dimanche 31 juillet 2016

Olivier Steiner / Throw me tomorrow, dear David





Throw me tomorrow, dear David

Olivier Steiner 11 janvier 2016 
Le journal d'Olivier Steiner




Un des plus beaux incipit de la littérature c’est quand même le premier paragraphe de L’Amant de Marguerite Duras : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Il y a quelque chose de ça, pour moi, avec le continent Bowie. J’aimais mieux l’homme vieillissant que le génial jeune chanteur qu’il fut. Les puristes diront que sa musique de la fin portait des charentaises, que c’était bien triste, qu’on avait perdu l’insolente modernité d’un titre comme Ashes to ashes, soit. Je ne suis pas un puriste. J’aimais le dernier Bowie, en particulier celui qui est apparu en 99 avec l’album Hours, selon moi le plus personnel, le plus sage dans le sens de sagesse, le plus intime dans les textes. Reprenez l’album et lisez les paroles, c’est comme une confession.


Avec ma main brûlée, j’écris sur la nature du feu, écrivait Flaubert. Avec sa voix brûlée, David chantait lui aussi sur la nature du feu, tous les feux.


J’ai envie de retenir le clip du titre Thursday’s child (réalisé par Walter Stern), un vrai petit morceau de cinéma. Dans un clair-obscur caravagesque, il apparaît devant la grande glace d’une salle de bains, chemise noire boutonnée jusqu’en haut, cheveux longs, blond sombre. Il chantonne, se regarde comme s’il se soupçonnait, finit par allumer la radio. Une chanson démarre, la sienne. C’est-à-dire que sa musique est au second plan, elle n’est là que pour exprimer quelque chose de plus profond, qui se trouve dans l’image et dans la vie. La grande classe, quoi.
L’homme qui est là, qui s’appelle Bowie et qui est un peu plus et un peu moins que la star David Bowie, murmure sur sa propre chanson, à contretemps, un peu absent, légèrement faux. Il va même jusqu’à se racler la gorge, laissant courir l’eau du robinet.
Puis il se tient immobile, silencieux, libéré et comme fatigué de la nécessité du playback. Une femme apparaît à sa droite, elle retire ses lentilles de contact puis tout se détraque comme dans une faille temporelle, il redevient jeune homme, elle redevient jeune fille, les regards s’échangent au gré des sauts dans le temps, pas un mot entre eux deux, rien que du pur présent and nothing to tell, to say. Ne vaut-il pas mieux se taire quand on a pas quelque chose de mieux à dire que le silence ou la musique ?
Quand j’étais ado j’écoutais Aladdin Sane ou Space oddity pour me vieillir, aujourd’hui je m’allonge sur mon canapé, je me sers une vodka, j’arrête le temps, j’écoute Hours. Les titres se suivent et ça le fait, il y a vraiment Something in the air.
David B. serait mort ? Ha, ha, laissez-moi rire : Impossible ! Il y a vraiment something in the air je vous dis

samedi 30 juillet 2016

Olivier Steiner / La rabbia di Pasolini

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La rabbia
Olivier Steiner
3 décembre 2015 
Le journal d'Olivier Steiner
J
eudi 3 décembre 2013, j’écris sans lever la tête, un seul souffle ce sera, une ligne continue, tant pis tant mieux. Dans ma vie, dans la vie, je crois que je commence à y voir plus clair, à force, un peu plus clair, je veux dire, et je vois deux sortes de gens. Il y a ceux qui se sont approchés de la mort, qui ont vu, touché du doigt, d’une façon ou d’une autre, la mort ou ses contours, et les autres, qui ne savent pas, ont été préservés ou se sont tenus à distance. Ça crée une frontière, une limite immense, infranchissable, tragique car infranchissable. C’est même pas une question d’éducation, de culture ou de quotient intellectuel, je parle d’une connaissance sensible, physique : il y ceux qui un jour sont morts à eux-mêmes, puis les autres, qui jamais n’ont vécu, traversé ça, qui n’ont jamais goûté, jamais eu le goût dans la bouche, au fond de la gorge, cette amertume inqualifiable. Il y a donc les malheureux et les chanceux, et je ne sais même pas qui est qui. Ce que je sais, et je le dis avec une grande tristesse, vraiment, je ne sais pas comment je le sais mais je le sais, il n’y a pas de rencontre possible avec tel vivant amputé de l’expérience de la mort, et tel autre vivant qui a connu, parcouru les enfers quels qu’ils soient. C’est comme deux espèces séparées à jamais, un Inuit et un Aborigène, l’huile et le vinaigre jamais ne se mélangent jamais, quoi qu’on fasse, même si on secoue beaucoup, même s’il y a émulsion pendant quelques minutes.

Et ça va loin, dans les rêves et les cauchemars, ça va jusqu’à l’usage des mots, les langues, le sens donné aux mots, la perception des couleurs, du temps, et même de l’humour. Telle chose serait et sera drôle pour qui n’a jamais approché la mort, la même chose sera exactement scandaleuse et pas drôle pour qui est mort un jour à lui-même. Je crois que cette différence va bien au-delà des histoires de sexe, homme / femme, des histoires de couleurs de peau et même des histoires de riche / pauvre. Là est, je crois, la seule, la grande différence, le cœur de la Tour de Babel, la racine de toutes les guerres, de l’incompréhension, des racismes, des peurs, de la xénophobie.
Un jour, j’ai quitté quelqu’un juste après un film que nous venions de voir. Nous vivions ensemble depuis quelques mois, c’était bien je crois, puis nous sommes allés au cinéma et nous avons vu Breaking the Waves. Il a détesté, s’est emmerdé, a trouvé ça comique à la fin, ridicule, moi j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Nous sommes sortis du cinéma, UGC Les Halles, il faisait froid, nous avons un peu marché près de Saint-Eustache, au début il y eut un silence. Nous avions sans se le dire compris la fracture. Le silence ayant suffisamment duré, j’ai senti qu’il allait parler, qu’il allait dire, peut-être expliquer, en quoi pourquoi il n’avait pas aimé. Je suis resté très calme mais j’ai compris que je pouvais pas entendre ses arguments, il avait bien sûr le droit de penser comme il pensait, mais je sentais venir les arguments et c’était de l’ordre de l’impossible. J’ai dit stop. Je l’ai quitté, là rue Rambuteau, quitté pour de vrai, dans la soirée mais dans la vie aussi. Too much peut-être, hystérique, etc. Mais c’est ça le cinéma, ça devrait être ça : aller voir un film avec son amoureux et prendre le risque d’une séparation irrémédiable. Aujourd’hui je fais attention quand je vais voir certains films avec mes amoureux. Mais aujourd’hui de toute façon je suis moins jeune, j’ai donc moins d’amoureux, et mes amoureux quand j’en ai sont du genre à pleurer devant Breaking the Waves, je repère mieux les choses, je crois.
Jeudi 3 décembre, pessimisme, désespoir ou désespérance. J’ai envie d’écrire ces trois mots. La catastrophe a eu lieu mais elle est toujours là, elle se reproduit, sans cesse, sous nos yeux, elle a lieu encore, chaque jour, suffit d’ouvrir la radio, tel journal, la télé.
Et pourtant, il est temps qu’il soit temps comme disait Paul Celan, pourtant ça respire encore, dans mes poumons comme dans les vôtres, faut bien faire avec. Alors, je ne sais pas, je ne sais plus. Quand je crois savoir ça ne dure pas très longtemps. La fatigue revient vite, l’immense chagrin, mon désir comme des fumeroles sur un champ de ruines. 40 ans, pas si vieux, et pourtant… le vécu a eu la vie dure.
Alors, quoi ? Pasolini avait raison ? C’est fini ? C’est la fin ? Apocalypse ?
Peut-être bien. Comment donner tort à Pasolini ? Avec quelles armes ?
Mais apocalypse veut aussi dire révélation, alors…
Je ne sais pas, je m’accroche à l’étymologie.
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Georges Didi-Huberman ne donne pas tort à Pasolini, il propose un réajustement. Il dit, écrit : « Pessimisme organisé ». ce faisant il reprend, relance la balle envoyée par Walter Benjamin.

Pessimisme, oui, c’est la merde et la catastrophe a lieu, va avoir lieu. Mais « organisé » : poche de résistance, léger recul ou décalage, il suffit peut-être de quelques hommes pour prendre à corps ce pessimisme et le traduire en geste, en acte, aussi petits soient-ils. Pas en idéologie : en gestes, petits, seuls et innombrables, en actes.
Je ne sais pas.
C’est l’histoire des lucioles de Pier Paolo. Elles avaient disparu avait-il écrit, Cassandre masculin, Pier Paolo, prophète de malheur. Donc, écrasées, tuées, éradiquées les petites lumières populaires ? Oui.
La nuit est noire. Il n’y a plus que les grandes lumières des néons, des tours, des gratte-ciel de Las Vegas, Dubaï, Shanghai… La nuit est noire, la poésie est oubliée, méprisée, reléguée je ne sais où, dans les marchés de la poésie, lol, je ne sais pas, le corps de Pier Paolo reste écrasé, éclaté sur un terrain vague, 40 ans que ça dure, et ça pue, l’injustice et l’abomination.
Alors, je ne sais pas, si ça se trouve je suis en train de devenir un vieux con, les lucioles ont certes disparu mais Luciolino, Luciolina, ceux qui débarquent à Lampedusa, dans les maternités du monde entier, chaque jour, ceux qui arrivent de Syrie, de Libye, avec leur culture, leur instinct de survie, ne sont-ils pas des survivances ?
Et si j’étais trop enfermé dans mon putain de XXè siècle, bloqué en 62 sur la mort de Marilyn, bloqué en 84 quand MD traverse le Mékong, le bac, pour rejoindre L’Amant, si j’étais bloqué en 93 quand j’ai vu Philadelphia et que j’ai alors vraiment découvert le Sida ?
Jeudi 3 décembre, je m’ouvre les yeux comme on s’ouvre les veines : Anonymous quand même, Assange, Snowden, Manning… Wikileaks, les Printemps Arabes et les Indignés… Syriza, la Grèce… et je suis sûr qu’il y aurait beaucoup de choses à dire sur le RAP, je ne sais pas, la musique des jeunes, je ne sais pas, je ne suis pas compétent mais je pense pas qu’ils n’écoutent que David Guetta, je ne veux pas croire qu’ils sont tous à chanter forniquer « I don’t care » sur les plages d’Ibiza ou de Mykonos. Alors, tout ça ne fait-il pas comme un essaim de lueurs dans la nuit, quelques lucioles dans l’obscurité, contre l’austérité ?
Luciolino, Luciolina… contre la mort tout contre je ne vois que l’enfant né d’un corps, né d’un corps même vieux, le corps la vieille Europe par exemple, pauvre Europe de Charlemagne… Mais l’enfant, je ne veux pas dire l’enfant fait pour soi – quelle horreur – l’enfant conçu comme un objet, pour soi, remplir son vide. Non, je parle de l’enfant, petit d’être, fait pour donner sa chance à la vie. Un pari. Rien qu’un pari. C’est l’enfant des autres aussi bien.
Et puis je ne suis rien, je ne fais que brasser de grandes choses, parler dans mon coin. Mais c’est la catastrophe et je ne vois que l’urgence à dire non. Il y a le non des intellectuels et des artistes, bien sûr, le non pensé, sophistiqué, esthétisé. Mais je veux croire au non des gens, des individus, vous, moi, nous que l’on traite en consommateurs. Je veux croire que ça va venir du ventre, des tripes, parce que trop c’est trop. Oh, je ne parle même pas de la révolution, oh le vilain mot, elles ont fait leur temps les révolutions… je parle de la rage, la Rabbia de Pasolini, le ras-le-bol viscéral qui seul peut modifier les consciences, qui fera le bond dans les consciences. Je veux croire que ça viendra des petites villes, des villages, de partout, des confins de l’Europe, du Brésil et de l’Inde. Je veux croire que la vague va grossir, va s’élever de plus en plus, qu’un jour elle s’abattra sur le Bundestag, sur Bruxelles, Strasbourg, Wall Street et le Cac 40.
Le bois mort finira par tomber des arbres. Il finira par pourrir et devenir poussière. Il y a trop de connexions, les gens ne sont plus isolés, ça se parle, ça partage, ça gazouille, on ne va pas pouvoir maintenir longtemps les gens dans les enclos démocratiques. Elles vont s’échapper les lucioles, elles vont éteindre la télé et elles finiront par éclairer les nuits.
Pourquoi ?
Parce qu’il reste le désir et la tendresse. Malgré tout.
Parce que certains ont vu la mort et ceux-là savent.
Parce qu’il y a des films comme Orlando Ferito, le dernier film de Vincent Dieutre, actuellement en salles.
Renseignez-vous, allez voir ce film. C’est tout ce que j’ai à dire aujourd’hui.
Si j’avais un amoureux, je réfléchirais à deux fois avant d’aller ce film avec lui. Parce que si jamais il n’aimait pas cet Orlando Ferito, il ne pourrait plus demeurer mon amoureux.

vendredi 29 juillet 2016

Olivier Steiner / Nabil

Photo Bruce Wayne, Flou

Nabil



Olivier Steiner 
2 février 2016 
Le journal d'Olivier Steiner

P
ourquoi, la question. Duras a longtemps été maréponse. Pourquoi, la réponse. Duras sera toujours la question. Depuis le début Duras et ses phrases magiques, inaugurales. Phrases qui reviennent en boucle, écrites tracées sur la crête des mots, phrases tatouages sur une peau de lecteur ébloui : On écrit sur le corps mort du monde, corps mort de l’amour. Écrire c’est arriver avec la crise au bout de la crise.


C’est pour ça qu’elle écrivait vite, Marguerite Duras, dans l’écriture courante, pour que la crise ne la quittât pas. La lucidité ne vient-elle pas après la crise ? J’ai longtemps été un durassien comme on dit, un suiveur et un admirateur, un lecteur illimité, jusqu’à choisir de porter ce nom de Steiner qui veut dire la pierre, étendard, miroir et vitre, étoile jaune brodée sur un vieux manteau, étoile dans le ciel d’un certain absolu de l’écriture, également. Une rhétorique de la fascination. J’avais 22 ans, je débarquais à Paris où je ne connaissais personne, je m’inscrivais au cours Florent, je voulais changer de peau et de vie, devenir comédien, faire profession d’être un autre : En finir avec Jérôme Léon. Mon impératif à l’époque c’était commencer à zéro, faire table rase, Steiner, un titre et une nouvelle page, Olivier une peau d’écorce, peut-être pour se protéger, un peu de bois. Olivier pourquoi pas, Aurélien eût été too much. Confusément je voyais Duras comme une chose élémentaire, une direction, un pur élément qui se confondait avec les verbes écrire et vivre libre, c’était un acte, aussi, un certain oubli de soi et en même temps, la création, la revendication d’une identité nouvelle, marginale forcément marginale, une chambre à soi, une façon d’être au monde en refusant une grande partie de la société telle qu’elle va ne va pas, les horreurs économiques, accepter d’en payer le prix quel qu’il soit, et puis le reste, tout le reste, le désir brûlant, la belle allure et la folle énergie, la nuit, tout ce que l’on sait à 22 ans sans le savoir, les géographies hallucinées : Ici c’est S.Thala jusqu’à la rivière, et après la rivière, c’est encore S.Thala.
Duras, depuis le début j’ai vu sans voir, percevant sans savoir, d’emblée ce fut clair comme l’eau de roche, dès le premier livre ouvert. Ça m’a sauvé la vie, j’ai aimé me perdre en Durassie, j’ai aimé mieux aimer. Ou le croire.
Le continent Duras, c’est un territoire au-delà de la compréhension, c’est continental et insulaire, c’est comme une moire et ça échappe au sens commun, dans cette nouvelle géographie le Gange coule sous les viaducs de la Seine-et-Oise, c’est la grande banlieue de Calcutta au cœur de la Normandie en plein hiver, les grandes populations de la faim et du désir, c’est bien sûr un ravissement, un crépuscule permanent, ou au contraire l’aube toujours première, sans cesse renouvelée. C’est très facile à imiter mais ça reste inimitable. Avec Duras la raison et la logique sont priées de s’arrêter, l’auteur leur intime l’ordre de se taire ou de parler à voix basse, ici il s’agit de voir et d’entendre, d’abord, de voir la voix : C’est le passage d’un bac sur le Mékong. L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.
Duras, donc, et ce besoin de la suivre, immédiat, aussi irrésistible qu’un charme. Ça ne s’explique pas, un charme. Le charme naît du point de folie des gens. A chacun ses points de folie et de fuite, là où ça peut déraper, bifurquer. Je suis Duras verbe suivre. J’écris parce qu’un jour dans ma vie toute ordinaire il y eut un livre de Marguerite Duras et ma vie ne fut plus ordinaire. Comment dire… ça a décuplé mon horizon, foutu en l’air mon identité, mes certitudes. Le vocabulaire et la syntaxe, le sexe aussi bien. Ça m’a tué. Ça m’a fait du bien. Ça m’a tué fait du bien sans masochisme aucun.
De ma naissance à mes 22 ans je me suis appelé Jérôme Léon, depuis c’est Olivier Steiner. Je n’ai rien à ajouter. Sauf cela, que je me targue d’écrire, dans son prolongement. Pas comme elle, j’espère pas, à chacun sa voix, mais dans son sillage, dans ses pas peut-être, après elle, dans son prisme, vers la voie qu’elle a tracée, cette direction qui part de la mer et retourne à la totalité de la mer. Je suis Ernesto, voyez-vous. Nous sommes des milliers et peut-être des millions à être Ernesto mais Ernesto, c’est moi : Je ne veux pas aller à l’école. Pourquoi dit la maman. Parce que. Parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas.
Quand j’écris je suis comme mort, pas toujours ni tout le temps mais il y a ces moments où je suis mort, heures suspendues que je recherche tant, ce plaisir-là, cette qualité d’abandon. Je suis mort alors tout va bien, tout m’arrive, me parvient, il n’y a plus de temps, je suis dans le corps et hors de lui, hors de moi, je peux parler de tout, ma vie n’existe plus. Vie privée ? Je ne sais pas ce que ça veut dire. Pourquoi est-ce que je privatiserais un morceau de la vie ? Je crois que le concept de vie privée éclate en mille morceaux dès qu’on écrit, je vois que la vie ne m’appartient pas, elle ne fait que me traverser, parfois. Alors je la regarde et j’en parle comme d’un fait extérieur, étranger, j’écris sur cette donnée bizarre : être en vie et le savoir. Ceux qui ne savent pas que la vie ne leur appartient pas verront de l’impudeur là où il y a souci de précision. Ils parleront de narcissisme ou de charabia, diront qu’on n’a pas le droit de dire telle chose, que c’est trop intime, exagéré. Ces gens-là veulent mettre des limites à l’existence et au langage. C’est la droite, Burt Lancaster dans Le Guépard, ils veulent tout changer pour que rien ne change, c’est ça la droite, la peur du vrai changement, au fond vouloir que rien ne change, à part les modalités en surface, la petite gestion, les effets d’annonce et les réformes poudre aux yeux. Généralement ils détestent l’autofiction, à part peut-être celle des auteurs morts, Guibert, Koltès, ceux-là ne bougeront plus, on peut les étudier, ils ne viendront plus contredire. Ils ne supportent pas les auteurs d’autofiction vivants : trop dangereux, imprévisibles, difficile à coincer. Ils aiment la pudeur, la discrétion, une certaine idée du classicisme. Ils méprisent la psychanalyse. Ils croient que c’est mieux, la pudeur, le flegme, ils aiment se draper dans ce qu’ils appellent la dignité, la réserve, le secret des sources, en réalité ils ont peur. Peur de la folie, peur des autres et d’eux-mêmes. Peur du mal en eux. Peur de la peur aussi bien. Écrire c’est défier la peur, la narguer, la combattre. La mettre en échec. Écrire c’est écrire vers les migrants, tous les migrants, leur dire bienvenue, rajouter une assiette à la table, sérieusement, sans angélisme ou naïveté à la con. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ? Mais si on peut, pour cela il faut commencer par accepter de perdre la richesse, la propriété et les économies.
J’ai failli mourir l’an dernier, en 2015. Vraiment failli y passer. Dépression, tentative de suicide assez aboutie, hospitalisation pendant plusieurs mois, envie d’en finir, d’arrêter. Au bout du rouleau, désespoir et désespérance. La paralysie a duré longs mois et puis c’est revenu, petit à petit. La vie, le vent et les phrases m’avaient déserté puis ils sont revenus. Sur la tombe de Malik Oussékine il est écrit qu’ils pourront couper toutes les fleurs mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps. C’est un peu ce qui s’est passé, un peu de cet ordre. Perséphone, le retour d’un printemps inespéré après un long, très long hiver plein de ténèbres : Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera.
Quand c’est revenu, je veux dire la part vivante en moi, je me suis remis à penser d’abord, à rêver puis à écrire. Au début comme ça, sans sujet, au hasard. J’ai écrit des rêves, des petites choses, des mots alignés. Une lettre, des notes, une petite recherche. Puis le souvenir est apparu. Le souvenir d’un regard et d’une présence. Je ne m’y attendais pas. Deux ans qu’il était mort et je pensais que le deuil était fait, que j’étais passé à autre chose. Non. Le fait est que le deuil a mis deux ans avant de me parvenir, comme si je n’avais pas imprimé la mort sur le coup, comme si pendant deux ans j’avais vécu dans la croyance que sa disparition était une de ses dernières fictions, un spectacle qui serait parti en tournée.
Tissage, reprise. Le beau rituel juif de la Queriah où il s’agit, après la mort d’un proche, de déchirer ses vêtements durant les sept jours du deuil. Lentement, délicatement. A l’issue de ces sept jours, l’endeuillé doit recoudre les vêtements en prenant soin de laisser visibles les reprises et les coutures. C’est ce que je fais quand je saute un paragraphe. L’axe du regard est une aiguille. Parfois le chas de l’aiguille est trop grand, parfois il est trop petit, trop fin. Le fil se plie, rechigne, se refuse. Il faut insister, ne pas lâcher, continuer d’écrire. L’histoire est très simple : j’allais mal et je me suis mis à penser, à lui d’abord, à ma vie passée ensuite. Ce faisant je me suis senti moins seul et paradoxalement je me suis un peu oublié. Oui, on peut s’oublier à force de se pencher sur soi. Sous la peau, la chair, l’ego. Mais si l’on mange l’ego, tout l’ego, si l’on mange le fonctionnement habituel, le train-train du soi et ses répétitions, reste le noyau, cet ensoi qui n’est plus soi, le noyau, même si c’est au centre de soi. Le noyau, c’est tous les millénaires, les forêts devenues pétrole, c’est le matériel des chromosomes, la mémoire du monde, certains appellent ça Dieu, pourquoi pas, le noyau c’est l’universel, la part commune et le devenir, la source du bien et du mal, graine de l’arbre de la connaissance. Je ne dirai pas que j’ai atteint le noyau, loin s’en faut, mais je l’ai un peu aperçu l’an dernier. La souffrance, quand elle est traversée, ouvre les yeux. C’est comme ces ciels après les tempêtes et les ouragans, ces ciels qu’on dit lavés. Jamais ils ne sont aussi calmes et clairs qu’après les tempêtes et les ouragans. Des souvenirs enfouis sont revenus à la surface, comme des noyés dans l’eau qui réapparaissent un jour, qui se mettent à flotter. Ce fut d’abord le souvenir d’un sourire dans théâtre, puis un autre dans un musée en Espagne, j’ai commencé d’aller mieux. C’est le passage d’un cercueil dans une Église. L’image dure pendant toute la traversée de la nef.
Je suis amoureux, il s’appelle Nabil. En arabe Nabil veut dire noble, honorable. Nous ne nous sommes pas encore rencontrés physiquement mais ça va venir, le rendez-vous est pris. Nous nous écrivons chaque jour. Des petits mots très courts. C’est bien car je ne m’emballe pas. Et lui non plus je crois. J’accepte doucement la présence de Nabil dans ma vie. Hier soir avant le coucher, il a terminé son message en disant : Je t’embrasse, je t’embrasse comme je t’aime. Terrible, les mots terribles, je l’ai remercié pour ce terrible auquel je veux bien croire à nouveau. Maintenant je le peux, je le veux, je suis prêt. Avec Nabil ce sera différent. C’est pas de l’espoir, c’est pas un sentiment, c’est une conviction. Lire les mots de Nabil fait de moi un bienheureux. Son visage est encore un peu flouté, un peu troublé, mais je sais qu’un jour prochain nos yeux verront ensemble la même chose, la même mer. Et tout sera clair et chaud, comme dans le noyau. Et tout pourra recommencer.


dimanche 24 juillet 2016

Proust / On souffre tant de l’absence de ce qu’on désire


À la Recherche du Temps Perdu
Marcel Proust

Marcel Proust
On souffre tant de l’absence de ce qu’on désire

« Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutile que que je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait ne pas venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait qu’en me dégageant violemment, je froissais la fleur et que Françoise me dit : "Il aurait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi."

Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence. »

Marcel Proust
La recherche du temps perdu vol. 4 – Sodome et Gomorrhe


samedi 23 juillet 2016

Boris-Hubert Loyer / Aux raisons funèbres

En argot journalistique, Frigo = Rubrique nécro




Aux raisons funèbres

Boris-Hubert Loyer
27 janvier 2016 





I
l y a neuf ans, j’écrivais une chronique funèbre pompeusement intitulée «Nécro spirituelle». Le 15 janvier dernier, alors que René Angélil venait juste de passer de vie à trépas la veille au soir, aucune nouvelle célébrité n’était morte à peine le jour levé. Devant le spectacle des commentaires sur la fatalité morbide de ce début d’année, j’en ai profité pour réécrire ce billet sur la camarde qui semble prendre un malin plaisir à dézinguer les idoles qui n’iront pas plus loin que leur 69èmeanniversaire.

« Midi, personne n’est mort depuis ce matin. Quand je dis personne, je parle bien sûr des morts célèbres ou des personnalités plus ou moins connues qui 
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auront la chance de se voir tirer le portrait en une de Paris Match, L’Obs ou Libéavec un titre accrocheur. Mais qu’est-ce qu’elle fout la grande faucheuse ? Elle aurait décidé de gâcher le travail des chroniqueurs spécialisés dans la brève post-mortem qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.

Moi qui me faisais une joie de pouvoir surfer sur le créneau prometteur (et éventuellement lucratif) de l’hommage unanime lié à la récente inflation des activités de la Parque. On ne saurait dire si c’est un des effets de la loi Macron mais elle bosse même le dimanche ! Pas de relâche, aucun répit, aucun temps mort.
16h14. Je me promène sur la toile histoire de voir s’il n’y avait pas matière à panégyrique. Non. Rien. Nada. Nichts. Zéro pointé.
Saleté de mort. Je te déteste. Que n’es-tu allée frapper un prix Nobel, un archevêque, un Président ? Ou mieux, un chanteur, un acteur, un présentateur télé (si possible officiant sur TF1, ça ferait plus d’audience. France Télévision s’étant chargé de faire disparaître Julien Lepers des écrans avant de sacrifier 30 millions d’amis et euthanasier médiatiquement les descendants de Mabrouk et l’anchor man à fiches bristol sur l’autel du jeunisme).
J’ai regardé partout ou presque. Sur les sites d’actualité, sur les réseaux sociaux, je me suis même surpris à allumer ma télévision et à vouloir acheter Aujourd’hui en France etLa Nouvelle République pour voir si un histrion local ou un plumitif régional n’aurait pas dit adieu à la vie en même temps qu’à ses droits d’auteur… Quelle déception, là encore.
18h02. Aucune perte fameuse à l’horizon et à l’heure où j’écris ces lignes. C’est le vide intersidéral. Même pas un petit trépas un tout petit peu polémique à se mettre sous l’édito. L’hiver qui s’installe va-t-il signer la fin des marronniers ?
Pourtant, le début d’année était prometteur. La mort tenait le bon bout. La corde. Le rythme était presque parfait. Michel Delpech, David Bowie, Pierre Boulez, Ettore Scola, René Angélil… Une star tous les jours ou presque. Que se passe-t-il ? La grande manieuse de serpette allégorique va-t-elle me laisser sans voix entre l’épiphanie et le carême (la période idéale pour mourir jeûne). Chienne de mort.

A moins que…
A moins que je ne parle des morts inconnus du jour, et auxquels on n’érigera jamais de stèle et pour lesquels on n’allumera sûrement aucune flamme : les migrants sombrant espoirs et biens en Méditerranée ; les civils syriens ou burkinabés tombés sous les balles ou les bombes des terroristes gavés d’idéologie dévoyée ou des coalitions va-t-en-guerre aux dommages aussi collatéraux qu’aveugles ; les Monsieur et Madame tout-le-monde qui crèvent dans les hôpitaux oubliés de tous ; les SDF réfrigérés ; les skieurs alpins…
A moins que je ne fasse la nécrologie de la mort elle-même, vu que la science n’a de cesse de vouloir la réduire au chômage grâce aux greffes de cœurs artificiels, aux traitements au DHEA, au cryogénisme… Ce serait bien fait pour elle, elle qui m’empêche aujourd’hui de donner de l’avis sur la disparition d’un illustre connu.
J’imagine assez le chapô de cette oraison de la mort :
«La mort n’est plus. Elle ne viendra plus nous chatouiller l’espérance de vie à grands renforts de maladies, d’accidents, de tueries à l’arme lourde en vente libre, de coups du sort et du lapin. Après des siècles de bons et plus ou moins loyaux services, elle a définitivement cessé ses activités morbides et pris une retraite forcée. Bien sûr, avec sa disparition, la profession des chroniqueurs opportunistes et charognards cracheurs de moelle épistolaire est en deuil et pleure son gagne-pain. Car la fin de la mort signe la cessation d’activité d’une corporation tout entière. Le gouvernement a d’ores et déjà fait savoir qu’il planchait sur un projet de loi visant à minimiser les effets déplorables sur l’emploi de ce décès aux conséquences dramatiques. Cet avis tient lieu de faire-part».

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Enfin et surtout, la mort de la mort signerait l’arrêt du site Internet jesuismort.com qui m’avait à l’époque mis dans tous mes états et inspiré ma première chronique. Pour ceux qui ne connaitraient pas, c’est assez indéfinissable. Ce portail souhaite la bienvenue à ses visiteurs en ces termes :
« Entrez et venez vous recueillir sur les tombes des hommes et des femmes les plus célèbres. Savourez l’histoire de chacun en consultant la biographie de chacun à moins que vous ne préfériez leur rendre hommage et faire ainsi évoluer leur score de popularité. Découvrez qui sont les plus célèbres ou souffler les bougies de l’anniversaire de leur mort ou l’anniversaire de leur naissance ! Pour les affamés de culture, découvrez une célébrité au hasard. Silence et bonne promenade ».

Il y a même une rubrique «Top 50», façon classement des morts préférés des Français ! Parce qu’on peut voter. Et améliorer le score des défunts comme on like des publications sur Facebook…
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Au 24 janvier 2016, le classement est le suivant :

  1. Claude François.
  2. Dalida (d’ailleurs en couv de Vanity Fair ce mois-ci)
  3. Jésus de Nazareth.
  4. Jacques Brel.
  5. Louis de Funès.
  6. Odilon Redon
  7. Michel Delpech
  8. Grégory Lemarchal
  9. Marie de Nazareth
  10. Sacha Distel…
Il y a même un « top of the top », sorte de Hall of Fame des meilleurs disparus de tous les temps. Et dans lequel bataillent Luis Mariano, Marilyn Monroe et Joe Dassin… Adolf Hitler arrive en 17ème position, tandis que Jean Moulin pointe à la 36ème place…
21h36. Définitivement, rien que pour ne pas voir ou lire ce genre d’ineptie, la mort de la mort serait une bonne chose. Et puis, René Angélil n’est même pas dans le classement.
Mercredi 27 janvier. Le chanteur de Black est décédé. Les  affaires reprennent.»


vendredi 22 juillet 2016

Jean-Philippe Cazier / Comment parlent les fantômes





© Jean-Philippe Cazier

Comment parlent les fantômes

Jean-Philippe Cazier 
 10 mai 2016

T
u connais cette histoire. Tu la connais depuis l’enfance. On te l’a racontée lorsque tu étais enfant. On te la racontait en chuchotant au creux de ton oreille. Une bouche s’approchait de ta peau, contre l’oreille, et les lèvres murmuraient l’histoire. Tu te souviens ? Non ? La bouche s’approchait et tu entendais l’histoire. Tu croyais l’entendre. Tu ne voyais pas la bouche qui s’approchait. Il faisait noir, tes yeux étaient fermés. Chaque nuit la bouche s’approchait et murmurait les mots. Tu t’en souviens ? La bouche murmurait ses mots au creux de ton oreille. C’était toujours la nuit. Tu fermais les yeux et la bouche était là. Parfois elle ne venait pas aussi près de toi. Parfois elle restait de l’autre côté de la chambre, dans le coin le plus sombre, le plus noir. Parfois tu sentais son souffle contre tes lèvres. Tu la voyais à travers tes paupières closes. Tu croyais la voir, tu aurais pu la voir. La bouche parlait mais toi tu ne disais rien. Tu écoutais ses mots. Elle était là, proche. Est-ce que tu avais peur ? 
Sur le trajet, tous les soirs. Tu passais devant la grille et derrière les barreaux, à travers les barreaux de la grille, un peu plus loin, le long des allées de ciment, tu les voyais. Ils travaillaient dans le jardin, ou faisaient semblant, de faire des trous dans la terre, de planter des choses dans le sol. Des légumes ou des fleurs. Est-ce que leurs fleurs étaient comme eux ? Si on mange leurs légumes, est-ce que l’on devient comme eux ?
Tu marchais le long de la grille. Elle te protégeait d’eux. Elle empêchait que tu t’approches. Tu aurais pu escalader, te pencher de l’autre côté. Tu les regardais un moment, chaque soir. Par le regard tu t’approchais d’eux, de ces ombres. Ils te faisaient signe d’approcher plus près, pour les toucher, toucher leurs mains et, toi aussi, avec ta main, planter dans la terre des fleurs, les tordre dans tes mains. Tu aurais pu entendre leurs voix. Tu aurais pu, dans le noir, toucher leur peau. Pourraient-ils te voir ? Ton visage tourné vers eux, le voyaient-ils? Voyaient-ils tes yeux ? Ta bouche ? Que, comme eux, tu avais des yeux, une bouche ? Et que ta bouche sert à parler et embrasser ? Le savaient-ils ? Et les mots que tu leur murmurais, chaque soir, au plus près de ces ombres?
Tu demandais qui parle et ce qu’il dit. Tu demandais si ce que tu entends, c’est bien ça. Tu demandais qui parle et si c’est bien lui qui parle. Tu demandais ce qu’il fait là, chaque soir. Tu ne sais pas qui répond. La bouche murmure encore, contre ta peau, au creux de ton oreille. Tu disais que tu as dix-huit ans et que tu passes chaque soir devant cette grille. Tu disais que tu les observes, tu essaies de voir leur visage, leurs mains. Que l’obscurité les a transformés en ombres lointaines. Tu leur demandes ce qu’ils murmurent à ton oreille. Tu dis que tu n’entends pas leurs mots et c’est comme s’il ne disait rien. Pourquoi es-tu là-bas, si loin de moi ? Viens plus près. Est-ce que toi aussi tu as des yeux ? Une bouche ? Est-ce que toi aussi tu peux parler ? Le savais-tu ? Que nous ne voyons pas, que nous ne parlons pas ? Nous ne te voyons pas. Ferme les yeux, ferme tes paupières. Regarde l’obscurité dans tes yeux. Ouvre-les, ouvre les yeux. L’obscurité a tout recouvert. Il fait nuit à présent. Tu ne nous vois plus. Nous t’offrons une fleur. N’aie pas peur. Prends cette fleur. Prends-la avec toi, approche ta main. Tu peux toucher la fleur. Tu peux passer tes doigts sur les pétales. Ferme les yeux. Tu vois ? L’obscurité a tout recouvert. Il fait nuit noire.
Tu disais il faut marcher plus vite, que l’on va être en retard. Rester là, il fait nuit déjà, c’est dangereux. Cette nuit totalement noire. Tu disais on court on court. Tu prenais la main dans la tienne. Tu courais très vite, de plus en plus vite. Tu regardais le trottoir mais le trottoir était absorbé par la nuit. Il disparaît dans la nuit qui le recouvre et tu as déjà quitté le sol. Tu regardais tes jambes qui s’envolent. Tu étais comme un ballon gonflé d’air et tu riais. Ils étaient là aussi, près de la grille, leurs visages pressés contre les barreaux de la grille. Ils regardaient en souriant. Ils agitaient leurs bouches et leurs mains et riaient aussi, même s’ils ne voient rien car leurs yeux sont fermés.
C’était le soir qu’ils apparaissaient, la nuit. Une bouche te parlait à voix basse lorsque tu dormais. Des mots prononcés par tu ne sais pas qui. La bouche de ce corps que tu ne voyais pas. Tu l’as vue aussi en rêve, là, à l’intérieur de ta tête. Toujours le même rêve. L’appartement est tout en longueur. Ni bruit ni fenêtre ouverte. Tu es seul, tu dois avoir cinq ans. Soudain des coups retentissent, forts, et qui t’effraient. Des coups de plus en plus rapides. Tu cours, tu te précipites. Tu ouvres une porte blanche et un drap blanc te recouvre de ses ténèbres, jeté sur toi…
Les cendres de la vie sont encore chaudes. Sous le feu du soleil, les géraniums éclatent comme des cœurs de sang. Le rouge des géraniums s’écoule dans la terre brûlée par le soleil. Le rouge des géraniums imbibe la terre morte qui boit ce qui s’écoule en elle et va nourrir d’autres plantes. Elles veulent plus de sang et se réjouissent lorsque ce sang leur est donné. Leurs couleurs, leurs pétales, la peau si douce de leurs pétales. Les fleurs sont fragiles, plus fragiles que des corps. Comme les mots. Les mots sont fragiles, plus fragiles que des corps. Des mots rouges s’écoulent dans la terre, comme les battements d’un cœur fragile. Les entends-tu, leurs murmures, au creux de ton oreille ?
Ce sont des mots d’amour. Ce que tu dis, que tu entendais. Les mots des ombres, les mots de ceux que tu voyais la nuit, derrière la grille. Des mots qui disent je t’aime, je t’aimerai. Viens plus près, je t’aime, je t’aimerai. Mets ta main dans ma main, viens, courons le plus vite à travers les ténèbres de la nuit. Courons le plus loin dans la nuit. Sans fin. Ton rêve la nuit, au creux de ton oreille, tout près de ta bouche, murmure je t’aime, je t’aimerai.