mardi 30 novembre 2021

Le Palais de la Porte Dorée après 1931

 


Le Palais de la Porte Dorée après 1931

De 1931 à 1960, le palais change plusieurs fois de noms, mais garde pour fonction de promouvoir la “France d'Outre-mer” ainsi que le rôle de la métropole outre-mer : Musée des colonies et de la France extérieure en 1932 puis Musée de la France d’Outre-mer en 1935. En 1960, il devient le Musée des Arts africains et océaniens (Maao) et enfin le Musée national des Arts d'Afrique et d'Océanie en 1990.

Le 15 novembre 1931, l’Exposition coloniale ferme ses portes et le Palais devient musée des colonies avec une fonction de prestige et de commémoration.
Musée de la France d'Outre mer

Salle d'exposition du musée dans les années 30 © Albert Harlingue / Roger-Viollet

À partir de 1935, le Palais est rebaptisé le Musée de la France d'Outre-mer. Fidèle à ses prérogatives de départ, l’institution perpétue l’esprit de l’Exposition coloniale en alliant expositions esthétiques, pédagogiques et propagandiste vouées à séduire le visiteur et l’inciter à investir dans les produits de l’Empire. Dans la section historique, par exemple, l’histoire coloniale est présentée comme commençant aux Croisades, les étapes de l'expansion française outre-mer semblent se dérouler sans heurts depuis les Croisades jusqu’à la "pacification" du Maroc. Les premières fissures de l'empire colonial ne sont perceptibles à aucun moment.

La partie économique et scientifique présente une somme des résultats de l'agriculture, de l'industrie, de la médecine et de l'enseignement aux colonies, tout en laissant une place aux sciences naturelles, dont l'aquarium reste, avec son succès populaire, l’élément principal. À partir de 1960, et avec les indépendances des colonies françaises, le musée se doit de changer d’orientations. André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, décide d'en faire un musée chargé de promouvoir les arts et les cultures africaines et océaniennes. Il devient ainsi le Musée des arts africains et océaniens. Il révèle au grand public les créations de peuples longtemps présumés sans art. Mais, dès sa restructuration, le musée souffre d'une relative pauvreté de moyens qui restreint ses collections à l'Afrique et à l'Océanie, en délaissant les arts amérindiens et malgaches.

Le Hall d’honneur du Palais en 1935 © Albert Harlingue / Roger-Viollet

Le Hall d’honneur du Palais en 1935 © Albert Harlingue / Roger-Viollet

En 1990, il devient le douzième département des musées de France comme Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Sa mission est alors la conservation des témoignages de l’histoire coloniale et la diffusion des arts non occidentaux. L’aquarium est toujours présent.

En 2003, le musée ferme ses portes et ses collections quittent les lieux pour rejoindre celles du musée du quai Branly, inauguré en juin 2006 par Jacques Chirac. Seul l’aquarium reste alors ouvert au public.

En juillet 2004, le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin décide d'installer au Palais de la Porte Dorée une "Cité nationale de l’histoire de l’immigration". Une nouvelle campagne de travaux est lancée en 2005 et aboutira à l’ouverture de la nouvelle Cité à partir de 2007.

PALAIS DE LA PORTE DORÉE




lundi 29 novembre 2021

Le Palais de la Porte Dorée / L’Exposition coloniale de 1931



L’Exposition coloniale de 1931

Le Palais de la Porte Dorée a été construit à l'occasion de l’Exposition internationale de 1931 : sa vocation première fut d’être un musée des colonies, devant représenter les territoires, l’histoire de la conquête coloniale et l’incidence de celle-ci sur les arts. L’ancienne Salle des fêtes et les salons de réception du Maréchal Lyautey, Commissaire général de l’exposition, et de Paul Reynaud, ministre des Colonies, témoignent encore aujourd’hui de ce passé.
Le Palais change ensuite plusieurs fois d’attribution, tout en maintenant l'Aquarium tropical présent depuis 1931, pour finalement abriter en 2007 le Musée de l'histoire de l'immigration.

Vue aérienne de l’Exposition coloniale de 1931

Vue aérienne de l’Exposition coloniale de 1931 avec, au centre, le Palais des Colonies © Roger Viollet

Inaugurée le 6 mai 1931, l'Exposition coloniale tente de promouvoir une image de la France impériale à l’apogée de sa puissance. Prenant la forme d’un immense spectacle populaire, véritable ville dans la ville, l’exposition s’étend sur plus de 1200 mètres de long et est sillonnée de plus de 10 kilomètres de chemins balisés.
Elle s’inscrit dans la tradition des Expositions universelles du XIXè siècle vouées à promouvoir la puissance des nations européennes. Consacrée exclusivement aux colonies, elle fut présentée du mois de mai au mois de novembre 1931, elle accueillit près de 8 millions de visiteurs pour 33 millions de billets vendus.

“Le tour du monde en un jour”

L’exposition s’étendait depuis la station de métro Porte Dorée (anciennement Picpus) sur tout le bois de Vincennes. Le palais des Colonies, seul bâtiment construit pour survivre à l’événement, constituait le lieu de synthèse de l’exposition, présentant l’histoire de l’empire français, ses territoires, les apports des colonies à la France, ainsi que ceux de la France aux colonies.

G. Goor, plan de l’Exposition coloniale de 1931

G. Goor, détail du plan de l’Exposition coloniale exposé dans la Cité des informations, 1931. Le tableau est actuellement exposé au Palais de la Porte Dorée. Photo : Lorenzö

L’exposition souhaitait donner aux Français la sensation de se promener à l’intérieur d’une France qui ne se limiterait pas aux frontières de la métropole. Invité à faire “le tour du monde en un jour”, le visiteur pouvait découvrir chacune des possessions françaises au travers de pavillons s’inspirant d’architectures indigènes. L’Indochine était, par exemple, représentée par un pavillon à l’image et aux dimensions spectaculaires du temple cambodgien d’Angkor Vat. Le pavillon de l’Afrique occidentale française s’inspirait de l’architecture de la mosquée de Djenné au Mali.

Affiche de l’Exposition coloniale, Victor Jean Desmeures

Affiche de l’Exposition coloniale, Victor Jean Desmeures © Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration

Pour rendre l’événement plus vivant et attractif, des animations étaient proposées aux visiteurs. Les spectacles de danse constituaient l’une des attractions les plus prisées. Dans chaque section, des habitants des colonies donnaient vie aux villages reconstitués. Des artisans travaillaient sous les yeux du public, d'autres tenaient des stands de souvenirs. Bien que le parti pris de l’exposition de 1931 n’était plus de se moquer des coloniaux, comme ce put être le cas lors d’expositions coloniales antérieures, il s’agissait, malgré tout, d’exhiber des hommes et des femmes pour mieux affirmer le pouvoir de la France sur ces derniers.

Exotique, démesurée et fascinante, l’exposition se dématérialisait de nuit sous l’effet des jeux de lumière et des fontaines lumineuses, pour prolonger le rêve de voyage et l’appel d’un ailleurs idéalisé.
Au travers de cette vision idéalisée du monde colonial, transparaît l’idéologie impériale de l’époque promouvant la supériorité de l’Occident. La colonisation était dite pacificatrice, bénéfique aux développements technique, économique, intellectuel et humain des colonies.
Les pans moins glorieux étaient par contre passés sous silence. C’est ce que la contre-exposition intitulée “La vérité sur les colonies”, à laquelle participèrent les surréalistes, un groupe d’artistes et d’intellectuels parmi lesquels on compte Louis Aragon, Paul Eluard ou André Breton, tenta de dénoncer.

Les vestiges de l’exposition coloniale

L’Exposition coloniale a marqué durablement l’urbanisme de l’Est parisien. Les constructions n’étaient pas destinées à durer, il a fallu aménager le quartier de la Porte Dorée pour accueillir le public : l’avenue Daumesnil et le boulevard Carnot ont été élargis, la ligne de métro étendue, les boulevards Soult et Poniatowski transformés en voies de circulation rapide et le bois de Vincennes réaménagé.

L’actuelle ligne 8 de métro a été prolongée jusqu’à l’ancienne porte de Picpus pour accéder à l’exposition coloniale. La nouvelle station s’est appelée “Porte Dorée”, évoquant l’orée du bois de Vincennes.

Statue de Léon Drivier sur les marches du musée permanent des Colonies lors de l’inauguration de l’Exposition coloniale, 1931

Statue de Léon Drivier sur les marches du musée permanent des Colonies lors de l’inauguration de l’Exposition coloniale, 1931. Photographie Henri Manuel / Musée national de l'histoire de l'immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris.

Situé en bordure du lac Daumesnil dans une enceinte de 8000 m², le temple bouddhique du bois de Vincennes se trouve dans l’un des vestiges de l’exposition coloniale : l’ancien pavillon du Togo et l’ancien pavillon du Cameroun qui a été restauré en 1977 et transformé en pagode.La statue d’Athéna, réalisée par Léon Drivier, qui surplombe aujourd’hui la fontaine de la Porte Dorée, était à l’origine présentée sur les marches du Palais. Déesse des arts, de l’industrie et de la guerre, cette statue, haute de cinq mètres, coiffée d’un casque gaulois symbolise la France coloniale et impériale. Elle sera déplacée, après l’exposition coloniale sur la place Edouard Renard dans l’axe de la Porte Dorée.

Inauguré en 1934, le parc zoologique, situé au Nord-Est du lac Daumesnil, fait suite au petit zoo temporaire aménagé lors de l'Exposition coloniale dans lequel les visiteurs pouvaient voir des animaux exotiques.

Enfin, il faut signaler, à l’autre extrémité du bois de Vincennes, les vestiges d’un autre lieu de mémoire, le jardin d’Agronomie tropicale, qui accueillit la première exposition coloniale parisienne en 1907, puis les troupes dites “indigènes” pendant la première guerre mondiale.



dimanche 28 novembre 2021

Picasso l'étranger / "Anarchiste surveillé" dans le labyrinthe parisien

 

Pablo Picasso
Irving Penn


Picasso l'étranger

Du 4 novembre 2021 au 13 février 2022



Picasso est un mythe national en France. Depuis l’ouverture du Musée Picasso au cœur de Paris (1985), son œuvre a été pleinement intégrée à notre patrimoine. Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Peu de gens savent qu’il n’est jamais devenu Français : le 3 avril 1940, il déposa une demande de naturalisation qui lui fut refusée et qu’il ne renouvela jamais.

Dès 1901, par erreur, Picasso avait été fiché par la police comme « anarchiste surveillé ». Pendant quarante ans, il fut considéré avec suspicion comme étranger, homme de gauche, artiste d’avant-garde. Jusqu’en 1949, son œuvre, pourtant célébrée dans le monde occidental, ne comprenait que deux tableaux dans les collections françaises. Mais son sens politique lui permit de naviguer avec aplomb dans un pays aux institutions obsolètes, il s’installa pour toujours dans le Midi, choisissant le Sud contre le Nord, les artisans contre les beaux-arts, la région contre la capitale.

En artiste global et étranger illustre, il devint un puissant vecteur de modernisation du pays. Picasso a donc toute sa place au Musée national de l’histoire de l’immigration. Mais la découverte de sa précarité cachée et des obstacles de son parcours ne nous renvoie-t-elle pas, en miroir, une image dérangeante de notre pays et de nous-mêmes ? Car cette exposition se veut aussi une radioscopie de la France, avec les rêves qu'elle inspire, les revers qu'elle inflige, les démons qui la travaillent.

Commissariat de l'exposition

  • Commissaire générale : Annie Cohen-Solal
    Née à Alger, elle est Docteur ès lettres, professeure des universités et chercheuse associée à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine (PSL-ENS). Elle a occupé le poste de conseiller culturel aux États-Unis et conduit sa carrière d’enseignement de Berlin à Jérusalem en passant par New York et Paris. Ses recherches portent sur l’artiste dans des problématiques d’exil, de déracinement et d’expatriation. Commissaire de l’exposition Picasso l’étranger et directrice du catalogue qui en découle, elle vient de publier Un étranger nommé Picasso (Fayard, 2021).

  • Assistée de Elsa Rigaux


"Anarchiste surveillé" dans le labyrinthe parisien

(1900-1906)

Picasso, jeune peintre espagnol, débarque à Paris pour l’Exposition universelle de 1900, où l’une de ses œuvres est présentée. Comme le révèlent ses vues des villes de Malaga, La Corogne, Madrid et Barcelone où il vécut, il est riche de ses multiples cultures espagnoles : andalouse, galicienne, castillane, catalane. Paris se présente alors à lui comme un labyrinthe opaque dont il ne connaît ni la langue ni les codes.
À force de persévérance, à l’issue de quatre voyages successifs en quatre ans, épaulé par des artistes catalans, il retrouve la métropole qui le fascine. Il y construit peu à peu un réseau d’amis tout aussi marginaux que lui. À cette époque, dans ses œuvres, il représente les bas-fonds de Paris : aveugles désorientés, femmes isolées et abattues, buveuses d’absinthe égarées, prostituées au bonnet avant de s’intéresser au monde du cirque et à une cohorte de gens du voyage tristes, fatigués, mélancoliques ou blêmes.

Pablo Picasso et Carlos Casagemas, Lettres aux Reventos

Pablo Picasso et Carlos Casagemas, Lettres aux Reventos. 25 octobre 1900, Dr Jacint Reventos i Conti Collection / ou Fondacio Picasso- Reventos (Barcelone). En dépôt au Musée Picasso Barcelone © Succession Picasso 2021.

1900 : 1er voyage - L'exposition universelle

Quelques jours avant son dix-neuvième anniversaire, guidé par son ami Carles Casagemas, Picasso rejoint la colonie catalane de Paris. Ses lettres dévoilent un génie en marche, avide de sillonner musées et galeries d’art, fasciné par la métropole ultramoderne avec trottoir roulant, lumières électriques et première ligne de Métropolitain. Mais sur la Butte Montmartre encore éclairée aux becs de gaz, les jeunes artistes sont en contact avec les « Apaches », réfugiés dans les quartiers excentrés. Dans cette ville triomphante, Picasso pénètre par la porte de service, et cette confrontation aura encore pour lui pendant quelques années le goût amer d’un rendez-vous manqué.

1901 : 2ème voyage - L'exposition Galerie Vollard

À l’invitation de Pere Mañach, qui organise pour lui une exposition à la galerie Ambroise Vollard, Picasso revient de Barcelone le 2 mai 1901 et habite chez Mañach 130 ter, boulevard de Clichy. De ses 64 œuvres produites en un temps record, surgissent des personnages chavirés aux couleurs violentes. Le 17 juin, le critique d’art Gustave Coquiot célèbre ce « très jeune peintre espagnol », annonçant que « demain, on fera fête aux œuvres de Pablo Ruiz Picasso ».
Le lendemain, le commissaire Rouquier produit le premier rapport de police sur l’artiste. Tout en citant le texte élogieux de Coquiot, il y intègre les ragots des indicateurs postés à Montmartre, utilise les thèmes de Picasso comme pièces à charge contre lui, en imposant une déduction perverse et fausse. De ce qui précède, il résulte que « Picasso partage les idées de son compatriote qui lui donne asile », écrit-il. « En conséquence, il y a lieu de le considérer comme anarchiste ». Désormais, la communauté catalane qui avait généreusement accueilli Picasso à Paris va, aux yeux de la police, le marquer de manière indélébile pendant 40 ans.

1902-1903 : 3ème voyage - La période galère

Sans conteste, le troisième voyage de Picasso à Paris (octobre 1902 - janvier 1903), en compagnie de ses amis catalans Julio González et Josep Rocarol, est pour lui le plus douloureux et le plus sinistre. Il erre sur la rive gauche, entre chambres d’hôtel (hôtel des Écoles, hôtel du Maroc), incapable de payer son loyer mais propose dessins et tableaux qui rendent compte du monde des bas-fonds, de la misère et de la prostitution. Certains d’entre eux présentés à la galerie Berthe Weill signalent, selon le critique Charles Morice, la « tristesse stérile qui pèse sur l’œuvre de ce jeune homme ». La présence bienfaisante de son premier ami français, le poète Max Jacob, l’aide à se familiariser avec la langue et à supporter ces moments parfaitement glauques.

1904 : 4ème voyage - Le bateau-Lavoir

Picasso prend des distances avec la colonie catalane lors de son quatrième voyage à Paris. Il s’installe 13 rue Ravignan, au « Bateau-Lavoir », symbole de l’habitat bohème de la Butte. C’est une « construction en moellons, bois et plâtras », assemblée à la va-vite avec des planches et des vitres dans le dénivelé d’une colline. Avec un point d’eau pour une trentaine d’ateliers, brûlant l’été, glacial l’hiver, ce lieu respire l’indigence. Picasso y vit et travaille d’avril 1904 à septembre 1909. En 1905, la rencontre avec le poète et critique Guillaume Apollinaire qui célèbre son talent, réconforte Picasso, l’aiguillonne, l’enhardit.

1906 : Le séjour à Gosol

Durant l’été 1906, Picasso passe soixante jours à Gosol, un village des Pyrénées catalanes, uniquement accessible après un voyage de 18 km à dos de mulet. Là, logé chez Pep Fontdevila, aubergiste et contrebandier nonagénaire, dans un territoire où la police n’est jamais entrée, il trouve un nouvel essor et travaille d’arrachepied. Progressivement, non loin de la Vierge romane du XIIe siècle de l’Eglise locale, son travail se transforme : grâce à la « solution du masque », il s’éloigne de la « représentation » laissant la place à l’archétype, à l’icône. Le séjour à Gósol est incontestablement le déclencheur des années héroïques de la période cubiste (1907-1914).

À la tête de l'avant garde !

(1906-1914)

Picasso, Un Homme à la mandoline. Automne 1911

Pablo Picasso, Un Homme à la mandoline. Automne 1911. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean. © Succession Picasso 2021.

Picasso continue de construire son réseau : il se rapproche de cercles d’expatriés, notamment de Leo et Gertrude Stein, puis de Wilhelm Uhde et Daniel-Henry Kahnweiler dès 1907. Dans sa petite galerie de la rue Vignon, Kahnweiler développe une méthode très élaborée : il trouve un public pour le cubisme dans les monarchies de l’Est européen ainsi qu’aux États-Unis. Artistes, critiques et collectionneurs (en majorité étrangers) s’y pressent, tout comme ils affluent dans l’atelier de Picasso pour tenter de comprendre cette nouvelle esthétique qui remet en question la figuration traditionnelle.

En décembre 1912, à l’Assemblée nationale, certains députés attaquent les « ordures » cubistes. Le critique Louis Vauxcelles déplore, quant à lui, qu’« il y ait un peu trop d’Allemands et d’Espagnols dans l’affaire fauve et cubiste [...] et que le marchand Kahnweiler ne soit pas précisément un compatriote du père Tanguy ».

La famille Stein et les autres collectionneurs

Leo Stein, collectionneur américain érudit, s’installe à Paris où il est rejoint par sa sœur Gertrude, son frère Michael et sa belle-sœur Sarah. « Toutes nos récentes acquisitions proviennent malheureusement de gens [inconnus] » écrit-il dès octobre 1905, « mais il y a deux œuvres d’un jeune Espagnol nommé Picasso que je considère comme un génie d’une valeur inestimable et comme l’un des meilleurs dessinateurs d’aujourd’hui ».
Jusqu’en 1910, entre Picasso et Leo Stein (son premier collectionneur et son généreux protecteur des années noires) c’est une série de transactions financières, d’échanges de services et de suggestions mutuelles, dans le partage du même culte pour Cézanne, Gauguin, El Greco ou Renoir.

Daniel-Henry Kahnweiler découvreur et promoteur du cubisme

Le 27 février 1907, Daniel-Henry Kahnweiler, s’installe dans une minuscule galerie rue Vignon, près de l’église de La Madeleine. Celui que sa famille (juive allemande) destinait à une carrière de banquier, se lance à vingt-trois ans dans une aventure inédite : il veut servir les jeunes peintres « qui créent l’univers visuel de l’humanité ». Il est parmi les rares observateurs qui adhèrent immédiatement à l’esthétique cubiste.
Dès lors, il organise les archives des œuvres, édite des ouvrages, trouve des galeries partenaires, des critiques et des collectionneurs dans tout l’espace austro-hongrois, en Suisse alémanique, dans les empires russe et allemand, développant pour « ses » artistes une constellation d’excellence, rare dans l’histoire de l’art.

Première Guerre mondiale : séquestration et dispersion

« Braque et Derain sont partis à la guerre », écrit Picasso le 8 août 1914. Bien que citoyen d’un pays neutre, il subit les conséquences de la germanophobie qui se développe alors en France contre les ennemis, les « boches ». En décembre 1914, le stock de Kahnweiler (sujet allemand) est séquestré par l’État français : 700 œuvres de Picasso disparaissent pendant dix ans – une situation que l’artiste ressent comme une véritable « amputation ». Les galeristes français sont déboussolés et certains d’entre eux s’attachent à démolir la figure de Kahnweiler, profondément jalousé dans le milieu des marchands d’art. Ses biens seront finalement dispersés à bas prix au cours de quatre ventes aux enchères (entre juin 1921 et mai 1923), dans une atmosphère de pugilat.

Un artiste dans tous ses états

(1917-1939)

Comment comprendre l’évolution esthétique de Picasso pendant l’entre-deux guerres ? Pluriel, insaisissable, multiple, contradictoire, il déconcerte plus d’un critique. Son œuvre apparaît successivement comme néo-cubiste, classique, surréaliste, ou bien figurative et politique.

Sa précarité d’étranger, dans une période marquée par des vagues xénophobes, le contraint à trouver d’autres cercles de relations, après avoir perdu amis, marchands et collectionneurs dans les désastres de la Première Guerre mondiale. Auprès des Ballets russes, de l’aristocratie française, de la nouvelle génération surréaliste, de l’Espagne républicaine, il opère certains décentrements stratégiques et se rapproche des nouveaux pôles qui le célèbrent, comme le MoMA de New-York, dirigé par Alfred H. Barr, Jr. Autant de territoires, autant d’alliances qui sous-tendent alors le foisonnement de l’œuvre picassienne.

Tapisserie d’après le dessin de Pablo Picasso, Le minotaure

Tapisserie d’après le dessin de Pablo Picasso, Le minotaure, 1935, musée Picasso d’Antibes © Succession Picasso 2021.

Entre ballets russes et bals de l'aristocratie française

De 1917 à 1924, Picasso devient décorateur pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev puis pour le mécène Etienne de Beaumont. On a longtemps considéré que l’artiste trahissait ainsi ses quêtes esthétiques ou ses amitiés antérieures. De fait, échaudé par le séquestre de ses œuvres qui se trouvaient dans le stock de la galerie Kahnweiler, Picasso se hâte de travailler dans des cercles excentrés. Le groupe d’Etienne de Beaumont témoigne du retour sur la scène publique d’une aristocratie-mécène, remédiant aux carences d’un ministère des beaux-arts beaucoup trop frileux face à l’avant-garde. Avec des poètes et des compositeurs comme Cocteau, Satie, Stravinsky, Picasso s’engage alors dans des équipes composites et stimulantes, participant à la réalisation des ballets Parade, Pulcinella, Mercure, entre autres.

Dans l'orbite de l'internationale surréaliste

Dès le début des années 1920, les jeunes poètes surréalistes comme André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, profondément écœurés par le carnage de la Première Guerre mondiale, manifestent leur admiration sans bornes pour leur aîné Picasso, « le seul génie authentique de notre époque » selon Breton, « et un artiste comme il n’en a jamais existé, sinon peut être dans l’Antiquité ». Pendant toute une décennie, le peintre devient tour à tour inspirateur et héros, figure tutélaire malgré lui. Il peint une succession de « tableaux magiques » aux personnages extravagants et disproportionnés où semble « résonner la loi polyphonique des contraires », tout en évoquant également ses « démons intérieurs ». Peu à peu, Dalí, Miró, Giacometti viennent joindre leur voix à cette célébration de la passion Picasso.

Pablo Picasso, Chat saisissant un oiseau, 22 avril 1939

Pablo Picasso, Chat saisissant un oiseau, 22 avril 1939. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris)/Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2021.

Service des étrangers de la préfecture de Police Paris

Anonyme. Service des étrangers de la préfecture de Police Paris. Années 1930 © Archives de la Préfecture de Police de Paris © Succession Picasso 2021.

Autour de Boisgeloup

En juin 1930, grâce à l’accroissement de ses revenus, Picasso acquiert une gentilhommière du XVIIIe siècle à Boisgeloup, en Normandie. Ce nouveau lieu lui permet de déployer l’éventail de ses créations en y ajoutant la sculpture grand format, la gravure, le travail du fer. Cette « solution géographique » lui permet aussi de s’éloigner de Paris, durant une période de poussée xénophobe, comme lors des émeutes du 4 avril 1934. Au sein de la Préfecture de Police, l’impressionnante salle 205, au deuxième étage de l’escalier F, dans le Service des étrangers fait alors l’admiration de toutes les polices du monde : ses deux millions et demi de fiches, soigneusement classées, composent l’ensemble des dossiers des étrangers de la capitale, dont celui de Picasso.

Aux côtés des Républicains espagnols un peintre engagé

En 1936, Picasso est nommé directeur honoraire du Prado par les Républicains espagnols. En janvier 1937, il reçoit commande d’une œuvre monumentale pour le pavillon d’Espagne à l’Exposition internationale de Paris. Un épisode extrême dans l’escalade de l’horreur enflamme son imagination. Dans la ville basque de Gernika, en moins de 4 heures, quarante-quatre bombardiers nazis de la légion Condor, assistés de treize appareils de la légion italienne, anéantissent la population civile réunie dans les rues en ce jour de marché. Picasso travaille très vite et, en 35 jours, dans l’espace de son atelier, convoquant toutes les références de son érudition littéraire, picturale, religieuse, assisté de Dora Maar, il s’attelle à la réalisation d’une fresque tragique, Guernica, qui deviendra l’étendard de la résistance à tous les fascismes.

"La France aux Français !"

(1939-1945)

Pendant la drôle de guerre, du 2 septembre 1939 au 24 août 1940, accompagné de Sabartés, Picasso se replie à Royan. « Monsieur, je vous serais obligé de bien vouloir passer à mon cabinet dès que possible », lui enjoint le commissaire de police local par une lettre du 7 septembre 1939. Ce coup de semonce qui lui est adressé, comme à tous les étrangers, annonce le danger imminent : il est étroitement surveillé et ne peut se déplacer sans un sauf-conduit pour chacun de ses voyages. Car, désormais, Guernica, devenu l’étendard de la résistance à tous les fascismes, qui circule dans les musées des États-Unis et d’Europe depuis 1937, va le mettre en danger.

Entre Royan et Paris, il tente de travailler, malgré la gravité des menaces qui s’accumulent sur sa personne comme républicain espagnol, comme artiste dégénéré selon les termes de l’exposition de Munich en 1937, comme étranger dans un pays en passe d’être occupé par les nazis. C’est dans ce climat de tensions que Picasso dépose, le 3 avril 1940, une demande de naturalisation française.

 

Récépissé de demande de carte d’identité de Pablo Picasso

Récépissé de demande de carte d’identité datant de 1935 © Archives de la Préfecture de Police de Paris © Succession Picasso 2021.

demande de naturalisation de Pablo Picasso

Lettre envoyée au Garde des sceaux pour une demande de naturalisation, comprenant la signature de 1940. © Archives de la Préfecture de Police de Paris. © Succession Picasso 2021. Anonyme. Service des étrangers de la préfecture de Police Paris. Années 1930 © Archives de la Préfecture de Police de Paris  © Succession Picasso 2021.
















Une demande de naturalisation refusée

La lettre de naturalisation adressée par Picasso au Garde des sceaux est succincte. Elle se termine par une impressionnante signature : l’artiste, optimiste, ne semble pas douter un instant de l’issue favorable qui sera donnée à son dossier. Fortement appuyée par les interventions du sénateur Paul Cuttoli et du haut fonctionnaire Henri Laugier, soutenue par l’avis favorable du commissaire de police, cette demande « particulièrement signalée par le Cabinet » est instruite en un temps éclair.

Pourtant, le 25 mai 1940, un fonctionnaire des Renseignements Généraux rédige un rapport venimeux de quatre pages contre l’artiste et enterre son dossier. Il reprend en partie les allégations du premier rapport de police contre Picasso (18 juin 1901), affirmant que « cet étranger n’a aucun titre pour obtenir la naturalisation » et qu’il doit « être considéré comme très suspect au point de vue national ». Que se passe-t-il donc entre l’avis du commissaire de la Madeleine qui lui est favorable (26 avril) et le rapport haineux des Renseignements généraux (25 mai) ?

 

Dans le dénuement de l'atelier des Grands Augustins

Sans réponse à sa demande de naturalisation, et fragilisé par le risque de devenir victime expiatoire comme l’a été Federico Garcia Lorca qui a été exécuté par les milices franquistes, Picasso passe quatre années difficiles et travaille intensément dans son atelier. Dans la confusion et le désarroi qui règnent alors, il continue de produire, puisant dans des genres ou des thèmes déjà expérimentés, en les magnifiant, les poussant à l’extrême.

Avec leurs titres sinistres et la précision maniaque des dates ou des lieux de production, ces œuvres semblent participer d’une véritable obsession du quotidien. Le Désir attrapé par la queue, la première œuvre dramaturgique de Picasso, est alors représentée le 19 mars 1944 dans l’appartement de Michel et Louise Leiris.


Sur la vague des Trente Glorieuses

(1944-1973)

Pablo Picasso, Coq tricolore à la croix de Lorraine, 1945

Pablo Picasso, Coq tricolore à la croix de Lorraine, 1945. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso- Paris)/image RMN-GP © Succession Picasso 2021.

Au sortir de la guerre, Picasso construit son mythe. En 1948, à la suite de son généreux don de dix tableaux aux collections publiques françaises, il reçoit une lettre du préfet de police de Paris lui accordant le statut de « résident privilégié », renouvelable tous les 10 ans. Un à un, les musées français commencent à le célébrer : musée des Beaux-Arts de Lyon (1954), musée des Arts Décoratifs de Paris (1955), Grand Palais, Petit Palais et Bibliothèque nationale de France, qui organisent conjointement un somptueux Hommage à Picasso (1966).

En 1955, Picasso s’installe pour toujours dans le Midi. Successivement à Antibes, Golfe-Juan, Cannes, Vauvenargues, Mougins, dans un pays alors excessivement centralisé, Picasso décide une fois de plus d’aller à contre-courant, choisissant le Sud contre le Nord, la région contre la capitale, les artisans contre l’Académie des beaux-arts.

 

Le PCF comme une patrie

En octobre 1944, L’Humanité annonce l’adhésion de Picasso au parti communiste français qui, au sortir de l’Occupation, se présente comme « le parti des fusillés » (avec plus de 800 000 adhérents). « J’avais tellement hâte de retrouver une patrie ! », déclare l’artiste au quotidien du parti (29-30 octobre 1944). « J’ai toujours été un exilé. Je ne le suis plus. En attendant que l’Espagne puisse enfin m’accueillir, le parti m’a ouvert les bras […] et je suis de nouveau parmi mes frères ». Si Picasso se rallie officiellement à la cause communiste, c’est qu’il pressent très vite que cette adhésion remplira pour lui en France une triple fonction de passeport, de tremplin, de bouclier. Il va intégrer le camp des héros, avec éclat et générosité, tout en conservant sa totale liberté d’expression.

 

Pablo Picasso, L’Homme au mouton (don à la ville de Vallauris), 1943

Pablo Picasso, L’Homme au mouton (don à la ville de Vallauris), 1943. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso- Paris)/Adrien Didierjean. © Succession Picasso 2021.

Le choix du Sud pour un résident privilégié

Pendant l’été 1946, le conservateur du Château Grimaldi à Antibes offre à Picasso une grande salle au 2e étage pour en faire son atelier. A la même époque, l’artiste découvre la ville de Vallauris, où il sera initié aux onze manières traditionnelles pour cuire et émailler la terre. Devenu résident de ce bourg de potiers, Picasso s’impose très vite comme maître céramiste. L’apprenti devient leader et même « acteur-organique » de Vallauris, à laquelle il offre sa statue L’Homme au mouton en 1949. L’artiste en gloire septuagénaire puis octogénaire s’engage dans des expérimentations vertigineuses et exaltantes avec de très jeunes artistes ou artisans locaux, parmi lesquels le linograveur Hidalgo Arnéra, le spécialiste de découpage de feuilles d’acier Lionel Prejber ou le réalisateur Henri-Georges Clouzot.

 

Artiste en gloire, chef de tribu méditerranéenne

À partir de 1955, Picasso acquiert trois résidences dans le Midi : la Villa La Californie à Cannes, le Château de Vauvenargues en Provence, le mas Notre Dame de Vie à Mougins. Il occupe ces demeures parfois simultanément, parfois successivement, mais les utilise surtout pour stocker documents, collections, souvenirs et œuvres accumulés au cours de sa très longue et très productive existence. Il continue de dialoguer avec les maîtres, tout en offrant généreusement ses œuvres aux musées du territoire français qui s’adressent à lui et en construisant son image d’artiste global dans le monde occidental. Avec la loi sur les dations votée en 1968 à l’initiative d’André Malraux, qui énonce que « tout héritier [...] peut acquitter les droits de succession par la remise d’œuvres d’art [...] de haute valeur artistique », l’Etat français intégrera, in extremis et avec éclat, l’œuvre de Picasso à sa propre histoire.


MUSSÉE NATIONAL DE L'HISTOIREDE L'A IMMIGRATION


vendredi 26 novembre 2021

Annie Ernaux / Á la recherche du réel



Annie Ernaux

Annie Ernaux : à la recherche du réel

Née en 1940 en Normandie dans un milieu ouvrier et catholique, Annie Ernaux est l’un des auteurs français les plus appréciés aux Etats-Unis, où ses livres sont traduits depuis 2003. D’abord destinée à devenir institutrice, elle fait une carrière de professeure de lettres avant de se consacrer entièrement à l’écriture, la retraite venue. Mémorialiste subtile, elle explore le réel dans des livres autobiographiques, romans puis récits, comme Les années, finaliste du prestigieux International Booker Prize. Mémoire de fille, qui revient sur un secret enfoui depuis cinquante ans, a récemment été traduit en anglais et remarqué par la presse américaine.


Pour rencontrer Annie Ernaux, il faut prendre le RER A et s’arrêter à la gare de Cergy, la ville nouvelle de la région pari-sienne où elle s’est installée au milieu des années 1970. C’est là, dans une maison calme et lumineuse entourée d’un jardin, qu’elle a écrit la plupart de ses livres, des récits autobiographiques qui sculptent, au plus près du réel, la matière de sa vie, de sa mémoire et l’épaisseur des mots. A la croisée de l’intime et du collectif, Les années (2008), son chef-d’œuvre, retrace, décennie après décennie, la vie d’une femme française en s’appuyant sur des photos, des événements historiques et des objets de consommation pour bâtir ce qu’elle nomme une « autobiographie impersonnelle ».

Les années, écrit Edmund White dans le New York Times, « est un livre sincère, courageux, une Recherche du temps perdu de notre époque contemporaine dominée par les médias et le consumérisme, pour notre époque de fétichisme absolu envers les produits de confort ». A l’origine de Mémoire de fille, paru en France en 2016 et aux Etats-Unis en avril dernier, se cache un secret, mis au jour par l’écriture : la perte violente de sa virginité. « C’est un secret fondamental, que j’ai tu depuis que les faits ont eu lieu, à l’été 1958 », confiait-elle il y a quatre ans. « Ils sont d’une simplicité biblique, au sens propre : un ‘rapport’ sexuel, le premier, ou en tout cas vécu de cette façon. Le livre transcrit pas à pas cette expérience et tout le contexte autour, comment, à cette époque, la conduite des filles était sujette à surveillance, observée, cataloguée, de même que leur corps. Les femmes sont l’objet de désirs et d’évaluations : cela persiste absolument aujourd’hui. »

Une vérité sensible


Ecouter Annie Ernaux, c’est avoir le sentiment qu’elle ne triche pas, qu’elle est dans le présent, sincère et sans afféterie. La voix est douce, légèrement aigüe, le rire cristallin. Les mots sont aussi précis que les souvenirs, qu’elle évoque « la fille de 58 » figée sur un quai de gare ou la matérialité de l’écriture. Peu d’écrivains savent aussi bien parler de leur travail, de la « douleur de la forme » qui consiste à « chercher, et chercher encore », à traquer la véridicité des sentiments et des sensations.

Annie Ernaux, 8 ou 9 ans, avec sa chienne et son père. « Il a les sourcils froncés et l'air mécontent parce que c'est sans doute ma mère qui prend la photo et il craint qu'elle la rate. » © Collection personnelle d’Annie Ernaux

Annie Ernaux, 18 ans, avec sa mère. « Nous sommes devant le café de mes parents, à Yvetot en Normandie. » © Collection personnelle d’Annie Ernaux


Depuis La place (1984), le récit de la vie de son père, Annie Ernaux ne s’abrite plus derrière le double de fiction dont elle a d’abord eu besoin pour trouver la liberté d’écrire. « L’écriture elle-même était une façon de me rapprocher du monde de mes origines », analyse-t-elle. « La réalité a un poids particulier quand on naît dans ce monde, on n’a pas sa place d’entrée de jeu. » Avant, il y eut Les armoires vides (1974), la transposition de son enfance et de son adolescence à Yvetot, en Normandie, où ses parents tenaient un café-épicerie. Rugueux, né d’une déchirure, le livre pose les thèmes de l’œuvre à venir : un avortement, sur lequel elle reviendra dans L’événement (2000), la conscience du fossé qui sépare les dominés des bourgeois, la figure complexe de sa mère, féministe et grande lectrice, qui lui a fait découvrir Margaret Mitchell et John Steinbeck. Roman de transition et d’émancipation, La femme gelée (1981) s’inspire de son mariage et de ses débuts de professeure de lettres pour disséquer l’aliénation dans le couple, l’ennui de la femme mariée et la maternité dans les années 1960.



Annie Ernaux, 20 ans, jeune fille au pair dans la banlieue de Londres. «  C’est en Angleterre que j’ai pensé écrire pour la première fois. C‘est là que j’ai commencé à faire de moi un être littéraire, quelqu'un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » © Collection personnelle d’Annie Ernaux

Annie Ernaux, 24 ans, avec son mari. « Nous vivons à Bordeaux ; nous sommes encore étudiants et nous venons d'avoir un enfant, un garçon. » © Collection personnelle d’Annie Ernaux

Une œuvre « auto-socio-biographique »

Ecrire, pour Annie Ernaux, c’est légitimer des mondes exclus de la littérature, affronter des tabous, comme le sentiment de honte sociale, la maladie d’Alzheimer et le décès de sa mère (Je ne suis pas sortie de ma nuit ; Une femme), sa sœur décédée avant sa naissance (L’autre fille), mais aussi pour explorer une passion dans toute sa crudité (Passion simple) ou faire l’inventaire minutieux d’une jalousie éprouvée après une rupture (L’occupation). C’est, comme Perec dans Les choses, s’intéresser à la société de consommation, arpenter les allées des centres commerciaux, se perdre au milieu des visages et des corps (Journal du dehors ; Regarde les lumières mon amour). Influencée par la sociologie de Pierre Bourdieu, elle a beaucoup décrit le sentiment de déclassement et intervient régulièrement dans le débat public en signant, avec d’autres intellectuels, des tribunes pour soutenir les Gilets jaunes ou le mouvement contre la réforme des retraites. En avril dernier, elle a écrit une lettre au président Macron, lue à la radio, pour défendre les services publics et les professions les plus exposées à l’épidémie de coronavirus, critiquer l’état d’urgence et la restriction des libertés.

« J’ai toujours voulu que les mots soient comme des pierres, qu’ils aient la force de la réalité », dit Annie Ernaux. « Tout le monde sait que c’est une illusion mais les mots font agir. » Pour nombre de jeunes écrivains, qui se sont, dans son sillage, autorisées à dire « je », la lecture de ses livres a été déterminante. C’est le cas de la New-Yorkaise Lauren Elkin : « C’est grâce à Ernaux […] que j’écris le monde à partir de mon corps vers l’extérieur, que j’essaie de faire du langage à partir de l’aventure de mon expérience », témoigne-t-elle dans la Paris Review. « Je m’accorde sur Ernaux à chaque fois que j’écris, parfois sans m’en rendre compte. » A la dernière rentrée littéraire française, plusieurs primo-romancières lui ont envoyé leur livre, pour dire tout ce qu’elles lui devaient. En écrivant sa vie, Annie Ernaux a changé celle de beaucoup de femmes.Mémoire de fille d’Annie Ernaux, Gallimard, 2016.

Retrouvez les autres titres d’Annie Ernaux chez Gallimard en France et chez Seven Stories Press aux Etats-Unis.





Sophie Joubert

SOPHIE JOUBERT

Sophie Joubert est journaliste au service Culture du quotidien L’Humanité où elle écrit essentiellement sur la fiction et les essais. Elle est également conseillère littéraire du festival Hors Limites, porté par l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis. Elle anime régulièrement des émissions et rencontres littéraires et vit à Paris.