mercredi 12 octobre 2022

Edouard Louis / “J'ai deux langages en moi, celui de mon enfance et celui de la culture”

 

Edouard Louis



Edouard 

Louis : 

“J'ai deux 

langages 

en moi, 

celui de mon enfance et 

celui de 

la culture”


Pour avoir dénoncé l'humiliation sociale, il a été accusé de trahir son milieu. Aujourd'hui à Normale Sup, il s'en défend et place l'écriture au centre de son combat.



Michel Abescat
Publié le 18/07/14 mis à jour le 08/12/20

En l'espace de quelques mois, Edouard Louis, 21 ans, a vécu une expérience extraordinaire. Son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, qui raconte sa fuite loin de sa famille et de son village natal, dans la Somme, s'est vendu en France à deux cent mille exemplaires. Et fait déjà l'objet de dix-huit contrats de traduction, d'une adaptation au cinéma par André Téchiné et d'une mise en scène au théâtre avec Micha Lescot. Que signifie cet intérêt quasi universel ? Comment a-t-il vécu les polémiques suscitées par sa démarche, lui l'homosexuel rejeté par les siens, le transfuge de classe passé du sous-prolétariat à l'Ecole normale supérieure ? Héritier du sociologue Pierre Bourdieu, sur l'oeuvre duquel il a dirigé un livre collectif, infiniment sensible, et sincère, il porte un regard aigu sur la réception de son livre.

Votre livre a touché des lecteurs très divers. Comment l'expliquez-vous ?
En racontant l'enfance d'Eddy Bellegueule, en brossant le portrait de son village, des gens qui l'entourent, c'est l'expérience de la domination sociale que j'ai d'abord voulu montrer. La violence, l'humiliation, qui traversent nos vies et nous constituent, qui sont comme les fondations plus ou moins invisibles de nos existences. Qui n'a pas vécu cela ? Je n'aime pas beaucoup l'idée d'universel, mais s'il y a bien quelque chose qui s'en approche, c'est la domination. Le fait d'être une femme, un homosexuel, un Juif, un immigré, de venir des classes populaires, d'arriver depuis la province à Paris... tout le monde ou presque, à un moment de sa trajectoire, est marqué par l'expérience de l'injure ou de l'infériorisation. Réussir à dire cette violence passait par deux choses. La première, c'était d'écrire contre Jean Genet, qui, dans une scène du Miracle de la rose, se fait cracher dessus parce qu'il est homosexuel et métamorphose ces crachats en roses : comme si la littérature consistait à esthétiser, comme s'il fallait rendre les choses lyriques pour se les réapproprier, belles, métaphoriques. La seconde, c'était d'écrire contre Pasolini, c'est-à-dire contre la mythification, l'idéalisation des classes populaires. Toute son oeuvre est traversée par une vision des classes populaires comme plus simples, plus authentiques, plus vraies. C'est ce double refus, ce parti pris de montrer la violence dans sa crudité qui a peut-être produit ce dialogue avec les gens qui ont lu le livre.

Vous parlez aussi d'un monde aujourd'hui invisible...
Le discours sur les classes populaires a disparu du champ politique comme de la littérature. Mon livre a été écrit en opposition à cela aussi, je voulais explorer ce que Marx appelait le lumpenprolétariat, les moins qu'ouvriers, des gens comme mon père qui se sont fait jeter de l'usine, et dont on ne parle jamais. Ou alors en termes mystificateurs, vantant la simplicité, l'authenticité des gens de peu, dans cette vision pasolinienne des classes populaires et qui a gagné l'Histoire. C'est d'ailleurs le principal reproche qui a été fait à mon livre : « Comment pouvez-vous parler ainsi ? C'est méprisant, c'est du racisme de classe. » L'idée que je propose dans En finir avec Eddy Bellegueule est pourtant simple, on la trouve chez Marcuse, chez Freud : la violence produit elle-même de la violence, elle est un effet de la domination, les individus des classes populaires qui en sont victimes finissent par la reproduire sur d'autres. Si on veut lutter contre l'exclusion, il faut regarder cette question en face. Que signifie d'ailleurs ce reproche qu'on m'a fait ? Faudrait-il que les classes populaires soient vertueuses pour qu'on les défende, qu'on se batte pour elles ? Comme si l'horreur de l'exclusion, de la misère, ne suffisait pas.

Vous vous êtes mis en danger en faisant de vous-même un objet de sociologie...
Je me suis pris moi-même, ainsi que le monde qui m'a façonné, pour objet, en essayant d'aller le plus loin possible dans une sorte de réconciliation entre littérature et vérité. Et cela a suscité des résistances. On m'a dit que je faisais de l'autofiction, alors que je pense avoir fait exactement l'inverse. L'autofiction a pour principe, partant d'une histoire personnelle, de brouiller la frontière entre littérature et vérité ; moi, je tente, au contraire, de l'éclaircir. D'autres, pourtant bienveillants, ont dit : puisqu'il s'agit d'un roman, il peut écrire ce qu'il veut. Mais non, mon livre n'est pas une simple histoire. Il n'est ni de l'autofiction, ni de la fiction, ce que je raconte est vrai. Même si le mot « roman » figure sur la couverture. Pourquoi associe-t-on spontanément celui-ci à la fiction ? Le roman est un travail de construction littéraire qui permet justement d'approcher la vérité. Il aurait peut-être fallu écrire « roman non fictionnel » ou « roman scientifique », comme le revendiquait Zola pour ses livres.

Que voulez-vous dire précisément ?
De même que Pierre Bourdieu construit un tableau du monde social en s'arrachant à la perception spontanée, j'essaie de m'arracher au simple témoignage. Par le travail sur les mots, la ponctuation, le langage, la division en chapitres, j'ai cherché une construction littéraire qui me permettrait de déplacer le regard, de proposer une autre perception du monde que je décris, une autre vision des classes populaires. C'est un effort d'écriture pour révéler ce que le langage spontané ne parvient pas à dire.

Un style ?
Je ne parle pas du style, qu’aujourd’hui on confond, je crois, avec la rhétorique. Tout se passe comme s’il fallait faire du style et du coup, on se conforme à une idée préconçue du style : soit une sorte de proustisme un peu précieux, soit une image de l’avant-garde. Un jour que je présentais mon livre dans une université, un étudiant m’a dit : « Je voudrais écrire mais il faut d’abord que je trouve un style ». On finit par penser que le style est premier. Or le style pour lui même n’est rien. Les grands écrivains n’ont jamais fait de style. Le style de Faulkner donne à entendre les voix des classes populaires du Sud des Etats-Unis comme on ne les avait jamais entendues auparavant. Faulkner n'écrit pas pour faire du style, il trouve une écriture différente pour montrer un versant inédit de la réalité. Même Duras disait : « Du style, je ne m’en occupe pas. » Peut être qu’il faudrait remplacer le style par le mot « différence ». Il y a autre chose : comme je ne prends pas le parti de « faire du style » au sens où on l’entend, on m’a demandé si je m’inscrivais dans la filiation de l’« écriture blanche » d’Annie Ernaux, c’est à dire une écriture sans construction, ou, comme elle le dit « en dessous de la littérature ». Il me semble qu’on reprend tous ce concept d’écriture blanche sans l’interroger. Pourtant, on pourrait penser que l’idée d’écriture blanche n’existe que par rapport à une vieille vision de la littérature, de ce qu’est la construction littéraire, et qu’utiliser le terme « écriture blanche » c’est ratifier cette vieille définition. Se soumettre aux classement dominants, au fond. En ce sens Annie Ernaux ne devrait pas dire que son écriture est blanche, mais que c’est celle des autres qui l’est, celle de ceux qui ne font que reproduire un modèle, ceux qui font du style. Elle, au contraire, elle invente une façon d’écrire, elle propose quelque chose de tout à fait nouveau, de révolutionnaire. Ses livres sont aussi puissants parce qu’elle propose une nouvelle image de ce que construire un livre veut dire. J’ai essayé en écrivant de prendre cette interrogation pour point de départ. Dire que les livres d’Annie Ernaux ne sont pas construits, sont « blancs », c’est comme dire que la peinture de Mark Rothko est moins travaillée que celle de Manet, discours qui d’ailleurs sont souvent tenus contre l’art contemporain.

Certains journalistes sont allés sur place, à la rencontre de vos proches...
Comme si la vérité était là, immédiatement perceptible. Comme si la personne à qui vous demandez « Est-ce que vous êtes raciste ou homophobe ? » allait vous répondre « oui » avec un grand sourire. Quand Simone de Beauvoir écrit Le Deuxième Sexe, les femmes sont infériorisées, dominées, mais la majorité d'entre elles ne le perçoit pas ou seulement de façon diffuse. Beauvoir montre une réalité que la perception spontanée ne peut atteindre. Aujourd'hui encore, si vous demandez à la mère d'Eddy Bellegueule si elle se sent infériorisée ou dominée, elle vous répondra « Non, pas du tout ». C'est un problème politique majeur : les dominés n'éprouvent pas toujours leur domination comme telle. Quant à la démarche des journalistes dont vous parlez, elle pose question aussi sur l’état d’une partie du champ journalistique qui n’existe que par le mensonge et la manipulation, comme l’avait montré Bourdieu. Je pense par exemple au fait de photographier ma mère dans une maison qui n’est pas celle où j’ai grandi, sans le préciser, ou de lui demander de prendre telle ou telle pose…

Édouard Louis

Édouard Louis

Photo: Jérôme Bonnet pour Télérama

La violence est au coeur de ce que vous avez vécu, de ce que vous vivez, de votre démarche, aussi...
Comme Bourdieu l'a montré, la trame des relations sociales est faite de violence. La violence est partout, tout le temps, dans les discours qui assignent à chacun une position, tu es un transfuge, tu restes à ta place, tu es une femme, tu restes à ta place de femme, tu es un Juif, un Arabe, un Noir, un homosexuel, toutes les interpellations nous assignent. Dès notre venue au monde, nous sommes enserrés dans le discours des autres. Le nom en est une preuve : c'est une identité imposée par autrui. C'est précisément cette question que je veux poser en littérature, faire de cette violence un espace littéraire. Car l'ignorer est le meilleur moyen de la laisser se reproduire indéfiniment. Cette question posée, il est alors possible d'aménager des espaces de résistance. Je pense à Michel Foucault notamment, à sa réflexion sur l'amitié. L'amitié comme une sorte de refuge, d'abri où se réinventer contre la violence. Dans ma vie, l'amitié a été déterminante. Comme pour tous les transfuges, a fortiori les transfuges gays. L'amitié est un espace d'identification, d'aspiration, aussi : c'est au contact d'amis que des aspirations nouvelles me sont venues. Je n'aurais jamais écrit sans l'amitié.

Aujourd'hui, vous êtes élève à l'Ecole normale supérieure. Comment vous y sentez-vous ?
En porte-à-faux. Dès mon arrivée, je ne me sentais pas vraiment à ma place. Ce décalage avec le monde scolaire ne m'a jamais vraiment quitté, comme si les efforts que j'avais fournis, ou qu'on avait consentis pour m'aider, ceux, très importants, de tous les enseignants qui se sont mobilisés pour moi, ne suffisaient pas. Je ressens une angoisse quand je mets les pieds dans une école ou dans une université, toujours, partout. Mais peut-être que sans cette angoisse je n'aurais pas écrit mon roman. C'était une sorte de fuite contre cette sensation : puisque je ne me sentais pas appartenir à ce monde, il fallait que je justifie mon existence autrement. A l'ENS, évidemment, personne ne m'a jamais dit « T'es un prolo, rentre chez toi ». Simplement, chaque année, quand vous venez avec vos papiers, pour l'inscription administrative, et que vous présentez un acte de naissance avec la mention « né d'un père ouvrier et d'une mère sans profession », là vous comprenez que vous n'êtes pas comme les autres.

Dans votre roman coexistent deux langues. Une classique, la vôtre aujourd'hui. Et celle de votre enfance. Et l'on passe de manière fluide de l'une à l'autre.
Ce travail sur le langage populaire, celui des dominés, était un des enjeux de départ du livre : faire du littéraire avec ce matériau non littéraire. J'y tenais beaucoup, et je suis passé par de nombreux tâtonnements. J'ai essayé d'enregistrer ma mère puis de retranscrire, et j'ai constaté que cela ne marchait pas, qu'on ne comprenait rien, que le texte était désarticulé. C'est à ce moment que j'ai compris que c'est par la construction (d'où le mot roman) que je pourrais atteindre une forme de vérité. Une construction qui s'approche, et non qui s'éloigne. Je ne voulais pas un langage comme celui de Céline, qui est un point de vue bourgeois sur la langue des classes populaires. Céline écrit la distance qu'il a à ce monde. Cela n'empêche évidemment pas que le résultat soit merveilleux, mais moi, je voulais obtenir le contraire, réduire la distance, m'approcher au plus près de la réalité de ce parler-là. Et je voulais que la lecture en soit fluide, d'où l'idée du texte en italique intégré à l'autre, pour qu'on ne sache plus qui parle. Eddy ? Ses parents ? Parce que Eddy a le même langage que les autres à ce moment-là. Eddy n'est pas un enfant différent, il est astreint par les siens à la différence parce qu'il est homosexuel, il lutte comme un fou pour être comme les autres, mais les autres ne l'acceptent pas. L'écriture n'a pas été facile, cette langue populaire, il fallait la retrouver, la transformer, l'intégrer dans l'autre langage, montrer comment les deux s'affrontent, se télescopent, comment la langue des dominants exclut celle des dominés. Ce fut un long travail, j'ai écrit quinze ou seize versions du roman avant d'aboutir.

Cette fluidité du roman correspond-elle à ce que vous vivez ?
J'ai deux langages en moi, celui de mon enfance et puis l'autre, celui de la culture, de l'école, de la littérature. Genet posait cette question : comment écrire avec la langue de l'ennemi ? Que signifie écrire avec la langue des dominants, de la bourgeoisie, quand on écrit sur les dominés que la littérature, la culture, précisément, excluent ? Je ne me reconnais pas dans ce problème, parce que le langage de mon enfance m'était tout aussi ennemi que celui de la bourgeoisie. C'était le langage qui maltraitait les femmes, qui disait « pédé », qui disait « bougnoule ». Je n'écris pas avec la langue de l'ennemi, j'écris au final entre deux langues ennemies, et le livre est le reflet de cela. Il existe souvent une sorte de schizophrénie du transfuge de classe écartelé entre plusieurs discours, plusieurs façons de penser, plusieurs rapports au monde... mais cette situation en porte-à-faux peut être le point de départ de la création.

Et maintenant, quels sont vos projets ?
J'écris un deuxième roman, que j'ai commencé aussitôt après avoir rendu En finir avec Eddy Bellegueule, il y a un an et demi. L'écriture est ma priorité absolue. J'ai aussi créé une collection d'essais théoriques aux Presses universitaires de France, dont le premier volume vient de paraître. L'objet est de publier les textes des autres, de faire vivre une dynamique intellectuelle. Si des périodes comme celle du Nouveau Roman ou celle de Sartre, Beauvoir, Genet, Giacometti, Picasso, Violette Leduc ont été aussi riches, c'est qu'elles mettaient en mouvement des collectifs. Il n'y a de pensée que du collectif. Ce sont des gens qui discutaient sans cesse, se voyaient sans cesse, se confrontaient sans cesse. J'essaie avec cette collection, et de manière plus générale, de faire exister des collectifs avec des gens comme les sociologues Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon, l'historienne Arlette Farge, le réalisateur Xavier Dolan. Dialoguer, créer, écrire, penser avec d'autres me semble essentiel.

Edouard Louis en quelques dates

1992 
Naissance, sous le nom d'Eddy Bellegueule.
2006 
Pensionnat à Amiens.
2011 
Admis à l'Ecole normale supérieure.
2013 
Publication de Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage.
2014 
Publication d'En finir avec Eddy Bellegueule, sous le nom d'Edouard Louis.
TÉLÉRAMA



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