Rock Lobster 2
par Steven Sampson8 septembre 2021
Le deuxième tome des Considérations sur le homard de David Foster Wallace (DFW) complète la traduction d’un recueil d’articles publié en un seul volume aux États-Unis. Dans ses chapitres sur Updike, Kafka, la langue américaine, le tennis, Dostoïevski, la radio, on retrouve bien sa voix juvénile, érudite et décontractée. En visant l’ironie, DFW soulève une question d’actualité : y a-t-il de l’humour chez les geeks ?
David Foster Wallace, Considérations sur le homard – tome 2. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic. L’Olivier, 312 p., 21 €
Mort il y a treize ans, David Foster Wallace continue de fasciner le public américain, sans doute à cause de son magnum opus, L’infinie comédie. Sa publication vers la fin du XXe siècle a consacré un nouveau Joyce, le barde officieux de l’Empire, auteur d’un roman aussi épais que difficile, dépassant la capacité intellectuelle moyenne des acheteurs chez Barnes & Noble ou Amazon. Est-ce pour cela que la librairie en ligne l’a classé en vingt-septième position dans la catégorie « Livres sur le sport », pour mieux tromper le consommateur normalement habitué à un niveau de langage plus proche de Douglas Kennedy ?
Parler d’Amazon dans les colonnes d’En attendant Nadeau – même écrire le nom En attendant Nadeau dans ces pages – relève d’un geste circulaire, transgressif et commercial. En adoptant la pose d’un philistin, votre chroniqueur joue non seulement la transparence, tout comme le regretté DFW, mais prend une posture d’accessibilité, autre souci majeur de l’écrivain. En Amérique, il faut vendre. La mort violente (par suicide, en l’occurrence) et prématurée d’un auteur étant un magnifique argument de vente, DFW démarre dans notre compétition – métaphore fondamentale – avec un énorme avantage que votre chroniqueur non suicidaire essaiera de rattraper comme il pourra, lui aussi désireux de maximiser le nombre de ses lecteurs, quitte à employer un lexique rebutant.
Vous voyez ? Le critique devient personnage ! Sampson comparé à Foster Wallace, est-ce un peu comme DFW par rapport à Kafka ou Dostoïevski ? La comparaison, aussi absurde qu’elle soit, met en lumière le chroniqueur : l’auto-arrosage est une tendance à la mode, la fausse humilité étant l’un des traits caractéristiques de la génération X.
Celle-ci, pour en finir avec la génération précédente, a dû s’attaquer à la figure paternelle de manière sournoise : non pas en réclamant les privilèges des baby-boomers, mais en les conspuant. C’est cette nouvelle génération qui fut à l’origine de l’assaut littéraire contre le mâle blanc, qu’on voit bien dans le premier chapitre de ce recueil, prenant pour cible Norman Mailer, Philip Roth et John Updike, tous coupables du péché originel de phallocentrisme.
Je confesse – transparence oblige ! – que j’ai un faible pour ces romanciers, donc certaines phrases ici me heurtent : « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature américaine d’après-guerre sont désormais sénescents […] Comme chez Freud, les préoccupations principales d’Updike ont toujours tourné autour de la mort et du sexe […] Toutefois, pour commencer, si l’on me permet de passer ma tête dans le cadre, j’aimerais vous assurer que votre chroniqueur n’est pas l’un de ces anti-Updike qui crachent leur bile et leur bave, de ceux que l’on croise souvent parmi les lecteurs cultivés de moins de quarante ans. De fait, on peut probablement me ranger dans la mince catégorie des très rares fans subquadras d’Updike […] Aucun des célèbres phallocrates de sa génération – ni Mailer, ni Exley, ni Roth, ni même Bukowski – ne suscite une antipathie aussi violente ».
Pauvre Sigmund ! Il ne passe plus aux États-Unis, pays positiviste, et positivement opposé au principe de l’inconscient. À bas Éros et Thanatos, c’est tellement has been ! Mais rassurez-vous, lorsque DFW « passe sa tête dans le cadre » (une fois n’est pas coutume !), il avoue aimer Updike, se démarquant des rigides lectrices hostiles dont il s’efforce d’imaginer les répliques :
« C’est qu’un pénis avec un dictionnaire des synonymes. »
« Ce fils de pute, il ne doit pas y avoir une seule de ses pensées qui n’ait pas été publiée. »
« Il rend la misogynie littéraire, tout comme Rush rend le fascisme rigolo. »
DFW noie le poisson de sa pensée dans les eaux amazoniennes, mêlant sa voix à celles d’un chœur fictif, créant un article digne du site de Jeff Bezos, où le consommateur doit nager entre des avis conflictuels : on retrouve l’ambiance d’un groupe de discussion (focus group), sujet récurrent chez DFW, qu’on a vu dans une nouvelle recensée précédemment dans EaN. Qui sont ces hypothétiques amazones ? On songe à un article d’Elaine Blair pour le blog de The Paris Review – cité dans notre entretien avec Lorin Stein –, où elle prétend que les écrivains masculins d’aujourd’hui anticipent et intègrent la critique féministe : « Ils écriraient consciemment pour une lectrice éclairée qu’ils ont internalisée, afin de s’attirer ses bonnes grâces. » Quant à Philip Roth, il faut savoir que ce chapitre fut initialement publié comme article en 1998, juste après la sortie de Pastorale américaine et bien avant celle d’autres œuvres « sénescentes » dont La tache et J’ai épousé un communiste ! Comme dirait Sigmund, comme il est difficile de régler ses comptes avec son père !
DFW règle les siens en tant qu’adolescent attardé : son verbe rappelle le T-shirt de Mark Zuckerberg, jeune et « sympa », donc forcément anti-phallocrate. Peu importe qu’il ait voté Reagan ou qu’il ait voué une admiration féroce à Margaret Thatcher, comme on l’a appris dans la biographie de D. T. Max : ne vaut-il pas mieux écrire sur la marijuana et la masturbation que sur les cocktails et les conquêtes ? Rester cloîtré dans sa chambre, ça ne fait de mal à personne.
La sensibilité geek est autiste, comme le héros de L’infinie comédie, obsédé par l’Oxford English Dictionary. L’histoire de la littérature occidentale est jalonnée de surdoués asociaux, à ceci près qu’autrefois ils avaient du recul sur eux-mêmes (voir Oblomov ou des Esseintes). Aujourd’hui, c’est la célébration de l’autisme, l’hymne à l’homme hypnotisé par l’écran, par l’encyclopédie, ou par leur articulation : Google.
On pourrait appeler cela « la révolution des T-shirts » : depuis sa chambre, remplie des nécessités de base – malbouffe, outils de musculation et écran ouvert sur des sites de rencontre –, le geek se moque du papa habillé en veste ou en costume, cet analphabète informatique. La libido narcissique – si moche chez Roth et Updike – n’offense guère lorsqu’elle surfe sur Internet.
En bon geek, DFW se veut encyclopédiste, digne héritier de Diderot et d’Alembert, d’où son article dense sur une nouvelle grammaire : « L’autorité et l’usage américain ». Pour encadrer cette chronique – écrite pour le magazine Harper’s –, il évoque son enfance : les Wallace avaient employé un acronyme pour désigner les fanatiques de la langue, « SNOOT » [1] dans le texte américain. La traduction – « BÊCHeur » – est pas mal, parce que « bêcher », dans le sens « être prétentieux et snob », correspond au mot « snoot » (snob). En revanche – un détail –, la traduction de l’étymologie de l’acronyme manque d’ironie et gomme l’aspect polyglotte de l’original : « B.E.C.H. signifie « Belle Expression Cadre et Harmonise » ou « Bon, l’Ergoteur/euse, C’est Harassant » ».
Faut-il condamner la traductrice ? A-t-elle alourdi les phrases d’un génie hilarant, transformant un chef-d’œuvre de drôlerie en texte plat, comme le prétend l’un de mes collègues d’En attendant Nadeau ? Chers lecteurs francophones, n’ayez pas de soucis : pas la peine d’améliorer votre anglais afin de lire DFW dans l’original ! Les idées, les arguments de Wallace sont intéressants, et traduisibles ! En ce qui concerne son « humour », s’il passe moins bien dans la langue de Molière, c’est parce que celle-ci ne repose pas – pour l’instant ! – sur le « pacte de lecture » wallacien : une promiscuité incestueuse, un déballage anti-freudien et faussement anti-snob. Dans mon premier article « Rock Lobster », consacré à l’autre moitié des chapitres du recueil original, j’avais proposé qu’on traduisît DFW en employant le « tu » (chose impensable en français !). En américain, l’auteur tutoie son public, l’invitant au sein de sa famille : les Wallace = la République des Lettres, tout comme la famille Incandenza = la République de l’O.N.A.N. (l’Organisation des Nations de l’Amérique du Nord) de son magnum opus.
Est-ce drôle ? Une fois le système compris, ce manque de hiérarchisation nous lasse. L’auteur a beau bourrer ses textes de notes, il finit par n’être ni sérieux ni léger. Ce qui l’intéresse le plus, c’est de proclamer son génie. Et alors ? L’auteur de La Flûte enchantée fut aussi un enfant prodige, mais ses personnages ne s’appellent pas Mozart. Quand Woody Allen dit : « La dernière fois que je fus à l’intérieur d’une femme, c’était la statue de la Liberté », il ne montre pas son slip, mais laisse imaginer la culotte de la Statue. Il y a transgression, elle présuppose des limites. Voilà pourquoi les meilleurs comiques s’habillent souvent en vêtements formels, afin de se révéler.
Le capitalisme du T-shirt, par contre, abhorre les barrières, d’où la formule de Zuckerberg : « Il n’y a plus de vie privée. » Comme lui, DFW nous invite dans sa chambre, où tout est « extrêmement fort et incroyablement près ». Vu de près, c’est un écrivain surdimensionné fait sur taille pour l’Empire, animé par la même mission divine. Chers lecteurs français, soyez fiers d’être franchouillards, formels, réservés, coincés. Résistez à la révolution des T-shirts ! Résistez à la tentation adolescente ! Vive la France, et vive les vieux !
Dans l’une de ses nombreuses notes talmudiques, censées narguer la tradition encyclopédique tout en affichant son érudition, DFW fournit deux étymologies alternatives de l’acronyme (bien qu’il existe déjà comme véritable mot), selon qu’on l’est ou pas : « Sprachgefühl Necessitates Our Ongoing Tendance » ou « Syntax Nudniks Of Our Time. »
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