant l’aventure militariste, de l’invasion de la Chine à Hiroshima, un dissident de l’intérieur), sacrifiées à des hommes qu’elles détestent, par la pratique ancestrale du mariage arrangé, tout de suite affublées de marmaille, trompées par leur mari volage et souvent ivrogne, néanmoins servantes résignées de ce butor dans un contexte de machisme culturel, elles meurent de maladie, parfois se suicident, ou bien vieillissent aigries dans la maison de leur père, qu’il leur a fallu regagner meurtries après leur divorce.

Kawabata Yasunari, un Japonais entre noir et blanc

Grues couronnées rouges © Julien Seguinot

Ainsi leur existence réelle se déroule-t-elle dans le roman Le grondement de la montagne (1949-1954), dont par ailleurs le personnage principal, un « vieillard » (il n’a pas plus de 63 ans), pater familias velléitaire et malheureux, perd la mémoire et se montre incapable de rattacher les fils de sa parentèle, qui s’effilochent. Dans cette magnifique chronique presque naturaliste (bien que les rêveries et émerveillements esthétiques le plus souvent hors contexte du « vieil » Ogata Shingo y tiennent une large place), l’image de l’homme – du mâle – est parfaitement représentative de l’ensemble du cheptel masculin des romans : un mélange d’égoïsme issu du statut social traditionnel et d’impuissance effective, voire de faiblesse d’enfant gâté.

Dans d’autres livres, où le héros apparent se voit doté de toutes les facilités offertes par la fortune (oisiveté ou travail peu absorbant et rémunérateur), ce type se hausse à la dignité du dandysme conscient, notamment dans les chefs-d’œuvre de la maturité, Pays de neige, dont la rédaction s’étale sur douze années (1935-1947), et Nuée d’oiseaux blancs (1949-1951) – le titre original (« Envol de grues ») ne comporte une note de blancheur que par allusion, les grues étant des oiseaux blancs à la calotte rouge et noire.

Mais, qu’il s’agisse de jouisseurs sans trop de scrupules comme le Shimamura de Pays de neige, qui abandonne à Tôkyô par trois fois femme et enfants pour aller retrouver la jeune apprentie geisha Komako dans les montagnes du Nord-Ouest jouxtant la mer du Japon, d’où l’on évacue chaque hiver par wagons entiers la neige vers le Sud, ou bien du malheureux Ginpei, un ancien professeur de lycée chassé pour avoir séduit une élève mineure et devenu demi fou (Le lac, 1955), la psychologie ténébreuse des mâles les constitue en prédateurs de fait, même si l’âge transforme Eguchi, le client des Belles endormies (1961), en personnage tragicomique. Blanches donc et sinon bestiales comme la dernière endormie d’Eguchi, à la peau noire et huileuse, qui meurt d’overdose sur son lit. Blanchies de toute souillure par la passion sexuelle dévorante qui les possède toutes et les enchaîne à leur premier séducteur jusqu’à mourir pour lui, les seuls êtres blancs sont les femmes et bien souvent pures en effet, de par leurs excès mêmes.

Kawabata Yasunari, un Japonais entre noir et blanc

« Vent frais par matin clair », par Katsushika Hokusaï (1831) © Musée Guimet/Jean-Pierre Dalbéra

Dans le cas le moins douteux, celui de Komako, la merveilleuse beauté juvénile – a-t-elle seulement vingt ans ? – de Pays de neige, la jeune fille s’harmonise entièrement avec le caractère bien réel (la prose poétique de Kawabata, fascinante entre toutes, colle sans ciller au monde tel qu’il est) mais par cela naturellement fantasmagorique du paysage étrange de cette contrée acculée, encore primitive, où les chutes de neige, en hiver, accumulent celle-ci en couches immaculées de quatre mètres de haut. Un décor bien fait pour rendre plus splendide (et plus effrayant) l’incendie final de la petite station thermale où triment et se saoulent les geishas afin de rembourser leur dette au patron qui les a achetées. Cet incendie est né de l’inflammation de la pellicule d’un film, il n’a donc rien de mystérieux, mais revêt cependant une sorte de dimension d’apocalypse en sacrifiant la très jeune Yôko, presque une enfant, dont les rapports avec l’héroïne Komako restent jusqu’au bout ambigus.

Derrière le blanc de la pureté et du rêve se dissimule ainsi le rouge du sang. Et, en arrière-fond omniprésent, la mort, dont la noirceur irréparable ne saurait toujours – chez le vivant superlatif et incurable pessimiste Kawabata, qui se suicide en 1972, dans une chambre louée sordide – épargner la beauté des femmes. N’ont-elles pas, conformément à la faculté innée de métamorphose que la tradition millénaire de cette singulière culture leur a conférée, une sorte de vocation à se transformer en serpent redoutable ? Comme dans le plus beau sketch de Dreams, un des derniers films de Kurosawa ? Comme dans Une page folle, le scénario que le débutant Kawabata, très tenté par la forme cinématographique, écrivit en 1926 pour l’un des tout premiers essais expérimentaux de l’écran japonais, démarqué de l’expressionnisme allemand de Caligari et tourné par l’ancien acteur de kabuki Kinugasa Teinosuke, qui jouait en travesti les onnagata, ou rôles féminins de ce théâtre populaire ?

Kawabata Yasunari, un Japonais entre noir et blanc

Extrait du film de Teinosuke Kinugasa « Une page folle », sur un scénario co-écrit par Yasunari Kawabata © D.R.

Rares sont les personnages de femmes marqués sans conteste d’un sceau démoniaque chez Kawabata, par exemple la terrible spécialiste de la cérémonie du thé et entremetteuse Chikako, dans Nuée d’oiseaux blancs, animalisée par une tache poilue qui macule un de ses seins d’une souillure indélébile, et œuvrant sans trêve à la destruction des amours. Mais, dans l’ultime chef-d’œuvre Tristesse et beauté (1961-1963), le lecteur occidental ne pourra manquer de frémir devant l’extrême violence des rapports entre les deux femmes, celle qui est peintre dans le style traditionnel (Otoko) et sa resplendissante élève pratiquant l’abstraction, Keiko, la femme serpent qui séduit successivement un père et son fils puis est responsable d’un accident où ce dernier trouve la mort. Keiko est la blancheur même et elle n’agit que pour venger Otoko – contre le gré de celle-ci – à qui va tout son amour. Un amour entre femmes, jamais clairement explicité, qui ne trouve d’impossible issue que par l’élimination des mâles inconstants et puérils.

Soit du blanc de la peau intacte, la peau sans tache incarnée, au noir définitif du néant, sans prière, sans rédemption. Mais non pas sans « la tristesse traditionnelle », irrémédiable, « des Japonais », qu’évoque Kawabata comme son inspiratrice primordiale dans le discours de Stockholm, quatre ans avant son suicide, à soixante-treize ans.

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mercredi 26 octobre 2022

Murasaki Shikibu / Une joyeuse initiation au Dit du Genji

 

Le roman de Genji, de Murasaki Shikibu : une joyeuse initiation


Une joyeuse 

initiation au 

Dit du Genji

par Maurice Mourier
12 mai 2021
Cette traduction des neuf premiers chapitres du Genji monogatari, le chef-d’œuvre japonais de l’an mil, base jamais ébranlée de ce qu’il y a de plus sui generisdans la culture du Japon, présente un double intérêt. D’abord évidemment de rendre accessible, dans une édition partielle mais non pas abrégée, un des textes les plus passionnants de la littérature mondiale, les plus envoûtants, les plus merveilleusement écrits. Mais également de retrouver en Kikou Yamata, traductrice du début du livre en 1928 aux éditions Plon, une très aimable et talentueuse écrivaine de langue française, d’origine japonaise par son père diplomate formé à l’ouverture sur l’Occident par la révolution de Meiji et envoyé comme consul à Lyon au début du XXe siècle.
Murasaki Shikibu, Le roman de Genji. Trad. du japonais par Kikou Yamata. Introduction de Monique Penissard. Vendémiaire, coll. « Compagnons de voyage », 336 p., 20 €
Kikou Yamata a en effet une personnalité captivante. Élevée à Tôkyo, elle revient en France dans les années 1920, publie en 1924 à Paris un recueil de ses traductions de la poésie japonaise la plus antique, préfacé par Paul Valéry, et enfin ce fragment du Genji à partir de la traduction anglaise d’Arthur Waley qu’elle amende et éclaire en simplifiant notamment les titres compliqués des personnages.
Sur cette femme remarquable, qui eut la mauvaise idée d’aller avec son mari zurichois donner une série de conférences dans son pays natal en 1939, ce qui valut au couple de demeurer piégé à Tôkyo jusqu’en 1949, l’excellente introduction de Monique Penissard fournit l’information essentielle. Quant à ses choix de traductrice, René de Ceccatty les justifie dans une notice qui clôt le volume. Il y explique les raisons qui lui ont fait exhumer ce court extrait d’une œuvre monumentale en cinquante-quatre chapitres, pour laquelle nous disposons d’une version intégrale française (1977-1988) due à l’éminent japonologue René Sieffert, reparue aux éditions Verdier en 2011, version savante dans laquelle tous les amoureux de cette ancienne littérature ont lu les aventures du prince Genji, fils illégitime de l’empereur. Le texte de Kikou Yamata, plus libre, d’une écriture vive et charmante, a paru au directeur de cette récente collection une bonne initiation à ce roman prestigieux et aristocratique, jamais ennuyeux mais parfois d’un raffinement un peu obscur. Il a eu tout à fait raison.
De quoi s’agit-il dans cette chronique de la vie de cour sans doute commencée par une veuve devenue dame d’honneur de l’impératrice Akiko vers l’an mil et poursuivie pendant au moins deux décennies ? Essentiellement d’amour, et plus exactement de libertinage. Le prince Genji, bien que fils préféré, ne peut prétendre accéder, vu l’illégitimité de sa naissance, aux rangs les plus élevés d’une société hiérarchisée, dont les pouvoirs ne sont du reste que formels (l’Empire japonais, contrairement à celui de Chine, qu’il imite superficiellement, a une vertu de représentation mais n’exerce aucun pouvoir réel : ce sont les daimyos, gouverneurs locaux et chefs de clans militaires qui le possèdent au gré d’alliances éminemment ductiles). Il fait donc partie d’une société de jeunes gens bien nés dont les activités ont peut-être une composante sérieuse mais qui semble se limiter à l’organisation des mille et une festivités émaillant l’année officielle : danses, chants, concours de poésie, louanges publiques à la famille impériale, défilés et autres babioles fort prisées des courtisans.
Ces activités ludiques, dont les acteurs sont tous des hommes, avantagent les plus beaux d’entre eux, les mieux bâtis en force et en souplesse, mais aussi les plus gracieux et surtout les mieux formés à l’emploi du pinceau permettant d’écrire avec élégance les caractères chinois (kanji), à la récitation des meilleurs poèmes classiques (chinois ou sino-japonais), à l’art de faire résonner le koto ou le luth sur les airs à la mode.
Dans la somptueuse cité (Heian-kyô, fondée en 794 par l’empereur Kammu, aujourd’hui Kyôto), jusqu’au XIIe siècle et au début des désastreuses guerres civiles, une civilisation brillante, celle de l’âge d’or du Japon, établit des palais de bois, les meuble magnifiquement, les entoure de jardins, tous lieux habités par les grands de ce monde servis par une volée de soldats, intendants, conseillers et, pour les dames, de chambrières sélectionnées pour leur beauté.
C’est évidemment une société étroite, fort préoccupée de toilettes et de parfums, où presque tout le monde se connaît, s’épie, et où les grâces et les disgrâces, les ragots et les potins circulent sans obstacle. Il faut donc sans cesse y calculer son apparence et ses gestes, y négocier entre affidés, s’y prémunir contre les intrigues, tenter surtout de se cacher quand on s’engage dans des entreprises scabreuses.
Or celles-ci sont l’unique souci ayant quelque constance parmi les jeunes hommes les plus en vue, car leur désœuvrement, leur frivolité foncière, leur goût du plaisir, ne semblent leur permettre de s’intéresser qu’à l’amour, sous la forme de la conquête rapide, et sinon brutale du moins à la hussarde, de tout ce qui se présente de jeune et de joli en matière de filles d’un bon niveau culturel, donc social, aux alentours.Dans cette chasse permanente, le jeune Genji est passé maître et, tout comme ses camarades avec lesquels il engage, tout au début du livre, une controverse amicale à propos des mérites respectifs de plusieurs catégories de proies féminines plus ou moins disponibles, il ne néglige pas non plus certaines appétissantes roturières en vrai « trousse-kimono » (l’expression est de Kikou Yamata). Quitte à ne pas du tout pouvoir identifier, après une nuit sans lumière qu’il a passée en compagnie d’une demoiselle convoitée, et un départ précipité avant l’aube, le visage de l’inconnue de rencontre. Ce qui est sûr – le texte, d’une réserve non dépourvue de malice, ne le dit pas mais cela va de soi – c’est qu’il a couché avec elle, et parfois une grossesse, toujours accueillie favorablement malgré la gêne aux entournures sociales souvent à craindre, vient l’attester de manière évidente.
On devrait se lasser vite de l’accumulation de ces frasques où se succèdent les héroïnes qui, tôt jalouses les unes des autres, multiplient les billets pleins de citations poétiques et de torrents de pleurs, tout en décevant parfois leur amant (l’inverse ne se produit jamais) par leur gauche maniement de la calligraphie (fi d’une partenaire peu cultivée ! Ou qui révèle soudain, en pleine lumière, avoir un nez trop long et au bout rouge !).
Il n’en est rien et un charme intact émane encore de ces écritures venues non seulement d’un si lointain passé, mais d’une culture si intensément différente. Cela est dû à plusieurs causes. On sera sensible en premier lieu à l’image étrangement attachante de ces rencontres nocturnes, parfois dans de vieux bâtiments délabrés où voltige l’aile du fantastique le plus inquiétant, rencontres toujours étonnantes en ce que le luxe du Kyôto citadin s’y matérialise en îlots de noblesse architecturale perdus dans les filets d’une nature omniprésente et revêtant en toute saison des aspects divers dont la narratrice sait faire éprouver concrètement au lecteur la réalité prégnante : fleurs, herbes folles des lieux délaissés, éblouissement causé par la vue d’arbres sous la neige. Le texte miroite infiniment de vignettes ciselées qui donnent à voir à quel point ce Japon ancien, tout urbain qu’il semble être, paraît enchâssé, protégé ou menacé, par la puissance d’une nature magique.
Bien sûr, le talent de Dame Murasaki, chroniqueuse à la fois réservée et mordante, pudique et audacieuse, réaliste dans ses jugements et presque tendrement admirative de son héros sans pour autant dissimuler aucune de ses faiblesses, cet art unique de romancière sophistiquée, joue le rôle principal dans la séduction pérenne de ce livre. Mais il y a encore autre chose. Et c’est l’espèce d’effarement qui nous saisit devant cette prose sans égale nulle part ailleurs, sous aucun climat : celle d’une femme qui écrivait à l’époque où l’Occident stagnait dans le long marasme né des suites de l’effondrement de l’Empire romain – avant la Renaissance de notre XIIe siècle.
Une femme ! Pas une seule personne de sexe féminin, où que ce soit dans le monde, n’est capable en l’an mil d’exprimer son génie comme cette extraordinaire Japonaise. Pourtant elle n’est pas alors, chez elle, la seule écrivaine à bénéficier – malgré le machisme avéré de la société qu’elle décrit – de la capacité d’écrire un chef-d’œuvre défiant les siècles, qui plus est en inventant sa langue (en vernaculaire hiragana, seuls les hommes disposant du droit d’user de l’écriture noble, les kanji d’origine chinoise), et du même coup, tout simplement, d’inaugurer rien de moins que la littérature moderne au Japon.
Deux autres conteuses au moins, Sei Shônagon (les fameuses Notes de chevet, Gallimard, 1966) et l’anonyme « Mère de Fujiwara no Michitsuna » (Mémoires d’une éphémère, Collège de France, 2006), témoignent hautement, avec elle, de l’originalité absolue d’un pays dont le kami Soleil (Amaterasu), dispensateur de toute vie sur terre, est non pas un dieu mais une déesse, et dévergondée qui plus est.
Qu’on ne cherche pas pourquoi le pays du Soleil-Levant est si cher à quelques-uns, malgré ses turpitudes et son délirant militarisme de voyous masculins. Il suffit de rappeler que c’est sur une romancière géniale et non un romancier que le fond même de sa spécificité, le surgissement de sa culture et de son art, ont été en l’an mil assis. Une culture millénaire qui a irrigué cette si singulière civilisation pour toujours. Et lisez les quarante-cinq autres chapitres du 
Genji, ils en valent la peine.

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