mercredi 27 décembre 2023

Selva Almada / Jamais rien ne cesse de s’écrire

 


Selva Almada



Selva Almada

Jamais rien 

ne cesse 

de s’écrire


17 novembre 2022

Alors que s’ouvrent les 19e rencontres littéraires internationales de la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire, En attendant Nadeau publie un texte inédit de l’écrivaine argentine Selva Almada.  

Selva Almada

 

Il y a une scène de ma petite enfance qui revient toujours. Mon cousin et moi sommes à genoux par terre, il fait chaud, le ciel est couvert, d’un moment à l’autre il va pleuvoir. Nous sommes penchés au-dessus d’un petit trou creusé dans le sol. Mon cousin, qui est plus courageux que moi, tient entre ses doigts un fil, son coude est certainement appuyé sur le sol pour tenir bon, pour ne pas fatiguer son bras. L’extrémité du fil est à l’intérieur du trou, lesté d’un petit morceau de savon blanc. Si l’un des nombreux chiens qui sont dans la maison de ma grand-mère, là où vit mon cousin avec sa mère, vient nous renifler ou nous chercher pour jouer, je me charge de le chasser pour qu’il ne nous gêne pas. Puis je reviens à mon poste à côté de mon cousin, pour me concentrer sur ce trou profond : le repaire d’une mygale. Tôt ou tard (cette activité exigeait énormément de patience) l’araignée va mordre dans l’appât. Quand mon cousin sentira la légère tension sur le fil, il commencera à tirer, tout doucement pour que l’araignée ne se détache pas. Mes mains vont transpirer et je vais avoir envie de crier et de rire nerveusement, de partir en courant, de rester là, de faire pipi… le tout crescendo, à mesure que le fil sort et avec lui la pêche, l’araignée, avec son dos velu, ses pattes velues, recroquevillées pour sortir du trou, qui rageuses se déplieront, s’agiteront, dès qu’elle sera sortie, suspendue en l’air. Ensuite, mon cousin, le pêcheur d’araignée, la posera par terre. Parfois, elle retournera simplement se cacher dans son repaire. Parfois, bien que nous soyons cent fois plus grands qu’elle, l’araignée furieuse nous fera face, s’avancera vers nous, et nous partirons en courant.

Je crois que cette évocation n’est pas anodine. Si je pense à ce qu’écrire est pour moi, je pense que c’est comme pêcher des araignées : ce mélange de fascination et de terreur ; par-dessus tout, cette patience infinie.

Il y a de nombreuses années, sur le fleuve Bermejo, au nord-est de l’Argentine, j’ai vu un aborigène qom qui pêchait avec une lance. Debout sur un canot fait d’un tronc d’arbre creusé, gardant l’équilibre sur l’étendue instable de l’eau, le bras levé, l’homme regardait fixement la surface du fleuve. Concentré, il attendait d’embrocher un poisson qui serait son repas et celui de sa famille. Comment ce pêcheur qom mesurerait-il le temps ? En fonction de la quantité de poissons qu’il lui fallait ce jour-là ? Ou cela n’aurait-il aucune importance car son rôle dans la communauté c’était de pêcher, que cela lui prenne une heure ou toute la journée ?

 

Selva Almada

Cette fois-là, nous avions campé tout le week-end au bord du fleuve. Au matin du second jour, un groupe de femmes qom était sorti de la forêt et s’était approché du camping. Elles étaient sorties soudainement, silencieuses. Si je devais dire d’où elles étaient venues, j’en serais incapable. Plutôt que « sortir » de la forêt, il serait plus exact de dire « surgir » car il y avait là quelque chose d’une apparition plus que d’une arrivée. Elles étaient de plusieurs générations : vieilles femmes, jeunes filles, gamines. Elles avaient déposé les paniers qu’elles fabriquent avec des feuilles de plantes qui poussent dans la forêt, teintes avec des plantes cueillies au même endroit. Elles n’avaient pas dit un seul mot : elles n’avaient pas salué, n’avaient pas répondu à nos questions sur le prix de ce panier ou de cet autre. Ce qu’elles avaient tressé de leurs propres mains était là, étalé devant nous. Leur travail était accompli, elles semblaient dire : nous parlons à travers le travail achevé, il n’y a rien à ajouter.

 

Jamais rien ne cesse de s’écrire : le paysage selon Selva Almada
Le pont de la Liberté et le Rio Bermejo à El Colorado, dans la province de Formosa, en Argentine (2016) © CC4.0/Schmitto

 

Dans les années quatre-vingt, il y a eu une grande inondation en Argentine. À l’époque, je ne connaissais pas encore le fleuve. Mon oncle vivait à Formosa, dans le nord, dans la même région que les qom.  Il est revenu, cette année-là ou la suivante ou trois ou quatre ans plus tard – mon oncle disparaissait toujours pendant de longues périodes sans que nous sachions s‘il était vivant ou mort, quand il revenait il ne parlait d’autre chose que du fleuve en crue, des gens perchés sur les toits de leurs maisons, le peu de chose qui dépassait, le seul endroit hors de l’eau. Je l’écoutais émerveillée. Mon oncle ne faisait que fumer une cigarette après l’autre, lire les revues D’Artagnan, faire une pause entre deux revues et parler de l’inondation. Il racontait les îlots de jacinthes d’eau entraînés par le courant ; il disait que sur ces petits écosystèmes il y avait des insectes, des vipères et des singes hurleurs. Je m’imaginais ces broussailles vertes comme les carrosses du printemps, fluviaux cette fois, remplis de dangers. Les histoires de l’inondation me plaisaient autant que ces revues que lisait mon oncle, encore et encore, sans se lasser, comme il ne se lassait jamais de fumer ou de disparaître sous prétexte de travail saisonnier, un été de temps en temps. Je ne me souviens pas que mon oncle soit une fois entré dans l’eau. Bien que nous marchions tous les deux sur la rive, là où il y avait un peu de sable, à chercher des œufs de tortue. Nous les rassemblions puis il les enterrait dans le potager de la maison du grand-père, là où il y avait toujours du soleil. Nous attendions tous les deux accroupis, regardant fixement l’endroit, un peu le matin et un peu le soir, attendant que les têtes des tortues sortent du sol comme des choux.

 

Selva Almada

L’eau, ce n’était pas encore le fleuve pour moi, c’était au cours de ces étés-là à la campagne l’eau des rizières. Sortant d’un énorme tuyau, irriguant les sillons entre les diguettes. À l’heure de la sieste, avec mes tantes qui étaient deux gamines, nous nous faufilions dans la rizière du voisin, nous passions sous le jet d’eau, les dos blancs de mes tantes brillaient comme des écailles. Nous suivions les sillons d’eau. Nous ne pouvions savoir alors que le silence de ces rizières ressemblait assez à un poème.

Juan L. Ortiz est le poète du fleuve et de la nature. C’est le poète de la terre où je suis née et où j’ai grandi, Entre Ríos. Si vous le voyez en photo, vous verrez que c’était un vieillard mince comme un roseau, avec une masse de cheveux blancs qui formait une espèce d’aura autour de sa tête ; il utilisait de très longs fume-cigarettes orientaux et aimait les chats. Il était poète et il était sage. Les jeunes écrivains des années 60 et 70 allaient lui rendre visite dans la maison qu’il avait au bord du fleuve Paraná, un des principaux fleuves d’Amérique du Sud. Une fois, il y a quelques années, Rodolfo Alonso, un poète qui est mort l’an passé, m’a raconté une de ces visites. À la tombée de la nuit, ils allaient marcher avec Juan L. le long du fleuve. C’est l’heure où les moustiques se rassemblent en nuées noires et stridentes. Les hordes de moustiques se précipitaient sur le petit groupe, en tête marchait Juan L. qui discutait et évidemment fumait. L’escorte de poètes, quelques tout jeunes hommes, ne savaient comment se protéger des piqures. Le maître, lui, laissait ses bras devenir noirs de moustiques et alors, simplement, passait sa main sur son bras pour les éloigner sans cesser de parler, sans verser une goutte de sang. Ce geste m’a toujours semblé grandiose, un geste poétique qui n’est fait ni de vers ni de mots, qui tout simplement arrive.

 

Jamais rien ne cesse de s’écrire : le paysage selon Selva Almada
Une plage sur le Rio Uruguay à Colón, dans la province d’Entre Ríos, en Argentine (2020) © CC4.0/Ternava

 

Les qom ont un mot, shigaxagua, qui veut dire personne, et tout est personne : shigaguaxa existe avant et après la brève existence humaine. C’est de cette façon que j’aime penser le paysage dans et en dehors de l’écriture : un organisme qui s’écrit en permanence ; une trame qui se déploie ; un chœur de voix et aussi de silences.

Trad. de l’espagnol (Argentine) par Françoise Garnier


EN ATTENDANT NADEAU

lundi 25 décembre 2023

Julia Fox / Soirée en amoureux

 

Ye and Julia Fox do New York


Soirée en amoureux 

Par Julia Fox













































INTERVIEW




mercredi 13 décembre 2023

Film / Strange Days


Strange Days 

1995


Ce qu'il faut avant tout savoir, nous, peuple du nouveau millénaire, c'est qu'en 1995, l'an 2000 était encore une énigme intergalactique, une source d'inspiration fertile pour bon nombre de cinéastes et d'amateurs de science-fiction. James Cameron, légendaire auteur de Terminator, a prouvé à de nombreuses reprises qu'il savait y faire avec le genre. Début des années 90, il offre le scénario de Strange Days à Kathryn Bigelow, une œuvre d'anticipation sociale sombre et violente qui demeure aujourd'hui un classique du genre... sombré dans l'oubli.

mardi 12 décembre 2023

Gérald Sibleyras / Une blouse serrée à la taille / Regards sur la guerre allemande (2)

 

Une blouse serrée à la taille, de Gérald Sibleyras


Regards sur 

la guerre allemande (2)

par Steven Sampson
25 août 2021

Une blouse serrée à la taille, de Gérald Sibleyras, fait partie de ces romans et récits francophones qui entendent raconter la guerre du point de vue allemand. Avec une différence de taille : les événements relatés ici ne relèvent pas de l’imaginaire mais du vécu.


Gérald Sibleyras, Une blouse serrée à la taille. De Fallois, 192 p., 18 €


Qui était la mère de Gérald Sibleyras ? Visiblement, elle était très différente de son fils, parisien quant à lui, aujourd’hui dramaturge célébré et établi à Londres. Mais si, pour les enfants des survivants de la Shoah, les sagas parentales sont souvent enveloppées d’un épais mystère, Sibleyras fut le fils d’une « Aryenne », une Allemande déterminée à transmettre l’histoire de sa jeunesse traumatisante à sa famille.

Elle s’appelait Emma. Née en 1929 à Berlin, où elle est restée jusqu’aux derniers jours du régime nazi, elle a eu de nombreuses vies avant même de quitter l’adolescence, résumées de manière succincte et bouleversante dans ce livre, où chaque chapitre éclaire autrement son drame, cristallisé à travers des anecdotes et des portraits remarquables pour leur mélange d’absurde, de tragique et d’obscur. Emma fut une raconteuse née, à moins que ce travail de synthèse ne soit l’œuvre de son fils, auteur officiel d’un texte sorti après la disparition de sa mère.

La première partie de ces Mémoires – « Souvenirs de Berlin » – est la plus poignante, et rappelle les films de Jérôme Prieur cités dans notre précédent article à ce sujet. Elle évoque en creux les lois raciales, des personnages juifs s’insinuent périodiquement, des ombres évanescentes appréhendent vaguement leur destin, sans que rien soit dit explicitement. À part cela, on partage avec Emma l’ambivalence d’une enfance berlinoise sous les nazis, la fierté et l’incompréhension, la peur et la joie, ainsi que le charme de la capitale prussienne avant qu’elle soit irrémédiablement détruite.

En effet, la civilisation ashkénaze n’est pas la seule à avoir été anéantie par la guerre : l’Allemagne aussi s’est volatilisée. Dans la seconde partie du récit – « Vacances à l’Est » –, où l’auteur (né en 1961) se remémore ses étés à Berlin-Est, passés en famille chez le frère d’Emma, sa mère se lamente de la disparition de la ville de sa jeunesse : le paysage lui est étranger, elle ne se sent plus chez elle.

Peut-on être nostalgique de la souffrance ? Chaque épisode de ce livre ambigu est à double tranchant. Même des Allemands farouchement antinazis – ce fut le cas d’Emma et de ses parents – ont pu se languir de l’ambiance de l’époque totalitaire, de l’intensité des impressions et des souvenirs, de l’apprentissage d’un monde régi par des codes contradictoires et inexplicables.

lundi 11 décembre 2023

David Foster Wallace / Considérations sur le homard / Rock Lobster 2

 


Considérations sur le homard, tome 2, de David Foster Wallace

David Foster Wallace © D.R.


Rock Lobster 2

par Steven Sampson
8 septembre 2021

Le deuxième tome des Considérations sur le homard de David Foster Wallace (DFW) complète la traduction d’un recueil d’articles publié en un seul volume aux États-Unis. Dans ses chapitres sur Updike, Kafka, la langue américaine, le tennis, Dostoïevski, la radio, on retrouve bien sa voix juvénile, érudite et décontractée. En visant l’ironie, DFW soulève une question d’actualité : y a-t-il de l’humour chez les geeks ? 


David Foster Wallace, Considérations sur le homard – tome 2. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic. L’Olivier, 312 p., 21 €


Mort il y a treize ans, David Foster Wallace continue de fasciner le public américain, sans doute à cause de son magnum opusL’infinie comédie. Sa publication vers la fin du XXe siècle a consacré un nouveau Joyce, le barde officieux de l’Empire, auteur d’un roman aussi épais que difficile, dépassant la capacité intellectuelle moyenne des acheteurs chez Barnes & Noble ou Amazon. Est-ce pour cela que la librairie en ligne l’a classé en vingt-septième position dans la catégorie « Livres sur le sport », pour mieux tromper le consommateur normalement habitué à un niveau de langage plus proche de Douglas Kennedy ?

Parler d’Amazon dans les colonnes d’En attendant Nadeau – même écrire le nom En attendant Nadeau dans ces pages – relève d’un geste circulaire, transgressif et commercial. En adoptant la pose d’un philistin, votre chroniqueur joue non seulement la transparence, tout comme le regretté DFW, mais prend une posture d’accessibilité, autre souci majeur de l’écrivain. En Amérique, il faut vendre. La mort violente (par suicide, en l’occurrence) et prématurée d’un auteur étant un magnifique argument de vente, DFW démarre dans notre compétition –  métaphore fondamentale – avec un énorme avantage que votre chroniqueur non suicidaire essaiera de rattraper comme il pourra, lui aussi désireux de maximiser le nombre de ses lecteurs, quitte à employer un lexique rebutant.

Vous voyez ? Le critique devient personnage ! Sampson comparé à Foster Wallace, est-ce un peu comme DFW par rapport à Kafka ou Dostoïevski ? La comparaison, aussi absurde qu’elle soit, met en lumière le chroniqueur : l’auto-arrosage est une tendance à la mode, la fausse humilité étant l’un des traits caractéristiques de la génération X.

Celle-ci, pour en finir avec la génération précédente, a dû s’attaquer à la figure paternelle de manière sournoise : non pas en réclamant les privilèges des baby-boomers, mais en les conspuant. C’est cette nouvelle génération qui fut à l’origine de l’assaut littéraire contre le mâle blanc, qu’on voit bien dans le premier chapitre de ce recueil, prenant pour cible Norman Mailer, Philip Roth et John Updike, tous coupables du péché originel de phallocentrisme.

Je confesse – transparence oblige ! – que j’ai un faible pour ces romanciers, donc certaines phrases ici me heurtent : « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature américaine d’après-guerre sont désormais sénescents […] Comme chez Freud, les préoccupations principales d’Updike ont toujours tourné autour de la mort et du sexe […] Toutefois, pour commencer, si l’on me permet de passer ma tête dans le cadre, j’aimerais vous assurer que votre chroniqueur n’est pas l’un de ces anti-Updike qui crachent leur bile et leur bave, de ceux que l’on croise souvent parmi les lecteurs cultivés de moins de quarante ans. De fait, on peut probablement me ranger dans la mince catégorie des très rares fans subquadras d’Updike […] Aucun des célèbres phallocrates de sa génération – ni Mailer, ni Exley, ni Roth, ni même Bukowski – ne suscite une antipathie aussi violente ».

Pauvre Sigmund ! Il ne passe plus aux États-Unis, pays positiviste, et positivement opposé au principe de l’inconscient. À bas Éros et Thanatos, c’est tellement has been ! Mais rassurez-vous, lorsque DFW « passe sa tête dans le cadre » (une fois n’est pas coutume !), il avoue aimer Updike, se démarquant des rigides lectrices hostiles dont il s’efforce d’imaginer les répliques :

« C’est qu’un pénis avec un dictionnaire des synonymes. »

« Ce fils de pute, il ne doit pas y avoir une seule de ses pensées qui n’ait pas été publiée. »

« Il rend la misogynie littéraire, tout comme Rush rend le fascisme rigolo. »

DFW noie le poisson de sa pensée dans les eaux amazoniennes, mêlant sa voix à celles d’un chœur fictif, créant un article digne du site de Jeff Bezos, où le consommateur doit nager entre des avis conflictuels : on retrouve l’ambiance d’un groupe de discussion (focus group), sujet récurrent chez DFW, qu’on a vu dans une nouvelle recensée précédemment dans EaN. Qui sont ces hypothétiques amazones ? On songe à un article d’Elaine Blair pour le blog de The Paris Review – cité dans notre entretien avec Lorin Stein –, où elle prétend que les écrivains masculins d’aujourd’hui anticipent et intègrent la critique féministe : « Ils écriraient consciemment pour une lectrice éclairée qu’ils ont internalisée, afin de s’attirer ses bonnes grâces. » Quant à Philip Roth, il faut savoir que ce chapitre fut initialement publié comme article en 1998, juste après la sortie de Pastorale américaine et bien avant celle d’autres œuvres « sénescentes » dont La tache et J’ai épousé un communiste ! Comme dirait Sigmund, comme il est difficile de régler ses comptes avec son père !

DFW règle les siens en tant qu’adolescent attardé : son verbe rappelle le T-shirt de Mark Zuckerberg, jeune et « sympa », donc forcément anti-phallocrate. Peu importe qu’il ait voté Reagan ou qu’il ait voué une admiration féroce à Margaret Thatcher, comme on l’a appris dans la biographie de D. T. Max : ne vaut-il pas mieux écrire sur la marijuana et la masturbation que sur les cocktails et les conquêtes ? Rester cloîtré dans sa chambre, ça ne fait de mal à personne.

La sensibilité geek est autiste, comme le héros de L’infinie comédie, obsédé par l’Oxford English Dictionary. L’histoire de la littérature occidentale est jalonnée de surdoués asociaux, à ceci près qu’autrefois ils avaient du recul sur eux-mêmes (voir Oblomov ou des Esseintes). Aujourd’hui, c’est la célébration de l’autisme, l’hymne à l’homme hypnotisé par l’écran, par l’encyclopédie, ou par leur articulation : Google.

On pourrait appeler cela « la révolution des T-shirts » : depuis sa chambre, remplie des nécessités de base – malbouffe, outils de musculation et écran ouvert sur des sites de rencontre –, le geek se moque du papa habillé en veste ou en costume, cet analphabète informatique. La libido narcissique – si moche chez Roth et Updike – n’offense guère lorsqu’elle surfe sur Internet.

En bon geek, DFW se veut encyclopédiste, digne héritier de Diderot et d’Alembert, d’où son article dense sur une nouvelle grammaire : « L’autorité et l’usage américain ». Pour encadrer cette chronique – écrite pour le magazine Harper’s –, il évoque son enfance : les Wallace avaient employé un acronyme pour désigner les fanatiques de la langue, « SNOOT » [1] dans le texte américain. La traduction – « BÊCHeur » – est pas mal, parce que « bêcher », dans le sens « être prétentieux et snob », correspond au mot « snoot » (snob). En revanche – un détail –, la traduction de l’étymologie de l’acronyme manque d’ironie et gomme l’aspect polyglotte de l’original : « B.E.C.H. signifie « Belle Expression Cadre et Harmonise » ou « Bon, l’Ergoteur/euse, C’est Harassant » ».

Faut-il condamner la traductrice ? A-t-elle alourdi les phrases d’un génie hilarant, transformant un chef-d’œuvre de drôlerie en texte plat, comme le prétend l’un de mes collègues d’En attendant Nadeau ? Chers lecteurs francophones, n’ayez pas de soucis : pas la peine d’améliorer votre anglais afin de lire DFW dans l’original ! Les idées, les arguments de Wallace sont intéressants, et traduisibles ! En ce qui concerne son « humour », s’il passe moins bien dans la langue de Molière, c’est parce que celle-ci ne repose pas – pour l’instant ! – sur le « pacte de lecture » wallacien : une promiscuité incestueuse, un déballage anti-freudien et faussement anti-snob. Dans mon premier article « Rock Lobster », consacré à l’autre moitié des chapitres du recueil original, j’avais proposé qu’on traduisît DFW en employant le « tu » (chose impensable en français !). En américain, l’auteur tutoie son public, l’invitant au sein de sa famille : les Wallace = la République des Lettres, tout comme la famille Incandenza = la République de l’O.N.A.N. (l’Organisation des Nations de l’Amérique du Nord) de son magnum opus.

Est-ce drôle ? Une fois le système compris, ce manque de hiérarchisation nous lasse. L’auteur a beau bourrer ses textes de notes, il finit par n’être ni sérieux ni léger. Ce qui l’intéresse le plus, c’est de proclamer son génie. Et alors ? L’auteur de La Flûte enchantée fut aussi un enfant prodige, mais ses personnages ne s’appellent pas Mozart. Quand Woody Allen dit : « La dernière fois que je fus à l’intérieur d’une femme, c’était la statue de la Liberté », il ne montre pas son slip, mais laisse imaginer la culotte de la Statue. Il y a transgression, elle présuppose des limites. Voilà pourquoi les meilleurs comiques s’habillent souvent en vêtements formels, afin de se révéler.

Le capitalisme du T-shirt, par contre, abhorre les barrières, d’où la formule de Zuckerberg : « Il n’y a plus de vie privée. » Comme lui, DFW nous invite dans sa chambre, où tout est « extrêmement fort et incroyablement près ». Vu de près, c’est un écrivain surdimensionné fait sur taille pour l’Empire, animé par la même mission divine. Chers lecteurs français, soyez fiers d’être franchouillards, formels, réservés, coincés. Résistez à la révolution des T-shirts ! Résistez à la tentation adolescente ! Vive la France, et vive les vieux !


  1. Dans l’une de ses nombreuses notes talmudiques, censées narguer la tradition encyclopédique tout en affichant son érudition, DFW fournit deux étymologies alternatives de l’acronyme (bien qu’il existe déjà comme véritable mot), selon qu’on l’est ou pas : « Sprachgefühl Necessitates Our Ongoing Tendance » ou « Syntax Nudniks Of Our Time. »
EN ATTENDANT NADEAU




jeudi 30 novembre 2023

Melissa Broder / Sous le signe des poissons / Mort à Venice Beach

 

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder : mort à Venice Beach


Mort à 

Venice Beach

par Steven Sampson
13 août 2021

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder, actualise la nouvelle de Thomas Mann : le regard ardent est celui de la narratrice, Lucy, sensible au charme de Theo, homme-sirène vivant au large de Venice Beach. Cru et drôle, ce roman reflète le parti pris de vulgarité de Broder pour dépeindre un monde sans frontières ni limites.


Melissa Broder, Sous le signe des poissons. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle. Christian Bourgois, 448 p., 23 €


Venice Beach, imitation américaine de la Cité des Doges, n’a de cette dernière qu’une poignée de canaux, creusés au début du XXe siècle par un promoteur immobilier. À part cela, la ville, située près de l’aéroport de Los Angeles, se distingue par ses arcades aux couleurs pastel et son mélange surprenant de clochards, de hippies et de milliardaires. Son ambiance décontractée et malsaine a servi de décor pour La soif du mal d’Orson Welles et, plus récemment, pour la série Californication. Comme sa cousine italienne, Venice Beach semble évoquer une gloire perdue, une volupté putride et mortifère.

Melissa Broder s’en est emparée pour chanter son propre hymne à la sexualité. Créatrice de So Sad Today, compte Twitter et recueil d’articles, Broder a pour habitude de mettre en scène ses ébats avec de nombreux partenaires, lesbiennes et hétérosexuels (généralement rencontrés sur Internet), où sont exposés tous les orifices et toutes les sécrétions corporelles. Ici, c’est à son alter ego Lucy de reprendre le flambeau, ce qu’elle fait avec la même franchise et la même frénésie.

C’est par l’intermédiaire du vagin que Broder opère une inversion profonde des valeurs judéo-chrétiennes. Si, historiquement, on était censé sublimer les pulsions – Gustav von Aschenbach, le héros de Thomas Mann, transposait ses élans en créations fictionnelles, préférant l’absence à la réalité du bel adolescent aperçu au Lido –, aujourd’hui ce sont les émotions qu’on canalise, en les transformant en glaires, en sperme et en excréments. Inversion mal assumée, voire reniée : autant le titre du compte Twitter de Broder laisse croire qu’il s’agit d’une confession rousseauiste, autant il s’agit en fait d’un récit épidermique, où tout est dans l’immédiateté. Broder fait sien le propos de Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »

Le roman s’ouvre alors sur une proclamation en bonne et due forme du ressenti de la narratrice, pour virer sans ambages vers une discussion sur les odeurs et les selles : « Je n’étais plus toute seule [1] et en même temps si. J’avais Dominic, le foxhound diabétique de ma sœur. Il me suivait de pièce en pièce pour s’affaler sur mes genoux, inconscient de son poids. J’aimais l’odeur de viande de son haleine, fétide à son insu. J’aimais la tiédeur de son gros ventre, cette façon primaire de s’accroupir pour faire sa crotte. C’était tellement intime de ramasser ses gigantesques merdes, de gros paquets tout chauds. Voilà comment faire bon usage de mon amour, voilà l’homme qu’il me faut, voilà la voie à suivre, me disais-je. »

L’incipit est drôle, encore plus lorsqu’il s’avérera prémonitoire : chez Broder, l’amour sera scatologique ou ne sera pas. Comme elle l’a dit lors de notre entretien : « Je crois qu’on ne chie pas assez en littérature. » Le foxhound, porteur d’un prénom divin – Dominic veut dire « offert au Seigneur » –, incarne la divinité au même titre que Theo, homme-sirène aperçu quelques jours plus tard depuis la plage, lors d’une des sorties nocturnes à la surface de l’eau : ce sont les objets d’une passion absolue et animale.

Les sirènes, hommes ou femmes, sont-elles dotées d’organes génitaux ? On peut compter sur Melissa Broder pour éclaircir ce genre de mystère ! Alors que dans le film Splash, par exemple, les accouplements entre Tom Hanks et Darryl Hannah n’ont été possibles qu’après une période d’assèchement, qui permettait la perte provisoire des nageoires, Broder contourne cet écueil d’une autre manière, en octroyant à Theo une queue masculine, tout en préservant plus bas celle du poisson, nécessaire à la locomotion marine.

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder : mort à Venice Beach

Melissa Broder © Petra Collins

Situer la frontière natatoire n’est pas anodin, la question des limites est essentielle. Dans notre interview, Broder avoue son mal-être physique : « J’adore parler du corps, mais y vivre est moins confortable. » Sa narratrice partage son malaise, accablée par un sentiment de vide, elle cherche un refuge dans les mots – depuis neuf ans, elle rédige une thèse sur les blancs chez Sappho – et dans les corps. Ceux-ci incarnent-ils la seule vérité ? La peau – écaillée ou non –  marque-t-elle le début et la fin de l’existence ? En apercevant une piétonne sur Abbot Kinney Boulevard, Lucy le croit : « Mais, au fond, je savais que tout revenait à son short. Toutes les réponses résidaient dans la courbe de ce cul – toutes les peurs, toutes les inconnues, tous les néants condensés et éclipsés par la courbe d’un cul. Qui tenait sa place, au milieu de tout ça. Qui se contentait d’exister, comme s’il était facile de vivre. La courbe de ce cul n’avait pas vraiment besoin de faire quoi que ce soit, mais elle menait la danse. La courbe de ce cul était le point de départ et l’aboutissement de tout dialogue. »

Vive le regard lesbien ! En Amérique, un écrivain hétérosexuel n’a plus le droit de tenir un tel propos. D’ailleurs, Lucy rêve d’être un homme, d’avoir « une bite à moi ». Faute de quoi elle couche avec des hommes(-poissons). Avec un faible pour le cunnilingus, déclencheur d’un déluge : elle aime jouir dans la bouche de son partenaire. Asperger un amant, est-ce une manière de le sanctifier, de le diviniser, pour le rendre homme-sirène ?

Que dirait Thomas Mann ? Comme Melissa Broder nous l’a confié, Mort à Venise fait partie des trois livres qui l’ont influencée pendant la rédaction du roman – avec L’enfant perdue d’Elena Ferrante et Le professeur et la sirène de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Y a-t-il quelque chose d’italien dans ce texte ? Si c’est le cas, c’est Venise filtrée par une sensibilité américaine. Les seuls canaux ici sont corporels, et la narratrice cherche à les boucher. Dans le pays du vide, a-t-elle le choix ? Lorsqu’on a gommé l’Histoire, tels les effacements chez Sappho, y a-t-il une autre histoire à raconter que celle du corps ?


  1. « Lonely », dans la version originale, évoque spécifiquement un sentiment de solitude.
EN ATTENDANT NADEAU

mercredi 29 novembre 2023

Serge Koster (1940-2022)

 

Hommage à l'écrivain Serge Koster (1940-2022)

Serge Koster 

(1940-2022)

par Steven Sampson
16 février 2022

Serge Koster s’est éteint le 12 janvier 2022. Découvert par Maurice Nadeau, qui a édité ses critiques ainsi que ses deux premiers romans, Le soleil ni la mort (1975) et Le rêve du scribe (1976), il était chroniqueur sur France Culture et au Monde. Cet agrégé de grammaire, professeur de français-latin-grec, entretenait un rapport jouissif avec sa langue maternelle, sujet récurrent de ses livres, qui s’inspiraient de Léautaud, de Montaigne, de Ponge ou de Racine… pour ne pas évoquer Hitchcock.

Koster – ses amis l’appelaient souvent par son patronyme – n’a jamais perdu son allure de professeur de lettres, avec ses vestes en velours côtelé et ses cardigans. Né en août 1940 à l’Hôtel-Dieu, en face de Notre-Dame, il a été caché pendant la guerre, ensuite abrité par l’OPEJ (Œuvre de protection des enfants juifs), où, à l’âge de sept ans, il a été circoncis, prenant alors conscience de sa judéité. Longtemps retenue, son ambition d’écrire a pu éclore quand il avait trente-cinq ans, grâce à sa lecture de Francis Ponge, poète des objets concrets, cité dans Le soleil ni la mort : « Un concert de vocables, qui signifie sur tous les plans, se signifie lui-même (donc, ne signifie plus rien), et fasse ce qu’il dit. »

Lors de ses obsèques, son ami Georges Vigarello a insisté sur sa « rigueur », qualité qu’on voit à l’œuvre dans l’analyse ambiguë que fait Koster de sa judéité : « Toujours plus Juif à mesure des menaces et des offenses – je me posais la question : en quoi réside, à travers ma personne, l’humanité du Juif français ? Et je répondais : en l’alliance de la citoyenneté et de la conscience, de l’accidentel et de l’irrévocable, une forme d’appartenance au lieu et à soi qui ne me fut jamais promise. »  Cette même rigueur, prenant la forme de l’intransigeance, aurait contribué à ses fréquentes brouilles : Koster avait tendance à pousser ses amis à la faute, pour le plus grand bien de son œuvre ! Cela a donné Mes brouilles (2014), essai original où l’auteur, au moyen de l’intense introspection dont il avait l’habitude, raconte les ruptures douloureuses survenues au cours de sa longue carrière littéraire.

L’exigence était encore plus grande lorsqu’il s’agissait de la langue. Koster a élaboré un style admiré de ses pairs : ils étaient nombreux à consulter le grammairien généreux en amont de la parution de leurs textes. Faute d’une terre promise, l’auteur d’Adieu grammaire (Prix de la critique de l’Académie française, 2002) cherchait refuge dans les mots : « La langue française tout entière convoquée dans un volume constitue mon asile, mon trésor, ma patrie, mon salut ». Ainsi que dans l’amour : sa femme, Geneviève, sa dédicataire préférée, surnommée « l’Aimée », a servi de modèle pour Une femme de si près tenue (1985), roman qui lui a valu une invitation à Apostrophes. Sur le plateau, Pivot lui reprocha sa complexité lexicale et syntaxique, au détriment de la clarté. Koster, affichant un grand sourire, resta imperturbable : la langue ne constitue-t-elle pas une cible plus fondamentale que le lecteur ?

Est-ce par excès de rigueur qu’il abandonna la fiction ? Il s’appuyait sur Valéry et Gide, sur leur thèse selon laquelle le roman est contingent, arbitraire et faux. Cela ne l’empêchera pas de frôler la fiction en prenant ses maîtres à bras-le-corps, comme dans Léautaud tel qu’en moi-même (2010) et Montaigne sans rendez-vous (2015). À part cela, il plongeait dans le cinéma américain, ce qui a donné L’aura de leur nom (2003), intitulé d’après le film d’Otto Preminger, et Les blondes flashantes d’Alfred Hitchcock (2013). Qu’y a-t-il de plus classique que le cinéma d’Hitchcock ? Pour le professeur Koster, c’est chez le réalisateur du Crime était presque parfait qu’on trouve les ellipses et les « raccourcis fulgurants » tant admirés dans la prose de Tacite.

À la fin, il fut rattrapé par son corps, son grand sujet tardif. En cela, il a rejoint Ponge, pour qui « chaque morceau de viande est une sorte d’usine ». Koster examinait attentivement sa propre chair. Hélas, son usine ne tourne plus.

EN ATTENDANT NADEAU