La Rushdie touch
par Claude Grimal7 décembre 2022
Dans le questionnaire de Proust, auquel Salman Rushdie se soumet et qui clôt Langages de vérité, l’écrivain américano-anglais d’origine indienne affirme que le trait qu’il déplore le plus chez lui est la volubilité et, à la dernière question : « Comment aimeriez-vous mourir ? », il répond : « Je préfèrerais ne pas. »
Dans le questionnaire de Proust, auquel Salman Rushdie se soumet et qui clôt Langages de vérité, l’écrivain américano-anglais d’origine indienne affirme que le trait qu’il déplore le plus chez lui est la volubilité et, à la dernière question : « Comment aimeriez-vous mourir ? », il répond : « Je préfèrerais ne pas. »
Salman Rushdie, Langages de vérité. Essais 2003-2020. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Actes Sud, 400 p., 25 €
Salman Rushdie, Langages de vérité. Essais 2003-2020. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Actes Sud, 400 p., 25 €
Souhait provisoirement réalisé en août dernier puisque Rushdie échappa de peu à la mort avant une conférence qu’il allait prononcer sur la liberté d’expression et l’accueil des écrivains en exil aux États-Unis. Quant au défaut qu’il se reproche, la volubilité, elle ne le dessert dans Langages de vérité que lorsqu’elle le fait se répéter ou parler « à vide ». Cela lui arrive lorsqu’il défend ses points de vue habituels sur la littérature ou dans des textes de circonstance (les discours au Pen Club ou aux cérémonies de remises de diplômes universitaires). Mais pour le reste, elle apporte vivacité au recueil.
Salman Rushdie à Porto Alegre (2014). Photographie de Luiz Munhoz © CC2.0/Fronteiras do Pensamento
Celui-ci couvre les années 2003 à 2020 et vient après trois autres qui, depuis les années 1980, ont rassemblé les « essais » de l’auteur. Langages de vérité consiste en une quarantaine de réflexions pour l’essentiel sur la littérature, l’art, la politique, et offre aussi quelques évocations autobiographiques. La plupart des textes sont des réécritures d’articles, de cours ou de conférences.
Dans « Contes fantastiques » et « Protée » qui ouvrent le recueil, Rushdie reprend un de ses vieux plaidoyers : la littérature fantastique et le merveilleux sont mieux à même de parler du monde actuel que le réalisme assez plat qui, lui semble-t-il, a envahi depuis un temps tout le terrain littéraire. Au témoignage, au compte-rendu, au récit autobiographique, qui répondraient à l’injonction actuelle du « écris ce que tu connais », il oppose l’imagination époustouflante et féconde de ses écrivains favoris : Italo Calvino, Günter Grass, Mikhaïl Boulgakov, Isaac Bashevis Singer… Rushdie, bien sûr, en les exaltant parle de lui-même, et monte, sans avoir à le dire, à la défense de sa propre œuvre, reçue depuis quelques décennies de manière mitigée. On le suivra ou non dans son argumentation ; on pourra même questionner son diagnostic dans la mesure où une partie de la littérature semble atteinte aujourd’hui autant du prurit non réaliste – voir le succès de la « fantasy » – que de celui du « vrai ».
Rushdie reprend aussi, cette fois-ci au nom de sa propre œuvre, des idées un tantinet superficielles et démodées sur l’écriture postcoloniale que son statut de contre-attaquante par rapport à l’ex-empire aurait menée à toutes les inventivités. Admettons. Voilà qui permet en tout cas à Rushdie d’aborder dans « Les débuts d’un autre écrivain » l’histoire de ses apprentissages. Peut-être l’a-t-il dit ailleurs mais on apprend ici qu’il a d’abord gagné sa vie à Londres en rédigeant des slogans publicitaires pour les bonbons Aero et qu’il inventa une campagne avec le mot « bulle » : « le plus délectabulle des chocolats », ou « adorabulle, ou « ineffabulle », etc. On le suit pendant les années 1970 dans la capitale anglaise dînant au Gaylord, restaurant indien sur Mortimer Street (qui existe toujours mais en plus chic) et feuilletant les livres du « radical » et contre-culturel Compendium Bookshop à Camden Town (aujourd’hui disparu). On (ré)apprend comment l’inspiration lui est venue pour Les enfants de minuit et quels exemples littéraires l’ont inspiré. Dans d’autres textes, il poursuit une réflexion sur le monde en général avec, sans surprise, des positions anti-Trump, critiques à l’égard du Pakistan, défenseuses de l’athéisme (une quasi-impossibilité aux États-Unis), de la liberté d’opinion, etc.
Salman Rushdie voit bien sûr le monde à la fois de sa position d’homme menacé et d’écrivain établi et privilégié qui a fréquenté les célébrités de son siècle : Philip Roth, Harold Pinter, Christopher Hitchens (athéiste radical), Carrie Fisher (la princesse Leia de La guerre des étoiles)… auxquels il consacre des articles où il se montre un ami sincère et compréhensif.
La critique littéraire proprement dite occupe peu de place dans le recueil, dans la mesure où n’apparaissent ni l’analyse du travail d’un écrivain ni celle de l’un de ses ouvrages. Mais on sait depuis Joseph Anton (2012), son autobiographie, que Rushdie a renoncé à ce genre d’écrit qu’il juge peu gratifiant. Ou bien l’intéressé, y expliquait-il, juge les éloges mérités et ne vous en sait aucun gré, ou bien, mécontent des réserves que vous avez pu émettre, il se mue en ennemi juré. Position donc à laquelle il se tient. Mais il n’a de toute évidence rien à craindre des plasticiens qu’il présente dans la dernière partie de Langages de vérité (Bhupen Khakhar, Taryn Simon, Kara Walker, Francesco Clemente…) et dont il fait des présentations enthousiastes et assez éclairantes.
Les 400 pages de Langages de vérité emmènent donc le lecteur sur des terrains divers. Curieusement, le terrain dont Rushdie se méfie le plus, le réalisme autobiographique (comme on le lit en particulier dans l’article « Autobiographie et roman »), est celui où il est ici le plus convaincant. Deux articles sont à cet égard frappants : « Noël », dans lequel l’écrivain raconte comment il est passé de l’exaspération pour cette fête à un quasi-enthousiasme, et « Pandémie », où il évoque le covid dont il a été atteint, les réactions de son entourage, la politique des puissants de ce monde vis-à-vis de la maladie, et énumère les vieux films qu’il a regardés pendant le confinement. Il a visionné tant de Nouvelle Vague française, dit-il plaisamment, que son prochain ouvrage pourrait bien en être influencé.
Un peu de « French touch » cinématographique dans son prochain roman, pourquoi pas ? Mais la « touche perso », malgré qu’il en ait, semble aussi lui réussir à merveille. Elle lui permet de mettre un peu de côté ses talents de prestidigitation et d’en exercer d’autres, moins acrobatiques mais plus touchants.
EN ATTENDANT NADEAUEaN a rendu compte de Quichotte, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits et La maison Golden.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire