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Yves
Bonnefoy
« Il faudrait jouerShakespeare dans le noir »
05.07.2016 à 12h01
Propos recueillis par Fabienne Darge
Il existe en français de nombreuses traductions des pièces de Shakespeare. Elles sont plus ou moins savantes ou fantaisistes, et répondent plus ou moins au goût ou à l’air du temps. Et puis il y a celles d’Yves Bonnefoy, qui traduit en poète, déployant les replis secrets du texte shakespearien. L’auteur de L’Arrière-Pays et de L’Heure présente, né à Tours en 1923 et mort le 1er juillet, n’a jamais cessé, depuis les années 1950, ce compagnonnage avec l’auteur élisabéthain, dans un mouvement où se confondent, comme dans toute son œuvre, conscience existentielle et aspiration poétique. Dans son ultime entretien au Monde, à l’automne 2014, il revenait sur ce parcours, alors que paraissait, chez Gallimard, Shakespeare : théâtre et poésie, un recueil réunissant ses essais sur l’auteur d’Hamlet – déjà publiés, séparément, avec les traductions des pièces éditées en « Folio » Gallimard – et un texte inédit.
Comment avez-vous rencontré Shakespeare ? En le lisant ? En voyant ses pièces au théâtre ?
C’est au lycée que j’ai pris conscience de l’œuvre et de la personne de Shakespeare. Il y avait dans mon livre d’exercices de langue anglaise une bonne part de la grande scène, dans Jules César, où Antoine dresse la plèbe contre Brutus. Enthousiasmé par le passage – « Vous connaissez ce manteau… » – où il montre à la foule le corps de César assassiné, j’ai commencé à traduire cette harangue. Ce fut ma première expérience de ce théâtre, disons plus précisément de la parole dans ce théâtre. Mais de longues années passèrent avant que je ne retrouve Shakespeare sur une scène, ce qui d’ailleurs ne me priva nullement de l’œuvre. Shakespeare, pour moi, c’étaient alors tout comme aujourd’hui ces mots qui par eux-mêmes mènent l’action, sans besoin de décors ni même d’acteurs. Et j’avais aussi et surtout à me frayer un chemin dans des textes que leur difficulté n’était pas sans me refuser de bien des façons. Je n’étais ni anglophone ni angliciste.
Qu’avez-vous éprouvé, alors, au moment où vous avez abordé la traduction de ses pièces, au début des années 1950 ? Quels personnages, quelles pièces, quels passages vous touchaient particulièrement ?
Ce que j’ai éprouvé, quand Pierre Leyris voulut bien me confier la traduction de Jules César et d’Hamlet, pour les Œuvres complètes dont il entreprenait l’édition ? D’abord l’immense plaisir de pouvoir me donner le temps d’approfondir les connaissances linguistiques, philologiques et historiques sans lesquelles le texte de Shakespeare ne livrerait qu’une part bien trop faible de son extrême richesse. Donnant priorité à ce travail sur d’autres que j’avais alors en chantier, j’allais pouvoir me plonger dans les éditions critiques et les glossaires qui restituent au lecteur de notre siècle une grande part de la polyphonie de pensées et de sentiments qu’embrassent beaucoup des pièces de Shakespeare.
J’allais pouvoir le rencontrer véritablement, et ma chance, ce fut que la générosité de Pierre Leyris fut telle, à mon égard, que je me retrouvai, après le petit examen qu’il me fit subir, chargé des deux pièces qu’à cette époque je souhaitais le plus tenter de comprendre. Hamlet, bien sûr, parce que tout dans cette œuvre parle à notre siècle aussi out of joint [« hors de ses gonds »] que le sien ; Jules César, que j’avais gardé en esprit depuis mon premier grand étonnement ; et même l’une sous le regard de l’autre parce que le drame romain, qui semble au premier abord une réflexion surtout politique, est en fait, et de façon étonnante, la préfiguration de la tragédie où accèdent à la conscience des intuitions et un souci qu’on peut dire la poésie. Grâce au travail que j’avais à faire, je pus réfléchir tout de suite à deux personnages, Brutus, Hamlet, qui à mes yeux décident ensemble de tout le théâtre de Shakespeare et, à travers lui, parlent fort à notre modernité. Et cela me permit d’aller plus droit et plus vite vers la pièce-sœur d’Hamlet dans la pensée shakespearienne, le Conte d’hiver, que Pierre Leyris m’accorda aussi, bientôt après, de traduire.
Comment avez-vous abordé la traduction ? Quelles ont été les difficultés ? Les enjeux, pour vous ? Les traducteurs parlent souvent de « fidélité ». Mais fidélité à quoi ?
L’enjeu, pour moi, c’était de sauver dans la traduction cette voix qui monte chez Shakespeare des situations les plus diverses qu’il met en scène. Une voix qui est expérience de l’être même, découverte des catégories de pensée et des valeurs qui inscrivent la conscience de soi dans l’universel. La voix, dans Antoine et Cléopâtre, de la reine d’Egypte revendiquant au moment de sa mort, et même manifestant, dans des vers sublimes, cette « nobleness » que Shakespeare, et c’est un de ses grands mérites, a su reconnaître dans l’être au monde des femmes. Etre fidèle à cette accession à soi de Cléopâtre, ou de Desdémone, mais aussi de Lear, même d’Hamlet en dépit de ses hésitations si tragiques, oui, ce fut d’emblée mon grand désir.
Mais ce qui porte cette voix, ce qui la permet, ce qui lui assure sa vérité, dans la langue anglaise, c’est ce vers extraordinaire dont cette langue dispose, le pentamètre iambique. L’iambe est la poésie même, puisqu’il va d’un accent faible à un accent fort comme par l’effet d’un profond ressaisissement que la personne fait de soi-même, mais ce vers nous est refusé, à nous Français, puisque nous n’avons pas dans nos mots d’accent tonique.
C’est la principale difficulté de la traduction de Shakespeare dans notre langue ?
Oui, cette disparité des deux prosodies qui doit alarmer et orienter la recherche. Et c’est évidemment ce que j’ai tenté de ne pas perdre de vue. Tout s’est joué pour moi – y compris l’interprétation des scènes – dans ma pratique du vers, avec la découverte que j’ai pu faire alors des pouvoirs du vers de onze pieds, que notre tradition prosodique n’a pas aimé, parce qu’il est trop intensément une écoute du temps comme il faut le vivre, dans le boitement, l’inquiétude. Mais il a pourtant ses lettres de noblesse en français, le Rêve intermittent, de Marceline Desbordes-Valmore, un poème bouleversant ; Crimen amoris, de Verlaine ; Rimbaud dans Michel et Christine.
Mais voyez : cette attention au vers, c’est aussi un regard sur la mise en scène. Car se recentrer sur le vers met l’accent sur ce qui se joue dans la parole, c’est demander une écoute, c’est préférer la scène nue ou presque à tout décor, et surtout c’est se refuser à des gestes d’acteur à l’appui du texte, à toute cette agitation d’hommes et de femmes courant à droite et à gauche sur la scène comme si souvent aujourd’hui. Et hurlant, parfois, quand ils devraient seulement parler. Je suis sûr que Shakespeare pensait ainsi, lui aussi. La scène du Globe était presque vide.
Comment ce travail sur la matière même du texte, sur les mots, les vers, le rythme, le souffle, vous a-t-il mené à la conviction que c’est la poésie – et la poésie comme « parole de vérité », comme saisissement du monde – qui est au cœur du projet théâtral de Shakespeare ?
Je l’avais eue, cette conviction, dès ma première rencontre de ces grands textes qui avait été, plus ou moins, une écoute comme je viens de dire que ce doit être, même quand on assiste à des représentations – comme on dit – d’Hamlet, de Macbeth. Si bien, croyez-moi, que je trouverais on ne peut plus naturel qu’une obscurité totale enveloppe scène et salle : on ne verrait rien mais on entendrait, on percevrait mieux dans le noir la respiration des mots dans le texte. Et, plutôt que cette évidence de la poésie dans les œuvres, ce que mon travail m’a permis d’entrevoir, c’est la façon dont la poésie, comme telle, a gagné en profondeur et en vérité en quittant au siècle élisabéthain sonhabitat de l’époque – dans des poèmes, un lieu barricadé en ses formes fixes, oublieux du dehors, voué aux stéréotypes –, pour venir vivre chez Shakespeare, vivre avec lui. C’est là une des pensées qui me sont venues quand je traduisais, tragédies surtout mais aussi poèmes, et m’étonnant alors des sonnets que Shakespeare avait écrits, par tant d’aspects si déconcertants.
Je crois que ce poète a compris que la poésie, qui naît du nombre et des rythmes, a le devoir d’empêcher ces nombres de se refermer sur eux-mêmes, de faire d’elle un simple objet esthétique ; et qu’alors il a décidé que c’est le théâtre, avec ses protagonistes divers, ses affrontements, ses situations imprévues et souvent immaîtrisables, qui peut le mieux assurer ce salut, cette vie, de la forme dans la parole. Il a réfléchi à cela en écrivant ses sonnets, probablement voulus pour précisément faire cette expérience, et il a choisi aussitôt après de se vouer une seconde fois et plus que jamais au théâtre : au moment de Jules César, puis tout de suite d’Hamlet, après quoi ce fut cet enchaînement des œuvres majeures, d’Othello au Conte d’hiver et à La Tempête.
De quelle manière ce travail sur la traduction de Shakespeare s’est-il articulé avec votre propre recherche de poète, ce travail sur la présence au monde, tout entier tendu vers l’immanence du réel contre la pensée conceptuelle ? Comment les deux se sont-ils nourris l’un l’autre, pour « fuir cette supposée poésie qui n’est que vaine littérature » ?
C’est là une question difficile, car je ne maîtrise pas ce que vous appelez mon « travail ». J’ai bien une idée de la poésie, mais qui ne recouvre nullement ni véritablement ne m’éclaire ce qui se passe dans celui-ci. Disons qu’il y a eu d’une part ce souci du vers shakespearien dont je viens de vous parler : en modifiant ma propre pratique prosodique ce vers tout « existentiel » a bien dû modifier ma relation à moi-même, m’encourageant à ce désir d’immédiateté, de pleine présence au monde que certes j’avais déjà, d’où d’ailleurs mon intérêt du premier instant pour Shakespeare. Et d’autre part j’ai beaucoup appris sur la vie, comme aussi sur la poésie, en traduisant, c’est-à-dire en examinant de très près, mot par mot, les tragédies ou telle comédie ou chronique. Chaque fois que j’ai traduit une pièce j’ai écrit un essai sur elle – ces préfaces que je rassemble en volume exactement ces jours-ci – et si j’ai tenté ces analyses, c’est parce qu’elles me faisaient, si je puis dire, du bien, en me permettant de mettre en ordre, de méditer, ce que ces œuvres donnent à qui veut bien les entendre. On ne sort pas le même d’Othello ou de La Tempête après avoirpassé plusieurs mois à les traduire.
Votre analyse d’« Hamlet » a nourri la mise en scène, qui a fait date, de Patrice Chéreau, en 1988, avec Gérard Desarthe dans le rôle-titre. Quelles sont les mises en scène shakespeariennes qui vous ont marqué ?
Je ne sais pas si ma lecture d’Hamlet a influencé la mise en scène de Patrice Chéreau, qui aimait réfléchir aux œuvres et prenait le temps de le faire, mais je me souviens, avec émotion maintenant, puisque nous l’avons perdu, des heures qu’avant ses grandes décisions de mise en scène d’Hamlet au Palais des Papes, à Avignon, nous avons passées à lire la pièce, texte et traduction, mot par mot, lui s’arrêtant à tout ce qui dans mon texte français mettait en question le sens qu’il élaborait. Si bien d’ailleurs que j’ai tiré de ce travail en commun deux bonnes dizaines d’amendements de ma traduction, parce que sa pensée était judicieuse.
Après quoi je n’en fus pas moins surpris par les inventions de son spectacle, par exemple ce coup de génie, le cheval noir qui déboulait sur la scène avec le roi mort en selle. Quand Patrice Chéreau est mort, nous faisions la même sorte de lecture avec cette fois Comme il vous plaira, qu’il s’apprêtait à monter. Et pour répondre à votre question, je vous dirai que ces souvenirs m’empêchent de penser bien clairement aux autres shakespeares que j’ai vus, pas si nombreux d’ailleurs. J’attends beaucoup du Roi Lear mis en scène à présent par Christian Schiaretti, que je n’ai pu voir encore quand il a été créé à Villeurbanne. J’ai vivement apprécié la très probe entreprise de la Royal Shakespeare Company, ce rendu de l’œuvre complet avec, par exemple, un Iago mystérieux, terrifiant, inoubliable. Et récemment j’ai regardé, subjugué, bien que sans pouvoir suivre l’action dans son détail, Le Roi Lear du cinéaste russe Grigori Kozintsev (1971) dont le protagoniste est un acteur extraordinaire.
Ce sont là des mises en scène pour la télévision ou le cinéma…
Oui, avec leurs horizons ouverts, non limités par les parois d’une salle, ce qui pose un problème que Shakespeare n’a pu prévoir, mais qu’il aurait aimé méditer, j’en suis bien sûr : celui de l’affrontement des œuvres à la réalité la plus vaste, au monde comme il est dans ses grands espaces, ses foules, ses autres événements que ceux auxquels s’attachent les pièces. Tout à l’heure je disais que Shakespeare n’était qu’une parole qui peut être dite sur scène nue, un dire parfaitement suffisant en ses mots et par ses mots : et ce fait peut sembler ôter tout intérêt à leur mise en rapport avec les lointains du monde, mais non, c’est tout le contraire qui est vrai.
Car une telle parole, c’est tout ce qui est et tout ce qui vit qu’elle a dans le champ de sa réflexion. Si elle n’a que faire d’un rendu scénique encombré des choses du proche, elle se sent concernée, instinctivement, par tout ce qui a lieu dans ce monde, par ses us et façons, par la façon dont les êtres vivent : pensez à Hamlet se tournant vers ces nuages qui ont forme de chameau, de belette, ou considérant ce « superbe édifice », le lieu terrestre, qu’il voit comme un champ de ruines. Si j’étais un metteur en scène de Shakespeare, je ne m’intéresserais guère aux façons dont il me faudrait meubler les planches, mais j’aurais envie de transporter l’œuvre, avec ses acteurs, ses événements, dans des foules sous la pluie ou dans des montagnes, lieux où sa parole étouffée par les bruits, emportée par les vents, n’en serait que plus audible, en sa profondeur. Je parlais tout à l’heure d’un Hamlet joué dans le noir. Dont les spectateurs ne percevraient rien que les voix, dont les acteurs, même, ne se verraient pas du tout entre eux. C’était déjà cette idée d’une scène très élargie, car ce noir, c’est celui qui règne entre les étoiles, c’est ce non-être dont Hamlet ne cesse pas de faire l’objet de sa réflexion.
C’est son « To be or not to be » ?
Oui, la question que toute poésie pose et se pose. Veux-je être, ne le veux-je pas, c’est la décision qu’il faut prendre. Dans ce « to be or not to be » au cœur d’Hamlet, Shakespeare se dirige vers ce point où théâtre et poésie confondus peuvent rendre au monde et son ampleur et son être.
« Shakespeare. Théâtre et poésie », d’Yves Bonnefoy (Gallimard, « Tel », 364 p., 14,90 €). « La Qualité du pardon. Réflexions sur Shakespeare », de Peter Brook (Seuil, 112 p., 15 €). « Lettres à Shakespeare », textes de Georges Banu, Yves Bonnefoy, Hélène Cixous, Florence Dupont, Alberto Manguel… réunis par Dominique Goy-Blanquet (éditions Thierry Marchaisse, 144 p., 14,90 €).
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