La poétesse Itô Hiromi : les tourments de l’expérience féminine mêlés au bouddhisme
Briser les stéréotypes et les genres
Au début, Itô a attiré l’attention par l’honnêteté sans faille de son approche de la sexualité féminine, de la grossesse, de l’enfantement et de la maternité. Son poème « Tuer Kanoko » (Kanoko-goroshi) conjuguait images troublantes d’allaitement et propos brutaux sur l’avortement et l’infanticide. Son recueil « Bon seins, mauvais seins » (Yoi oppai, warui oppai) a touché une corde sensible chez les jeunes mères japonaises, dans la mesure où il mettait en question les idées reçues sur ce qui fait une « bonne mère ». Plus récemment, la vieillesse et la mort ont émergé en tant que thèmes dominants de son œuvre. Ses récits débordant de vie des luttes menées au jour le jour pour éduquer ses enfants et prodiguer des soins suscitent tour à tour des hochements de tête approbatifs et des éclats de rire.
Il arrive souvent que les livres d’Itô défient les notions de genre et brouillent les frontières entre prose et poésie. Son ouvrage « Le tireur d’épine » (Togenuki: Shin Sugamo Jizô engi), publié en 2007, s’inspire d’un genre traditionnel de contes bouddhiques connu sous le nom de sekkyô-bushi (sermons-ballades) pour décrire les expériences qu’elle a vécues en jonglant avec ses activités : soins apportés à ses parents vieillissants, éducation de ses enfants et relations amoureuses. La traduction anglaise du « Tireur d’épine »,The Thorn-Puller doit sortir en août 2022.
« Il y a plus de dix ans maintenant que je n’ai pas écrit un “poème” conforme à la définition qu’en donne le Gendaishi techô [Manuel de poésie contemporaine], dit-elle. Et pourtant, je considère que tout ce que j’écris relève à un degré ou à un autre de la poésie. »
Et de fait, tous les écrits d’Itô, aussi prosaïque qu’en soit le sujet, témoignent d’une passion de poète pour la musicalité et les nuances de la langue japonaise, associée à une détermination à fouiller sous la surface de l’expérience humaine.
Poésie et exorcisme
À partir de 2018, Itô a enseigné l’écriture créative pendant trois ans à l’Université Waseda de Tokyo.
« Alors même que j’apportais mon soutien à mes étudiants dans leurs efforts sincères pour apprendre à maîtriser l’écriture, je me suis retrouvée à remettre en question toutes mes idées sur ce que signifie écrire de la poésie. Vous ne pouvez pas vous contenter de coucher vos émotions sur le papier, leur disais-je, vous devez aller au-delà. Chacun a des pensées et des sentiments profondément enfouis dont il n’a même pas conscience. Les mots qui jaillissent quand vous écrivez, sans la moindre intention délibérée, sont une expression de votre esprit inconscient. Quand vous façonnez ces mots en quelque chose qui parle directement au cœur du lecteur, sans qu’aucune explication soit nécessaire, c’est de la poésie. En enseignant, j’ai redécouvert cette vérité qui veut que, pour moi, écrire de la poésie est un moyen de sonder mon esprit inconscient. »
Itô compare la composition poétique au rêve, en se référant à l’expérience qu’elle a vécue après la mort de son père bien aimé. Sa mère, décédée trois ans plus tôt, avait passé ses cinq dernières années hospitalisée en état d’invalidité. Durant les huit années où son père avait vécu seul, Itô avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour lui apporter un soutien, en employant des aides à domicile, en prenant l’avion tous les mois depuis la Californie jusqu’à Kumamoto pour être à ses côtés et en lui téléphonant tous les jours lorsqu’ils étaient séparés. Elle n’en a pas moins été rongée par des sentiments de culpabilité lorsqu’il est décédé.
« J’étais son unique fille. J’aurais dû être à ses côtés. Pourquoi l’ai-je abandonné pour aller vivre en Amérique ? Pendant quelque temps après sa mort, je ne pouvais penser à rien d’autre. J’ai commencé à avoir toutes les nuits des rêves lancinants et, à chaque fois, je me réveillais avec le sentiment d’avoir plongé un peu plus profondément dans ma conscience. Les rêves ont fini par m’emmener en un lieu d’acceptation, où j’ai compris qu’il n’y avait pas de problème. »
En enseignant, Itô a réalisé que l’écriture poétique jouait un rôle similaire. En révélant, en cristallisant et en incarnant ses sentiments les plus profonds, elle lui avait permis d’exorciser ses démons et d’aller de l’avant.
Raconter le périple d’une femme
L’expérience de la grossesse et de l’enfantement a marqué pour Itô un tournant dans sa carrière d’écrivain. C’est alors qu’elle s’est délibérément lancée dans l’écriture, en visant un lectorat féminin.
« À l’époque où je suivais des cours de préparation à l’accouchement [au Japon], toutes les femmes enceintes semblaient si heureuses de discuter entre elles de leurs problèmes de constipation. Lorsque je sortais avec mon gros ventre, des femmes âgées le touchaient et parlaient interminablement de leurs propres expériences de la grossesse et de l’enfantement. J’ai eu l’impression d’être témoin de ces rares moments où les femmes se tendent la main. C’est ce qui m’a donné l’inspiration pour écrire une suite d’essais offrant un encouragement aux femmes qui se sentaient épuisées et submergées par la maternité. »
Entre 35 et 40 ans, la santé mentale d’Itô s’est détériorée au fil des difficultés liées à ses problèmes familiaux, une histoire d’amour malheureuse et ses propres démons intérieurs (dont une récurrence des troubles alimentaires qu’elles avaient connus dans sa jeunesse).
« Je crois qu’il s’agissait de ce qu’on appellerait aujourd’hui une dépression ou un syndrome de stress. J’ai eu le sentiment que je devais aller de l’avant, ne serait-ce que pour rester en vie, et je me suis donc lancée dans une série de voyages compulsifs de ville en ville pour donner des lectures de textes et des conférences. En cours de route, j’ai réalisé que mon travail et mon mode de vie avaient beaucoup de similitudes avec ceux des conteurs bouddhistes japonais appartenant à la tradition du sekkyô-bushi. »
Le sekkyô-bushi, ou sermons-ballades, est un genre de contes bouddhiques chantés qui est apparu à l’époque médiévale en tant que divertissement populaire. La rencontre d’Itô avec ce mode d’expression l’a incitée à orienter ses pulsions littéraires vers la création de récits quasi mythiques centrés sur les femmes et leurs conflits sempiternels avec l’amour, le mariage, l’enfantement, l’allaitement, l’éducation des enfants et — dernier point mais non des moindres — les soins dispensés à autrui.
« Bien entendu, les femmes connaissent toutes sortes d’expériences différentes. Toutes ne choisissent pas d’avoir des enfants, et certaines ne peuvent pas en avoir. D’un autre côté, dans le cercle de mes amis, nous nous trouvons tous confrontés au vieillissement de nos parents à peu près au même moment. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience que toute femme est la fille de quelqu’un. J’ai éprouvé un sentiment de solidarité féminine beaucoup plus fort que ce que j’avais ressenti en tant que future puis nouvelle mère. Dans notre société patriarcale, les difficultés liées à la prise en charge de parents âgés ou mourants retombent bien plus lourdement sur les filles que sur les fils. Mais je suis vraiment reconnaissante d’avoir connu ces difficultés. »
Le bouddhisme en tant que source d’inspiration littéraire au Japon
L’intérêt d’Itô pour le bouddhisme s’est renforcé à mesure que ses parents se rapprochaient de leur fin de vie. Dénués d’appétit de vivre sans pour autant être préparés à mourir, ils ne pouvaient qu’attendre sans espoir. Quand elle leur a conseillé de puiser un réconfort dans les enseignements du bouddhisme et qu’ils ont écarté sa suggestion, elle a décidé de s’immerger dans ces enseignements, un choix qui l’a inéluctablement conduite à l’étude des sûtras.
Les textes bouddhiques utilisés par les prêtres japonais sont d’anciennes traductions en langue chinoise de sûtras originellement écrits en pali ou en sanskrit, et même les traductions japonaises destinées aux laïcs sont en général rédigées dans un style rigide et archaïque. En lisant ces textes ampoulés, Itô a eu l’idée de les traduire à sa façon en japonais moderne.
En étudiant les sûtras, Itô en est venue à prendre conscience des racines fondamentalement bouddhiques de la littérature classique japonaise, depuis Le Dit du Genji et les chants du Ryôjin hishô jusqu’au théâtre nô et aux contes du rakugo. Elle a en outre appris que les sûtras eux-mêmes, tout comme le répertoire du sekkyô-bushi, étaient à l’origine des récits conçus par les moines itinérants qui voyageaient de ville en ville en donnant des sermons, et parfois en échangeant avec leurs auditeurs. Ces scènes bien présentes à l’esprit, Itô a éprouvé le besoin de jouer un rôle dans le processus et de participer à la transmission des enseignements bouddhistes via la lecture à haute voix des sûtras dans sa propre traduction en langue vernaculaire, sous forme de poésie.
Un jour nous devrons mourir — jusque-là nous vivons
C’est au beau milieu de cette aventure, où elle procédait par tâtonnements, qu’Itô a perdu tout d’abord ses parents, puis, en 2016, Harold Cohen, son compagnon de longue date. Ses 20 années de relation avec Cohen avaient été tumultueuses de bout en bout, mais sa disparition la plongeait dans le désespoir.
Comment nous accommodons-nous de notre propre mortalité et de la disparition des êtres qui nous sont chers ? Avec cette question fondamentale en tête, Itô s’est tournée vers le Sûtra des dernières instructions du Bouddha, qui est censé contenir les ultimes enseignements que Siddharta Gautama (le bouddha historique) a donnés à ses disciples avant d’entrer dans le Nirvana. En voici un extrait (d’après la traduction anglaise de sa propre version contemporaine).
Moines, ne vous lamentez pas, ne soyez pas affligés.
Aussi longtemps que je puisse vivre,
Un jour je dois mourir. Jusque-là je vis.
Un jour nous devons nous séparer. Jusque-là nous sommes ensemble.
Alors qu’elle travaillait principalement aux États-Unis, Itô a produit des traductions du Sûtra du Cœur, du Sûtra du Lotus, du Sûtra d’Amitâbha et, nous l’avons vu, du Sûtra des dernières instructions du Bouddha. En novembre 2021, elle a regroupé ses traductions dans un recueil intitulé « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis—mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô). Ce recueil de textes bouddhistes est émaillé de récits personnels de ses longues promenades avec son chien sur la plage ou dans des paysages dénudés, au cours desquelles elle contemplait le coucher du soleil ou le lever de la lune et observait la vie et la mort de petites créatures qui font elles aussi partie du cycle éternel de la nature.
Aujourd’hui encore, Itô ne se considère pas comme quelqu’un de religieux, mais les enseignements spirituels du bouddhisme l’ont profondément influencée.
« L’illumination atteinte par le Bouddha est un état d’esprit où les conventions mondaines et les contraintes qui nous entravent n’ont plus cours, et il me semble que hosshin [la détermination à suivre la voie bouddhique] est la prise de conscience personnelle qu’on ne peut pas continuer de vivre de la même façon qu’avant—qu’on se doit de parvenir à un endroit situé « au-delà » de ces contraintes mondaines. J’ai vécu des décennies entravée par toutes sortes de règles. Mais j’ai désormais le sentiment qu’il doit y avoir une autre façon de vivre, qui transcende tout cela. Peut-être mon objectif en écrivant ce livre était-il de raconter comment j’étais personnellement arrivée à cette réalisation. »
Le voyage continue
En tant qu’émigrée, Itô a joui de la liberté qu’offre la société américaine, mais elle se sentait aussi à l’écart. C’est la publication de deux de ses recueils—Killing Kanoko en 2009 et Wild Grass on the Riverbank (Herbes sauvages sur le bord de la rivière) en 2014, tous deux traduits en anglais par Jeffrey Angles—qui l’a convaincue qu’elle avait enfin trouvé un endroit où elle était chez elle en tant que poète. Même après la mort de Cohen, sa détermination à rester en Californie ne l’a pas quittée. Mais l’offre d’un poste d’enseignante à l’Université Waseda l’a ramenée au Japon en 2018.
En 2021, une traduction en allemand de « Tireur d’épine » a été publiée et, à l’automne de la même année, Itô s’est rendue en Allemagne pour donner des lectures de textes en compagnie d’Irmela Hijiya-Kirschnereit, traductrice du livre et amie personnelle. En 2022, année du centenaire de la mort du géant littéraire Mori Ôgai (1862-1922), elle projette de passer trois mois en Allemagne pour effectuer des recherches sur cet écrivain d’avant-garde, qui a fait des études en Allemagne et introduit la littérature de ce pays dans le public japonais. Itô est une fan convaincue d’Ôgai.
« J’ai atteint un point dans ma traduction des sûtras où je peux très bien m’arrêter, et j’aimerais maintenant me lancer dans un nouveau projet », dit-elle. « Plutôt que de me contenter de réagir à la vie quotidienne au fur et à mesure de ce qui m’arrive, je veux construire mon propre univers créatif. »
(Texte et interview par Itakura Kimie de Nippon.com)
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