La rabbia
Olivier Steiner
3 décembre 2015
Le journal d'Olivier Steiner
J
eudi 3 décembre 2013, j’écris sans lever la tête, un seul souffle ce sera, une ligne continue, tant pis tant mieux. Dans ma vie, dans la vie, je crois que je commence à y voir plus clair, à force, un peu plus clair, je veux dire, et je vois deux sortes de gens. Il y a ceux qui se sont approchés de la mort, qui ont vu, touché du doigt, d’une façon ou d’une autre, la mort ou ses contours, et les autres, qui ne savent pas, ont été préservés ou se sont tenus à distance. Ça crée une frontière, une limite immense, infranchissable, tragique car infranchissable. C’est même pas une question d’éducation, de culture ou de quotient intellectuel, je parle d’une connaissance sensible, physique : il y ceux qui un jour sont morts à eux-mêmes, puis les autres, qui jamais n’ont vécu, traversé ça, qui n’ont jamais goûté, jamais eu le goût dans la bouche, au fond de la gorge, cette amertume inqualifiable. Il y a donc les malheureux et les chanceux, et je ne sais même pas qui est qui. Ce que je sais, et je le dis avec une grande tristesse, vraiment, je ne sais pas comment je le sais mais je le sais, il n’y a pas de rencontre possible avec tel vivant amputé de l’expérience de la mort, et tel autre vivant qui a connu, parcouru les enfers quels qu’ils soient. C’est comme deux espèces séparées à jamais, un Inuit et un Aborigène, l’huile et le vinaigre jamais ne se mélangent jamais, quoi qu’on fasse, même si on secoue beaucoup, même s’il y a émulsion pendant quelques minutes.
Et ça va loin, dans les rêves et les cauchemars, ça va jusqu’à l’usage des mots, les langues, le sens donné aux mots, la perception des couleurs, du temps, et même de l’humour. Telle chose serait et sera drôle pour qui n’a jamais approché la mort, la même chose sera exactement scandaleuse et pas drôle pour qui est mort un jour à lui-même. Je crois que cette différence va bien au-delà des histoires de sexe, homme / femme, des histoires de couleurs de peau et même des histoires de riche / pauvre. Là est, je crois, la seule, la grande différence, le cœur de la Tour de Babel, la racine de toutes les guerres, de l’incompréhension, des racismes, des peurs, de la xénophobie.
Un jour, j’ai quitté quelqu’un juste après un film que nous venions de voir. Nous vivions ensemble depuis quelques mois, c’était bien je crois, puis nous sommes allés au cinéma et nous avons vu Breaking the Waves. Il a détesté, s’est emmerdé, a trouvé ça comique à la fin, ridicule, moi j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Nous sommes sortis du cinéma, UGC Les Halles, il faisait froid, nous avons un peu marché près de Saint-Eustache, au début il y eut un silence. Nous avions sans se le dire compris la fracture. Le silence ayant suffisamment duré, j’ai senti qu’il allait parler, qu’il allait dire, peut-être expliquer, en quoi pourquoi il n’avait pas aimé. Je suis resté très calme mais j’ai compris que je pouvais pas entendre ses arguments, il avait bien sûr le droit de penser comme il pensait, mais je sentais venir les arguments et c’était de l’ordre de l’impossible. J’ai dit stop. Je l’ai quitté, là rue Rambuteau, quitté pour de vrai, dans la soirée mais dans la vie aussi. Too much peut-être, hystérique, etc. Mais c’est ça le cinéma, ça devrait être ça : aller voir un film avec son amoureux et prendre le risque d’une séparation irrémédiable. Aujourd’hui je fais attention quand je vais voir certains films avec mes amoureux. Mais aujourd’hui de toute façon je suis moins jeune, j’ai donc moins d’amoureux, et mes amoureux quand j’en ai sont du genre à pleurer devant Breaking the Waves, je repère mieux les choses, je crois.
Jeudi 3 décembre, pessimisme, désespoir ou désespérance. J’ai envie d’écrire ces trois mots. La catastrophe a eu lieu mais elle est toujours là, elle se reproduit, sans cesse, sous nos yeux, elle a lieu encore, chaque jour, suffit d’ouvrir la radio, tel journal, la télé.
Et pourtant, il est temps qu’il soit temps comme disait Paul Celan, pourtant ça respire encore, dans mes poumons comme dans les vôtres, faut bien faire avec. Alors, je ne sais pas, je ne sais plus. Quand je crois savoir ça ne dure pas très longtemps. La fatigue revient vite, l’immense chagrin, mon désir comme des fumeroles sur un champ de ruines. 40 ans, pas si vieux, et pourtant… le vécu a eu la vie dure.
Alors, quoi ? Pasolini avait raison ? C’est fini ? C’est la fin ? Apocalypse ?
Peut-être bien. Comment donner tort à Pasolini ? Avec quelles armes ?
Mais apocalypse veut aussi dire révélation, alors…
Je ne sais pas, je m’accroche à l’étymologie.
Georges Didi-Huberman ne donne pas tort à Pasolini, il propose un réajustement. Il dit, écrit : « Pessimisme organisé ». ce faisant il reprend, relance la balle envoyée par Walter Benjamin.
Pessimisme, oui, c’est la merde et la catastrophe a lieu, va avoir lieu. Mais « organisé » : poche de résistance, léger recul ou décalage, il suffit peut-être de quelques hommes pour prendre à corps ce pessimisme et le traduire en geste, en acte, aussi petits soient-ils. Pas en idéologie : en gestes, petits, seuls et innombrables, en actes.
Je ne sais pas.
C’est l’histoire des lucioles de Pier Paolo. Elles avaient disparu avait-il écrit, Cassandre masculin, Pier Paolo, prophète de malheur. Donc, écrasées, tuées, éradiquées les petites lumières populaires ? Oui.
La nuit est noire. Il n’y a plus que les grandes lumières des néons, des tours, des gratte-ciel de Las Vegas, Dubaï, Shanghai… La nuit est noire, la poésie est oubliée, méprisée, reléguée je ne sais où, dans les marchés de la poésie, lol, je ne sais pas, le corps de Pier Paolo reste écrasé, éclaté sur un terrain vague, 40 ans que ça dure, et ça pue, l’injustice et l’abomination.
Alors, je ne sais pas, si ça se trouve je suis en train de devenir un vieux con, les lucioles ont certes disparu mais Luciolino, Luciolina, ceux qui débarquent à Lampedusa, dans les maternités du monde entier, chaque jour, ceux qui arrivent de Syrie, de Libye, avec leur culture, leur instinct de survie, ne sont-ils pas des survivances ?
Et si j’étais trop enfermé dans mon putain de XXè siècle, bloqué en 62 sur la mort de Marilyn, bloqué en 84 quand MD traverse le Mékong, le bac, pour rejoindre L’Amant, si j’étais bloqué en 93 quand j’ai vu Philadelphia et que j’ai alors vraiment découvert le Sida ?
Jeudi 3 décembre, je m’ouvre les yeux comme on s’ouvre les veines : Anonymous quand même, Assange, Snowden, Manning… Wikileaks, les Printemps Arabes et les Indignés… Syriza, la Grèce… et je suis sûr qu’il y aurait beaucoup de choses à dire sur le RAP, je ne sais pas, la musique des jeunes, je ne sais pas, je ne suis pas compétent mais je pense pas qu’ils n’écoutent que David Guetta, je ne veux pas croire qu’ils sont tous à chanter forniquer « I don’t care » sur les plages d’Ibiza ou de Mykonos. Alors, tout ça ne fait-il pas comme un essaim de lueurs dans la nuit, quelques lucioles dans l’obscurité, contre l’austérité ?
Luciolino, Luciolina… contre la mort tout contre je ne vois que l’enfant né d’un corps, né d’un corps même vieux, le corps la vieille Europe par exemple, pauvre Europe de Charlemagne… Mais l’enfant, je ne veux pas dire l’enfant fait pour soi – quelle horreur – l’enfant conçu comme un objet, pour soi, remplir son vide. Non, je parle de l’enfant, petit d’être, fait pour donner sa chance à la vie. Un pari. Rien qu’un pari. C’est l’enfant des autres aussi bien.
Et puis je ne suis rien, je ne fais que brasser de grandes choses, parler dans mon coin. Mais c’est la catastrophe et je ne vois que l’urgence à dire non. Il y a le non des intellectuels et des artistes, bien sûr, le non pensé, sophistiqué, esthétisé. Mais je veux croire au non des gens, des individus, vous, moi, nous que l’on traite en consommateurs. Je veux croire que ça va venir du ventre, des tripes, parce que trop c’est trop. Oh, je ne parle même pas de la révolution, oh le vilain mot, elles ont fait leur temps les révolutions… je parle de la rage, la Rabbia de Pasolini, le ras-le-bol viscéral qui seul peut modifier les consciences, qui fera le bond dans les consciences. Je veux croire que ça viendra des petites villes, des villages, de partout, des confins de l’Europe, du Brésil et de l’Inde. Je veux croire que la vague va grossir, va s’élever de plus en plus, qu’un jour elle s’abattra sur le Bundestag, sur Bruxelles, Strasbourg, Wall Street et le Cac 40.
Le bois mort finira par tomber des arbres. Il finira par pourrir et devenir poussière. Il y a trop de connexions, les gens ne sont plus isolés, ça se parle, ça partage, ça gazouille, on ne va pas pouvoir maintenir longtemps les gens dans les enclos démocratiques. Elles vont s’échapper les lucioles, elles vont éteindre la télé et elles finiront par éclairer les nuits.
Pourquoi ?
Parce qu’il reste le désir et la tendresse. Malgré tout.
Parce que certains ont vu la mort et ceux-là savent.
Parce qu’il y a des films comme Orlando Ferito, le dernier film de Vincent Dieutre, actuellement en salles.
Renseignez-vous, allez voir ce film. C’est tout ce que j’ai à dire aujourd’hui.
Si j’avais un amoureux, je réfléchirais à deux fois avant d’aller ce film avec lui. Parce que si jamais il n’aimait pas cet Orlando Ferito, il ne pourrait plus demeurer mon amoureux.
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