« Passion simple » – Décrire la vie
Anaïs DinarqueAlors que sort au cinéma le film Passion simple de Danielle Arbid, revenons sur le court livre éponyme qui l’a inspiré. Publié chez Gallimard en 1992, ce sixième roman de l’écrivaine Annie Ernaux est un petit précis feutré sur la passion amoureuse et l’attente.
« J’avais le privilège de vivre depuis le début, constamment en toute conscience, ce qu’on finit toujours par découvrir dans la stupeur et le désarroi : l’homme qu’on aime est un étranger. »
Annie Ernaux, Passion simple, 1992
L’attente
Il faut entendre le titre Passion simple dans le sens de passion ordinaire. La narratrice attend un homme marié, elle attend qu’il soit disponible, qu’il vienne la voir. De lui on en saura le minimum : il s’appelle A. Il est marié, il vient de l’Est, aime « les costumes Saint-Laurent, les cravates ». De leur relation aussi on ne saura pas grand chose. Seulement qu’il ferme les yeux en embrassant, ce qui est signe d’amour d’après le roman Vie et destin (1980) de Grossman. Sont surtout décrits les moments d’attente, d’entre-deux et d’ennui, d’obsession.
« D’une certaine façon, je ne voulais pas détourner mon esprit vers autre chose que l’attente de A., ne pas gâcher celle-ci. » La narratrice pense à son amant tout le temps, donne de l’argent à des associations et à des gens dans la rue presque par superstition « en faisant le vœu qu’il [l]’appelle le soir au téléphone. » Elle décrit son état de fébrilité, d’anxiété et de jalousie. Elle nous fait comprendre que la passion prend sa racine dans la souffrance. Mais qu’elle est heureuse de vivre un état qui se rencontre rarement.
« Tout ce temps j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou du procès-verbal, ou même du commentaire de texte. »
Annie Ernaux, Passion simple, 1992
Auto-sociobiographie
Le style d’Annie Ernaux se veut direct, brut et sans fioritures. Cette neutralité souhaitée permet de ne pas magnifier ou dévaloriser les faits racontés. Faits qui sont généralement quotidiens et simples. Sont entrecroisés à ces faits, des parenthèses métalittéraires. L’écrivaine reprend alors le pas sur la femme amoureuse. C’est pour cela que le recours à l’autofiction, ou plus précisément à « l’autobiographie impersonnelle » ou à « l’auto-sociobiographie » pour reprendre les termes de l’autrice, est primordial. Puiser dans la vie et le présenter de façon limpide sans l’artifice du fictionnel pour toucher le réel.
Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral.
Annie Ernaux, Passion simple, 1992
Regards d’époques
On ne reproche pas aujourd’hui les mêmes choses à l’histoire de Passion simple. Lors de la parution du livre, c’était le contenu jugé « pornographique » qui avait choqué la critique. Récit trop brut, trop nu, trop à vif, trop intime. Trente ans plus tard, c’est l’emprise de la narratrice qui est reproché. Son obsession pour cet homme. Dans le film de Danielle Arbid, le personnage interprété par Laetitia Dosch supplie A. (Sergueï Polounine) dans une scène par exemple. Elle s’avilie, s’humilie. Est humaine. Avec Passion simple, film ou livre, la passion prend son apparence de kaléidoscope, simple, ordinaire parce que complexe et composite.
[L’écriture] peut, sur le long terme, imprégnant l’imaginaire du lecteur, rendre celui-ci sensible à des réalités qu’il ignorait, ou l’amener à voir autrement ce qu’il considérait toujours sous le même angle.
Annie Ernaux, « Littérature et politique » dans Ecrire la vie, Quarto Gallimard, 1989
Ecrire la vie donc, et la passion. Analyser ce qui semble à priori irrationnel et spontané. Voici le pari réussit par ce court récit limpide qu’est Passion simple.
Passion simple, Annie Ernaux, 96 pages, Folio, Gallimard, 6€90
MAZE
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