mardi 12 décembre 2023

Gérald Sibleyras / Une blouse serrée à la taille / Regards sur la guerre allemande (2)

 

Une blouse serrée à la taille, de Gérald Sibleyras


Regards sur 

la guerre allemande (2)

par Steven Sampson
25 août 2021

Une blouse serrée à la taille, de Gérald Sibleyras, fait partie de ces romans et récits francophones qui entendent raconter la guerre du point de vue allemand. Avec une différence de taille : les événements relatés ici ne relèvent pas de l’imaginaire mais du vécu.


Gérald Sibleyras, Une blouse serrée à la taille. De Fallois, 192 p., 18 €


Qui était la mère de Gérald Sibleyras ? Visiblement, elle était très différente de son fils, parisien quant à lui, aujourd’hui dramaturge célébré et établi à Londres. Mais si, pour les enfants des survivants de la Shoah, les sagas parentales sont souvent enveloppées d’un épais mystère, Sibleyras fut le fils d’une « Aryenne », une Allemande déterminée à transmettre l’histoire de sa jeunesse traumatisante à sa famille.

Elle s’appelait Emma. Née en 1929 à Berlin, où elle est restée jusqu’aux derniers jours du régime nazi, elle a eu de nombreuses vies avant même de quitter l’adolescence, résumées de manière succincte et bouleversante dans ce livre, où chaque chapitre éclaire autrement son drame, cristallisé à travers des anecdotes et des portraits remarquables pour leur mélange d’absurde, de tragique et d’obscur. Emma fut une raconteuse née, à moins que ce travail de synthèse ne soit l’œuvre de son fils, auteur officiel d’un texte sorti après la disparition de sa mère.

La première partie de ces Mémoires – « Souvenirs de Berlin » – est la plus poignante, et rappelle les films de Jérôme Prieur cités dans notre précédent article à ce sujet. Elle évoque en creux les lois raciales, des personnages juifs s’insinuent périodiquement, des ombres évanescentes appréhendent vaguement leur destin, sans que rien soit dit explicitement. À part cela, on partage avec Emma l’ambivalence d’une enfance berlinoise sous les nazis, la fierté et l’incompréhension, la peur et la joie, ainsi que le charme de la capitale prussienne avant qu’elle soit irrémédiablement détruite.

En effet, la civilisation ashkénaze n’est pas la seule à avoir été anéantie par la guerre : l’Allemagne aussi s’est volatilisée. Dans la seconde partie du récit – « Vacances à l’Est » –, où l’auteur (né en 1961) se remémore ses étés à Berlin-Est, passés en famille chez le frère d’Emma, sa mère se lamente de la disparition de la ville de sa jeunesse : le paysage lui est étranger, elle ne se sent plus chez elle.

Peut-on être nostalgique de la souffrance ? Chaque épisode de ce livre ambigu est à double tranchant. Même des Allemands farouchement antinazis – ce fut le cas d’Emma et de ses parents – ont pu se languir de l’ambiance de l’époque totalitaire, de l’intensité des impressions et des souvenirs, de l’apprentissage d’un monde régi par des codes contradictoires et inexplicables.

La transmutation de ces souvenirs en littérature se fait à travers des images saisissantes. La première partie se divise en « Avant », « Pendant » et « Après » la guerre. Chaque chapitre se rapporte à une madeleine de Proust, souvent au goût amer. Dans « La blanchisserie », on apprend que la famille d’Emma ne peut plus confier son linge à laver à madame Wasservogel : « Des hommes sont venus à la maison et ont demandé à mon père pourquoi nous allions dans cette blanchisserie-là, il y a des blanchisseries aryennes après tout, il n’est pas nécessaire d’aller dans une blanchisserie juive. » Emma, alors âgée de cinq ans, accompagne sa mère à la boutique pour annoncer la mauvaise nouvelle à la patronne, debout derrière son comptoir, parce que « la présence d’un enfant adoucit toutes les amertumes ». Ce n’est que le début d’une existence où Emma sera comme un pion sur l’échiquier, tantôt un butin exposé à un ennemi avide, tantôt un outil dans une lutte psychologique.

Dans « Le square », on fait la connaissance du petit Charly, habitant de l’immeuble d’en face et camarade de jeu. Les parents de Charly ont divorcé ; son père, américain et juif, est reparti aux États-Unis. Charly porte toujours des habits neufs, envoyés d’Amérique. L’origine juive américaine du père confère au fils « un prestige indéboulonnable », les enfants le trouvent plus américain qu’allemand, comme l’atteste l’élégant « y » terminal de son prénom. Ensemble, ils jouent « au seul conflit envisageable », la guerre contre la France, cette nation peuplée de « chiens » et de « traîtres », qui sont « veules et catholiques de surcroît », qui ont gagné le conflit de 14-18 en trichant, permettant aux communistes de « poignarder dans le dos » les Allemands. À Emma et à Charly d’endosser le rôle des méchants – elle est une fille et lui n’est pas totalement allemand – tandis que le frère d’Emma sera un officier de la Wehrmacht chargé de plusieurs divisions « parfaitement entraînées et d’un dévouement sans faille ».

Ce même square sera transformé quelques années plus tard, et les enfants n’y reconnaîtront pas leur rêve : « Le square en face de notre immeuble est un cratère irrégulier d’environ trois mètres de profondeur. Rien n’indique qu’il y a quelques mois encore, c’était un square où des enfants venaient jouer à la guerre en regrettant qu’on ne tire pas dans les rues. »

Dans le récit de Gérald Sibleyras, la frontière entre rêve et réalité reste floue, bataille et jeu font partie d’un seul et même processus. Lors des exercices pour se préparer à un éventuel bombardement, quand la sirène retentit et que les Berlinois cessent toute activité pour être guidés dans les différents abris antiaériens par des civils réquisitionnés, les gens traînent les pieds, convaincus de l’inutilité de ces procédés. Il arrive qu’en se mettant à l’abri dans le métro Emma croise Charly, « toujours habillé à l’américaine », mais maintenant ce garçon silencieux porte sur sa veste une étoile jaune, qu’elle fait semblant de ne pas remarquer. Elle lui parle des bombardements de Londres, et suggère qu’il doit être amusant d’aller se cacher pendant que ça explose dehors.

Mais, au fur et à mesure du désastre, ça devient moins amusant. Et la fin du nazisme, tant souhaitée, ne sera pas une libération. D’abord, en 1945, la menace permanente d’être violée par des soldats russes oblige cette jolie adolescente allemande à trouver des stratagèmes pour protéger son intégrité physique. Une fois, mère et fille, réfugiées dans une cave, sont confrontées à des soldats soviétiques. La mère réagit vite et instinctivement : « La main rugueuse, mais si familière, de ma mère est en train de me barbouiller la face. Elle y étale la crasse et la boue ramassées par terre. Je suis pétrifiée. Elle me couvre lentement le visage de boue, sans se soucier de m’en mettre dans les yeux. Elle s’assure que mon fichu couvre bien mes cheveux, puis repose doucement sa main sur son genou. » La terreur, la violence et la pénurie prennent ici la forme de l’inattendu et du paradoxal : c’est la grande force du livre, dense et convaincant, de Gérald Sibleyras.

EN ATTENDANT NADEAU

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