dimanche 28 juin 2015

James Salter / "L'écriture est un immense plaisir et un tourment quotidien"

James Salter

James Salter : "L'écriture est un immense plaisir et un tourment quotidien"




Propos recueillis par Alexis Liebaert
Il est considéré par quelques-uns des plus célèbres écrivains américains comme l'auteur majeur de la littérature anglo-saxonne du XXe siècle. Admirable styliste, il n'a pourtant pas le profil type du romancier "made in USA". Avec lui, pas de succession de petits métiers dans sa jeunesse, mais un engagement comme pilote de chasse dans l'armée de l'air, où il servira douze ans et participera à la guerre de Corée. Rencontre avec un écrivain culte de 89 ans qui sut s'imposer en six romans.
>>> Article paru dans Marianne daté du 29 août

Marianne : Vous n'aviez pas publié de roman depuis trente ans. Pourquoi l'écriture de celui-ci vous a-t-elle pris si longtemps ?

James Salter : Pendant ces années, j'ai écrit beaucoup d'autres choses, un recueil de nouvelles, des sortes de mémoires, intitulées  , mais je ne ressentais pas le besoin d'écrire un nouveau roman. Et puis j'ai eu envie d'écrire l'histoire d'un homme qui a passé comme moi son existence au milieu des livres. Cela faisait si longtemps que je vivais dans cet univers, au milieu de ces gens du monde littéraire, que j'avais envie de raconter cela. A l'origine, je voulais l'appeler « Todo », ce qui veut dire «tout» en espagnol ; je voulais raconter la vie d'un homme qui avait tout connu, la guerre, l'amour, la trahison, mais on m'a expliqué que personne ne comprendrait ce titre. J'ai donc changé le titre, mais le livre est le même. Et puis je voulais écrire un roman à propos de certaines personnes et elles commençaient à disparaître. Alors il était temps de s'y mettre.

Pouvez-vous expliquer la signification de l'incipit de votre roman ?

J.S. : Si je vous l'expliquais, il disparaîtrait, il disparaîtrait... Vous voyez ce que je veux dire ?

Pas vraiment...

J.S. : Il s'agit d'un poème. Si vous expliquez un poème, il n'y a plus de poème, il y a une interprétation du poème, je ne peux donc pas vous l'expliquer. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'arrivé à un certain point les choses commencent à s'évaporer comme de la fumée, votre mémoire, vos amis, même votre vie actuelle, et les seules choses qui ont une chance de rester sont celles qui sont écrites.

Parce que les choses écrites durent éternellement ?

J.S. : Je ne dirais pas ça. (Rire.) Cela n'a rien à voir avec la permanence ou l'éternité, cela a juste à voir avec la réalité. Ce qui est écrit est là.

Diriez-vous de votre roman qu'il est un livre nostalgique ?

J.S. : Pas particulièrement, il y a de la nostalgie dedans, mais ce n'est pas un livre nostalgique, c'est un livre sur la vie, sur ce que je sais du monde.

Votre éditeur le présente comme « le testament d'une génération ». Etes-vous d'accord avec cette lecture ?

J.S. : Qui suis-je pour contredire mon éditeur ? Disons que c'est une déclaration un peu « grandiose » [en français], mais je ne suis pas en désaccord avec elle.

Mais alors est-ce votre testament, votre testament littéraire ?

J.S. : Non, ce n'est pas mon testament, pas même mon témoignage littéraire. C'est juste une description du monde tel que je l'ai connu, mais bien entendu quand je dis « je », tout cela passe à travers le regard d'un personnage qui n'est pas moi, alors ce n'est pas exactement ce que je pense.

Pourtant il y a beaucoup de vous dans votre personnage...

J.S. : Il se trouve qu'il est né la même année que moi et vit dans certains endroits où je vis ; il a aussi fait la guerre, mais ce n'est pas moi, sa vie n'est pas la mienne. Nous appartenons tous les deux à l'univers de l'édition, donc il y a forcément des ressemblances, mais je l'ai créé à partir de deux personnes que je connais. La plupart des bons personnages de romans sont d'ailleurs inspirés de gens existants. Dieu crée les hommes à partir de rien, l'écrivain, lui, a plus de mal.

Vous refusez d'employer le mot «fiction» à propos de vos œuvres, pourquoi ?

J.S. : Le mot m'a toujours semblé trop technique et la distinction entre non-fiction et fiction, artificielle. L'une est supposée être vraie, et l'autre non, en tout cas pas de la même manière. C'est trop simple. On sait tous que nombre de grands romans ne sortent pas tout armés de l'esprit de leur auteur, mais qu'ils sont le fruit de longues observations du monde qui l'entoure, d'une parfaite connaissance du milieu décrit. Alors, où se situe la frontière entre fiction et non-fiction ?

Le héros de votre roman reste toute sa vie marqué par son expérience de la guerre. Pensez-vous qu'un homme ressort forcément différent d'une telle expérience ?

J.S. : Non, pas forcément. Cela dépend de ce qu'il a vécu, certains en sortent différents physiquement et mentalement, mais je ne pense pas que la guerre change votre nature profonde.

Vous êtes entré très jeune à West Point, le Saint-Cyr américain. Pourquoi avoir choisi cette voie ?

J.S. : Je n'ai rien choisi du tout. Mon père avait été à West Point et puis je n'avais pas d'autre talent, pas d'autre vocation particulière, comme médecin ou avocat. Et j'ai aimé appartenir à l'armée de l'air, voler est un plaisir merveilleux et c'était comme... comme une famille.

Repensez-vous parfois à la centaine de missions de combat que vous avez effectuées lors de la guerre de Corée ?

J.S. : Aujourd'hui, je lis les témoignages des pilotes russes que nous affrontions alors. Cela m'intéresse beaucoup de voir ce qu'ils pensaient de nous.

Et vous, allez-vous raconter ces combats ?

J.S. : Non, je n'ai pas tenu un vrai journal, j'ai juste pris des notes au jour le jour, pas seulement des faits, des sortes de petits sketchs pour me souvenir de toutes les missions et des gens avec qui je les avais effectuées.

Comment passe-t-on de pilote de chasse à écrivain ?

J.S. : J'ai toujours aimé lire, les mots, le langage, j'aime écrire ; j'étais fasciné par la poésie. J'avais écrit un roman pour lequel je n'avais pas trouvé d'éditeur et je venais d'en écrire un autre qui avait été publié. Depuis mon expérience de la guerre, je voulais écrire un livre sur ce que j'avais vu. Pas du journalisme, un roman, et deux ans après mon retour de Corée le livre m'est apparu soudain, avec son intrigue complète. Je me suis assis et j'ai commencé à écrire sur une carte d'aviation car je n'avais pas d'autre papier sous la main. J'ai écrit la longueur d'une page et demie où je décortiquais le livre chapitre par chapitre avec une ligne ou deux de résumé pour chaque. C'était le livre, ne restait plus qu'à l'écrire.

Vous avez déclaré à plusieurs reprises regretter d'avoir quitté l'armée...

J.S. : Oui. C'était difficile. J'y avais passé douze ans, c'est une longue période, ça devient votre vie, votre famille, vos amis, et soudain vous annoncez : « Je m'en vais. » Je l'ai fait, pour devenir écrivain.

Quel genre d'écrivain êtes-vous ? Du genre à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier ?

J.S. : Tous les écrivains remettent sans cesse l'ouvrage sur le métier, je ne connais aucun écrivain américain qui ne fasse pas cela, des écrivains anglais, peut-être... La plupart du temps, vous n'arrivez pas à écrire ce que vous voulez, ou bien vous y arrivez et c'est mal écrit, alors il faut recommencer, réessayer jusqu'à ce que vous arriviez à quelque chose qui vous satisfasse. L'écriture est un immense plaisir mais un tourment quotidien. Le meilleur endroit pour écrire, pour moi en tout cas, ce sont les chambres des hôtels français, mais je ne saurais pas vous dire pourquoi. Elles ont sur moi un effet littérairement aphrodisiaque. Sinon, j'ai besoin d'être seul, au calme.

Certains critiques affirment que vos livres sont empreints d'une « sensibilité française », qu'en dites-vous ?

J.S. : Quand des critiques français disent cela, je le prends comme un compliment, même si je dois avouer que je ne comprends pas à quoi ils font allusion. Et d'ailleurs dites-moi comment vous définissez « une sensibilité française » par opposition a une sensibilité américaine. Non, je suis un écrivain américain. En fait, je crois que ces critiques pensent sans doute à l'affection que je porte à la France.

Au-delà de votre affection pour la France, avez-vous été influencé par certains écrivains français ?

J.S. : Par plusieurs. Je ne me rappelle plus quand et où cela m'est arrivé, mais je lisais André Gide, son journal, la Porte étroite, et j'étais fasciné par ma lecture, je ne sais pas pourquoi car il n'y avait rien à en tirer pour moi, si ce n'est une certaine sévérité. J'ai aussi été très frappé par l'écriture de Céline et, comme tout le monde, j'ai lu Camus quand l'Etranger est sorti. J'ai aussi été marqué par Saint-Exupéry. Pas très surprenant. Quand j'étais gosse, nous lisions tous les romans à deux sous sur les as de l'aviation de la Première Guerre mondiale, comme Guynemer.

Y a-t-il un écrivain contemporain que vous admiriez plus que les autres ?

J.S. : Quand Marquez est mort, je me suis dit : « Voilà l'écrivain que tu aurais dû essayer d'être », et je me suis rendu compte qu'en fait c'est aussi vrai de pas mal d'autres écrivains que j'admire et que, d'une certaine manière, j'envie sans pour autant en être jaloux.

Plusieurs grands écrivains des Etats-Unis, comme John Irving, considèrent que vous êtes l'un des plus importants auteurs américains vivants, et en même temps vos ventes sont loin de faire de vous un best-seller : vous en ressentez de l'amertume ?

J.S. : Pour être honnête, je me demande si l'on peut vraiment être un grand écrivain et vendre peu de livres. Je ne sais plus qui a dit un jour « la popularité est un accident », moi je ne crois pas du tout que cela soit vrai, même si c'est une idée charmante. Je pense vraiment que vous ne pouvez pas prétendre être un grand écrivain si vous n'avez pas beaucoup de lecteurs. Quand vous parlez d'un grand écrivain qui n'est pas lu, il y a une contradiction dans les termes. Cela dit, vous pouvez aussi vendre des millions de livres sans même essayer de faire autre chose que de raconter une histoire. Mais là, on n'est plus dans la littérature, on est dans le divertissement, c'est différent.

Si l'on devait retenir un livre parmi ceux que vous avez écrits, lequel choisiriez-vous ?

J.S : Vous avez le choix entre quatre livres égaux en termes de qualité et d'intérêt. Je n'en préfère aucun, non, vraiment.

Vous comptez votre premier livre pas encore traduit en français dans les quatre ?

J.S. : Mon Dieu, je ne l'avais même pas mis dans la liste, cela fait cinq.

En lisant vos livres, j'ai eu l'impression que vous ne croyez pas en l'amour qui dure...

J.S. : Je crois que vous avez tort. Non, en fait, au contraire, j'en ai une vision très sentimentale : je crois que le véritable amour ne meurt jamais. Bien sûr l'amour n'est jamais égal entre deux personnes, cela n'empêche pas sa durée. La preuve, je suis marié depuis quarante ans et je l'avais été auparavant pendant vingt-cinq. Alors je dois bien croire en quelque chose comme l'amour qui dure.


Et rien d'autre, de James Salter, traduit par Marc Amfreville, 368 p., 22 €.
James Salter
 Repères
1925 : Naissance de James A. Horowitz, qui prendra le nom de plume de James Salter.
1942 : Entrée à West Point, le Saint-Cyr américain.
1945 : Pilote de chasse à court de carburant, il pose son avion en catastrophe et s'écrase sur une maison.
1950 : Affecté au Tactical Air Command de Langley (Virginie).
1952 : Volontaire pour la guerre de Corée, où il participe à plus de 100 missions de combat.
1956 : Publie son premier roman (non traduit en français), The Hunter, dont sera tiré un film avec Robert Mitchum.
1957 : Démissionne de l'armée pour se consacrer à l'écriture.
1961 : Publie The Arm Of Flesh rebaptisé en 2000 Cassada.
1967 : A Sport And A Pastime, en français Un sport et un passe-temps.
1975 : Light Years, en français Un bonheur parfait.
1979 : Solo Faces, en français l'Homme des hautes solitudes.
1997 : Burning The Days, en français Une vie à brûler. Mémoires.
2005 : Last Night, en français Bangkok, des nouvelles.
2013 : All That Is, en français Et rien d'autre.
James Salter
L'adieu aux armes ?
Il est d'usage lorsque l'on évoque le dernier roman d'un écrivain qui n'est plus un jeune homme de parler de « livre de la maturité ». On serait tenté, à propos de Et rien d'autre de James Salter de recourir à l'« adieu aux armes ». Non que l'homme ait perdu à 89 ans de son talent et de sa capacité à enchanter le lecteur. Pas plus ne s'agirait-il d'une allusion à son passé de pilote de chasse ayant effectué plus de 100 missions de combat pendant la guerre de Corée. Adieu, donc, parce qu'il y a dans ce livre un tel parfum de nostalgie désenchantée, et surtout un tel concentré d'humanité qu'il sonne à la manière d'un dernier salut à une époque et à un monde. Cet univers, c'est celui de l'édition américaine que l'auteur fréquenta pendant la plus grande partie de sa vie. On y croisera (sous d'autres noms) la plupart des célébrités du monde des lettres du XXe siècle. Mais, et c'est le plus important, on y partagera les joies et les peines d'un individu presque comme un autre. Presque, parce que, avant de devenir un éditeur respecté, Philip Bowman, personnage dans lequel Salter refuse de voir un double, a lui aussi connu les violences de la guerre et en est à jamais resté marqué. Alors d'amours heureuses en amours malheureuses, de succès professionnels en échecs, on s'attachera à cet homme, à ses forces comme à ses faiblesses. La magie d'un style.



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