samedi 10 décembre 2022

Lumières sur la novlangue

George Orwell


Lumières sur la novlangue


Yann Diener ·
Mis en ligne le 5 janvier 2019 ·
Paru dans l'édition 1381 du 5 janvier 2019

 

George Orwell a inventé le terme newspeak – novlangue, en français – pour désigner une opération de torsion du langage organisée par un système politique. Il avait observé que l’hitlérisme et le stalinisme avaient d’abord été des entreprises de manipulation des mots pour mieux tordre les corps et manipuler les masses. Dans le roman 1984, le parti au pouvoir diffuse des messages comme «  La guerre c’est la paix  » ou «  L’ignorance c’est la force  » .

Orwell avait un don d’observation et d’anticipation, mais il n’avait pas prévu que les réseaux sociaux participeraient largement à la constitution d’une très efficace novlangue populaire . (Le syntagme «  réseau social  » est une formule mensongère, un mot courant de la novlangue contemporaine : l’entreprise Facebook ne se cache même pas d’avoir comme but de transformer tout lien social en une relation commerciale.)

Avec des outils comme Facebook, la production de mots tordus et la perversion du langage connaissent une formidable extension et peuvent servir plus que jamais à tout embrouiller dans tous les domaines. Si la langue de bois sert à ne pas parler de quelque chose, à contourner un problème – et ça s’entend –, la novlangue est plus active, plus violente, plus organisée : il y a une fabrication délibérée de syntagmes destinés à brouiller un message, une pensée, à changer la perception d’une réalité. Ainsi, la novlangue néolibérale édulcore et banalise la violence technico-financière, par exemple en parlant de «  plan social  » quand il est question d’un plan de licenciements. ­Terriblement insipide, cette langue est composée d’une succession de glissements sémantiques, d’euphémismes en série et de mots essorés. Une loi pour la répression de l’immigration et le démantèlement du droit d’asile est ainsi nommée «  loi pour une immigration choisie  » .

Cette communication est conçue pour écr ê ter une réalité qui nous serait insupportable si nous devions y faire face dans toute sa brutalité. Salman Rushdie appelle ça le «  langage technologique  » . Il donne l’exemple d’un article du New York Times après un accident d’avion au large de Long Island. Pour dire que les corps n’étaient pas identifiables, et pour ne pas dire que les poissons avaient mangé les visages, il était écrit que les corps avaient souffert d’une «  intervention radicale de la vie sous-marine  » .

C’est dans ce contexte que l’on peut aujourd’hui entendre des formules révisionnistes comme «  L’universalisme est un intégrisme  » – dans la bouche d’un Éric Zemmour – ou comme «  Les Lumières sont un obscurantisme  » . Marion Maréchal-Le Pen estime que «  l’émancipation de l’individu pensée par les Lumières […] est devenue une sorte d’intégrisme de rupture  » . Et Jean-François Colosimo, qui dirige les éditions du Cerf, considère que «  nous sommes aveuglés par la religion des Lumières […] qui ne laissent subsister que  »leur face obscure »  » . Inverser ainsi le sens premier de la philosophie des Lumières pour en faire un obscurantisme est un bon exemple des possibilités de la perversion du langage.

La novlangue n’est pas nouvelle, elle a toujours servi les ­logiques de masse et les raisonnements paranoïaques, et tous les totalitarismes, théocratiques ou non. Mais elle sert aussi bien quotidiennement les pouvoirs qui essayent de rendre acceptables des actes brutaux et inacceptables. «  Bienvenue en France  » : c’est ainsi que vient d’être nommé le tout nouveau programme qui va empêcher les étudiants étrangers et fauchés de venir étudier en France. C’est peut-être de l’humour de droite et en même temps d’extrême droite, mais ça s’appelle du sadisme, il n’y a pas d’autre mot.


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