jeudi 30 novembre 2023

Melissa Broder / Sous le signe des poissons / Mort à Venice Beach

 

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder : mort à Venice Beach


Mort à 

Venice Beach

par Steven Sampson
13 août 2021

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder, actualise la nouvelle de Thomas Mann : le regard ardent est celui de la narratrice, Lucy, sensible au charme de Theo, homme-sirène vivant au large de Venice Beach. Cru et drôle, ce roman reflète le parti pris de vulgarité de Broder pour dépeindre un monde sans frontières ni limites.


Melissa Broder, Sous le signe des poissons. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle. Christian Bourgois, 448 p., 23 €


Venice Beach, imitation américaine de la Cité des Doges, n’a de cette dernière qu’une poignée de canaux, creusés au début du XXe siècle par un promoteur immobilier. À part cela, la ville, située près de l’aéroport de Los Angeles, se distingue par ses arcades aux couleurs pastel et son mélange surprenant de clochards, de hippies et de milliardaires. Son ambiance décontractée et malsaine a servi de décor pour La soif du mal d’Orson Welles et, plus récemment, pour la série Californication. Comme sa cousine italienne, Venice Beach semble évoquer une gloire perdue, une volupté putride et mortifère.

Melissa Broder s’en est emparée pour chanter son propre hymne à la sexualité. Créatrice de So Sad Today, compte Twitter et recueil d’articles, Broder a pour habitude de mettre en scène ses ébats avec de nombreux partenaires, lesbiennes et hétérosexuels (généralement rencontrés sur Internet), où sont exposés tous les orifices et toutes les sécrétions corporelles. Ici, c’est à son alter ego Lucy de reprendre le flambeau, ce qu’elle fait avec la même franchise et la même frénésie.

C’est par l’intermédiaire du vagin que Broder opère une inversion profonde des valeurs judéo-chrétiennes. Si, historiquement, on était censé sublimer les pulsions – Gustav von Aschenbach, le héros de Thomas Mann, transposait ses élans en créations fictionnelles, préférant l’absence à la réalité du bel adolescent aperçu au Lido –, aujourd’hui ce sont les émotions qu’on canalise, en les transformant en glaires, en sperme et en excréments. Inversion mal assumée, voire reniée : autant le titre du compte Twitter de Broder laisse croire qu’il s’agit d’une confession rousseauiste, autant il s’agit en fait d’un récit épidermique, où tout est dans l’immédiateté. Broder fait sien le propos de Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »

Le roman s’ouvre alors sur une proclamation en bonne et due forme du ressenti de la narratrice, pour virer sans ambages vers une discussion sur les odeurs et les selles : « Je n’étais plus toute seule [1] et en même temps si. J’avais Dominic, le foxhound diabétique de ma sœur. Il me suivait de pièce en pièce pour s’affaler sur mes genoux, inconscient de son poids. J’aimais l’odeur de viande de son haleine, fétide à son insu. J’aimais la tiédeur de son gros ventre, cette façon primaire de s’accroupir pour faire sa crotte. C’était tellement intime de ramasser ses gigantesques merdes, de gros paquets tout chauds. Voilà comment faire bon usage de mon amour, voilà l’homme qu’il me faut, voilà la voie à suivre, me disais-je. »

L’incipit est drôle, encore plus lorsqu’il s’avérera prémonitoire : chez Broder, l’amour sera scatologique ou ne sera pas. Comme elle l’a dit lors de notre entretien : « Je crois qu’on ne chie pas assez en littérature. » Le foxhound, porteur d’un prénom divin – Dominic veut dire « offert au Seigneur » –, incarne la divinité au même titre que Theo, homme-sirène aperçu quelques jours plus tard depuis la plage, lors d’une des sorties nocturnes à la surface de l’eau : ce sont les objets d’une passion absolue et animale.

Les sirènes, hommes ou femmes, sont-elles dotées d’organes génitaux ? On peut compter sur Melissa Broder pour éclaircir ce genre de mystère ! Alors que dans le film Splash, par exemple, les accouplements entre Tom Hanks et Darryl Hannah n’ont été possibles qu’après une période d’assèchement, qui permettait la perte provisoire des nageoires, Broder contourne cet écueil d’une autre manière, en octroyant à Theo une queue masculine, tout en préservant plus bas celle du poisson, nécessaire à la locomotion marine.

Sous le signe des poissons, de Melissa Broder : mort à Venice Beach

Melissa Broder © Petra Collins

Situer la frontière natatoire n’est pas anodin, la question des limites est essentielle. Dans notre interview, Broder avoue son mal-être physique : « J’adore parler du corps, mais y vivre est moins confortable. » Sa narratrice partage son malaise, accablée par un sentiment de vide, elle cherche un refuge dans les mots – depuis neuf ans, elle rédige une thèse sur les blancs chez Sappho – et dans les corps. Ceux-ci incarnent-ils la seule vérité ? La peau – écaillée ou non –  marque-t-elle le début et la fin de l’existence ? En apercevant une piétonne sur Abbot Kinney Boulevard, Lucy le croit : « Mais, au fond, je savais que tout revenait à son short. Toutes les réponses résidaient dans la courbe de ce cul – toutes les peurs, toutes les inconnues, tous les néants condensés et éclipsés par la courbe d’un cul. Qui tenait sa place, au milieu de tout ça. Qui se contentait d’exister, comme s’il était facile de vivre. La courbe de ce cul n’avait pas vraiment besoin de faire quoi que ce soit, mais elle menait la danse. La courbe de ce cul était le point de départ et l’aboutissement de tout dialogue. »

Vive le regard lesbien ! En Amérique, un écrivain hétérosexuel n’a plus le droit de tenir un tel propos. D’ailleurs, Lucy rêve d’être un homme, d’avoir « une bite à moi ». Faute de quoi elle couche avec des hommes(-poissons). Avec un faible pour le cunnilingus, déclencheur d’un déluge : elle aime jouir dans la bouche de son partenaire. Asperger un amant, est-ce une manière de le sanctifier, de le diviniser, pour le rendre homme-sirène ?

Que dirait Thomas Mann ? Comme Melissa Broder nous l’a confié, Mort à Venise fait partie des trois livres qui l’ont influencée pendant la rédaction du roman – avec L’enfant perdue d’Elena Ferrante et Le professeur et la sirène de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Y a-t-il quelque chose d’italien dans ce texte ? Si c’est le cas, c’est Venise filtrée par une sensibilité américaine. Les seuls canaux ici sont corporels, et la narratrice cherche à les boucher. Dans le pays du vide, a-t-elle le choix ? Lorsqu’on a gommé l’Histoire, tels les effacements chez Sappho, y a-t-il une autre histoire à raconter que celle du corps ?


  1. « Lonely », dans la version originale, évoque spécifiquement un sentiment de solitude.
EN ATTENDANT NADEAU

mercredi 29 novembre 2023

Serge Koster (1940-2022)

 

Hommage à l'écrivain Serge Koster (1940-2022)

Serge Koster 

(1940-2022)

par Steven Sampson
16 février 2022

Serge Koster s’est éteint le 12 janvier 2022. Découvert par Maurice Nadeau, qui a édité ses critiques ainsi que ses deux premiers romans, Le soleil ni la mort (1975) et Le rêve du scribe (1976), il était chroniqueur sur France Culture et au Monde. Cet agrégé de grammaire, professeur de français-latin-grec, entretenait un rapport jouissif avec sa langue maternelle, sujet récurrent de ses livres, qui s’inspiraient de Léautaud, de Montaigne, de Ponge ou de Racine… pour ne pas évoquer Hitchcock.

Koster – ses amis l’appelaient souvent par son patronyme – n’a jamais perdu son allure de professeur de lettres, avec ses vestes en velours côtelé et ses cardigans. Né en août 1940 à l’Hôtel-Dieu, en face de Notre-Dame, il a été caché pendant la guerre, ensuite abrité par l’OPEJ (Œuvre de protection des enfants juifs), où, à l’âge de sept ans, il a été circoncis, prenant alors conscience de sa judéité. Longtemps retenue, son ambition d’écrire a pu éclore quand il avait trente-cinq ans, grâce à sa lecture de Francis Ponge, poète des objets concrets, cité dans Le soleil ni la mort : « Un concert de vocables, qui signifie sur tous les plans, se signifie lui-même (donc, ne signifie plus rien), et fasse ce qu’il dit. »

Lors de ses obsèques, son ami Georges Vigarello a insisté sur sa « rigueur », qualité qu’on voit à l’œuvre dans l’analyse ambiguë que fait Koster de sa judéité : « Toujours plus Juif à mesure des menaces et des offenses – je me posais la question : en quoi réside, à travers ma personne, l’humanité du Juif français ? Et je répondais : en l’alliance de la citoyenneté et de la conscience, de l’accidentel et de l’irrévocable, une forme d’appartenance au lieu et à soi qui ne me fut jamais promise. »  Cette même rigueur, prenant la forme de l’intransigeance, aurait contribué à ses fréquentes brouilles : Koster avait tendance à pousser ses amis à la faute, pour le plus grand bien de son œuvre ! Cela a donné Mes brouilles (2014), essai original où l’auteur, au moyen de l’intense introspection dont il avait l’habitude, raconte les ruptures douloureuses survenues au cours de sa longue carrière littéraire.

L’exigence était encore plus grande lorsqu’il s’agissait de la langue. Koster a élaboré un style admiré de ses pairs : ils étaient nombreux à consulter le grammairien généreux en amont de la parution de leurs textes. Faute d’une terre promise, l’auteur d’Adieu grammaire (Prix de la critique de l’Académie française, 2002) cherchait refuge dans les mots : « La langue française tout entière convoquée dans un volume constitue mon asile, mon trésor, ma patrie, mon salut ». Ainsi que dans l’amour : sa femme, Geneviève, sa dédicataire préférée, surnommée « l’Aimée », a servi de modèle pour Une femme de si près tenue (1985), roman qui lui a valu une invitation à Apostrophes. Sur le plateau, Pivot lui reprocha sa complexité lexicale et syntaxique, au détriment de la clarté. Koster, affichant un grand sourire, resta imperturbable : la langue ne constitue-t-elle pas une cible plus fondamentale que le lecteur ?

Est-ce par excès de rigueur qu’il abandonna la fiction ? Il s’appuyait sur Valéry et Gide, sur leur thèse selon laquelle le roman est contingent, arbitraire et faux. Cela ne l’empêchera pas de frôler la fiction en prenant ses maîtres à bras-le-corps, comme dans Léautaud tel qu’en moi-même (2010) et Montaigne sans rendez-vous (2015). À part cela, il plongeait dans le cinéma américain, ce qui a donné L’aura de leur nom (2003), intitulé d’après le film d’Otto Preminger, et Les blondes flashantes d’Alfred Hitchcock (2013). Qu’y a-t-il de plus classique que le cinéma d’Hitchcock ? Pour le professeur Koster, c’est chez le réalisateur du Crime était presque parfait qu’on trouve les ellipses et les « raccourcis fulgurants » tant admirés dans la prose de Tacite.

À la fin, il fut rattrapé par son corps, son grand sujet tardif. En cela, il a rejoint Ponge, pour qui « chaque morceau de viande est une sorte d’usine ». Koster examinait attentivement sa propre chair. Hélas, son usine ne tourne plus.

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mardi 28 novembre 2023

Malcolm Bradbury / L’homme à Histoire.

 


L’homme à Histoire : Malcolm Bradbury déterré


Malcolm Bradbury déterré

par Steven Sampson
16 juillet 2022

L’homme à Histoire, de Malcolm Bradbury, publié en Angleterre en 1975, parait aujourd’hui en français. Ce roman de campus, un classique du genre, raconte l’histoire de Howard Kirk, militant et professeur de sociologie sur le campus fictif de Watermouth, où il couche avec collègues et étudiantes – son épouse jouit de la même liberté – tout en s’impliquant dans des batailles idéologiques conduites avec la même mauvaise foi. Selon Kirk, un homme doit rester fidèle à son époque ; sans doute approuverait-il notre emploi du langage SMS pour apprécier ce livre : MDR.


Malcolm Bradbury, L’homme à Histoire. Postface de David Lodge. Trad. de l’anglais par Guillaume Mélère. Monts Métallifères, 322 p., 22 €


Malcolm Bradbury (1932-2000) a eu plusieurs vies. Universitaire, spécialiste de littérature américaine, scénariste et romancier, il a aussi fondé le plus prestigieux cursus de creative writing du Royaume-Uni, celui de l’université d’East Anglia. L’homme à Histoire ressemble-t-il aux œuvres typiques issues de ces programmes ? Heureusement non. D’abord, par sa structure : les répliques échangées entre deux personnages s’enchaînent à l’intérieur d’un même paragraphe, créant une ambiance collégiale et intime, en réduisant la distance, en entrelaçant haine et amour. Kirk vient de terminer la rédaction d’un livre intitulé La défaite de l’intimité ; ce titre conviendrait bien à ce roman persifleur, où le héros n’a de secret pour personne, où son entourage tout entier se moque de lui, à commencer par le narrateur, dont la voix gentiment narquoise adopte un point de vue « sociologique », prenant le héros pour un archétype afin de mieux montrer à quel point il est conformiste.

Comme dans Mrs Dalloway, l’intrigue débute par l’organisation d’une fête : une party. Les Kirk adhèrent au principe de la mixité dans tous les domaines. Ils entendent donc inviter dans leur maison « complètement déstructurée » les gens de la ville comme ceux de l’université, les hétéros et les homos, les peintres et les théologiens, les étudiants et les Hell’s Angels, les pop-stars et les militants de l’IRA, les médecins du planning familial et les marginaux qui dorment sous les ponts. Ils n’admettent aucune distinction entre le politique et le privé, chaque acte constituant un geste sociétal.

Rien n’est plus subversif que le sexe ; ici la tension érotique est permanente. Aux yeux des gauchistes des années 1970, la révolution passe par le lit, à l’instar du bed-in de John et Yoko en 1969. Comme son compatriote Will Self, Bradbury traite ces hédonistes engagés avec indulgence et ironie, leur charme réside dans leurs peccadilles. On n’a pas encore succombé au sérieux du XXIe siècle…

Un jour d’automne de l’année 1972 fournit le cadre chronologique pour le coup d’envoi. McGovern est en pleine campagne désastreuse contre Nixon. Côté anglais, Howard mène des batailles plus triviales, il a notamment pour projet d’interdire au controversé professeur Mangel la visite du campus de Watermouth. Réfugié de l’Allemagne hitlérienne, généticien et anthropologue social, Mangel est honni par les radicaux. Kirk s’oppose à sa venue ; cela dit, aucune invitation n’a été officiellement lancée, il s’agit d’une rumeur dont Howard serait peut-être à l’origine pour s’offrir une polémique où il puisse briller. Kirk milite-t-il par conviction ou par provocation ?

De fait, c’est davantage sa soirée, prévue pour le 2 octobre, qui l’excite. Contrairement à Clarissa Dalloway, il ne se soucie pas de l’arrangement floral, ni de la nourriture ou de la décoration : seule importe la liste des invités. Il y a une forme d’austérité dans l’hédonisme de Howard, reflet de la chambre entièrement blanche où John et Yoko ont trôné depuis leur lit pendant une semaine à Amsterdam. Y a-t-il autre chose dans la vie que l’éros et le logos ?

L’homme à Histoire : Malcolm Bradbury déterré

Couverture de l’édition de 1990 de « The History Man » © Vintage/Arena Books

L’architecture abstraite du campus de Watermouth traduit à merveille cette esthétique : les déroutants bâtiments en verre et en béton armé offrent des perspectives agaçantes, le vivre-ensemble ainsi créé met à nu l’absurdité de cet érotico-intellectualisme. Bradbury se régale dans ses descriptions de l’œuvre du « célèbre architecte finlandais Jop Kaakinen », l’incommodité structurelle concernant les personnes aussi bien que l’immobilier : « Howard s’avance et sort de l’ascenseur, dans le hall nu, car c’est là, dans les hauteurs du bâtiment, que se trouve le département de Sociologie. Où il se trouve, et pourtant, dans un certain sens, où il ne se trouve pas ; car aucun sociologue véritablement intéressé par les interactions humaines ne pourrait suivre le concept de Kaakinen jusque-là. Depuis la porte de l’ascenseur partent quatre couloirs rectilignes, se rejoignant à angle droit, tous identiques, ne comprenant rien d’autre que des rangées de portes qui ouvrent sur, ou ferment l’accès à, des salles de classe ou des bureaux d’enseignants. Certains bâtiments, ailleurs dans le monde, ont des coins, des virages, des recoins ; on y a placé des chaises, ou accroché des tableaux ; Kaakinen, dans son purisme, a banni tous ces raffinements. »

La mégalomanie de Kaakinen contamine ceux qui traversent ses couloirs : eux aussi poussent leurs concepts à l’extrême, comme l’étudiante Felicity Phee, lasse du lesbianisme, avide de passer à l’hétérosexualité, et ce avec son tuteur, pendant la soirée du 2 octobre, lorsqu’elle le surprend dans son bureau au sous-sol de sa maison : « Il dit “Qu’est-ce que tu cherchais ?” “Je voulais savoir à quoi vous ressembliez quand je ne vous voyais pas, dit-elle, je voulais regarder votre bouquin. Voir vos affaires”’ “Tu n’aurais pas dû, dit Howard tu t’es fait attraper.” “Oui, dit Felicity. C’est votre prochain livre ? Je l’ai lu.” “Ce n’est pas du tout tes affaires, dit Howard, ce n’est pas encore fini. C’est privé.” “La tentative de privatiser la vie, voilà un phénomène de portée historique très réduite”, dit Felicity. “Pourquoi fais-tu ça ?” demande Howard.” “J’ai décidé que vous seriez mon sujet de recherche, dit Felicity, mon option spéciale.”  “Je vois », dit Howard, “Vous êtes mon tuteur, Howard, dit Felicity Phee, avec une grimace, j’ai des problèmes, j’agis mal. Vous devez m’aider.” »

L’excellente postface de David Lodge, romancier et universitaire renommé, revient sur le lendemain de la fête, en s’étonnant qu’on ne sache pas ce que le héros pense du fait d’avoir couché avec son étudiante la veille. Lodge pointe du doigt l’absence de métaphore chez son ami Bradbury, ainsi qu’une absence « troublante » de profondeur ou d’intériorité, destinée à parodier la négation – implicite dans l’idéologie déterministe de Howard – de la conscience individuelle sur laquelle l’humanisme de gauche est fondé. Dans les dialogues, selon Lodge, on ne sait pas quoi penser des motivations des protagonistes : « le lecteur doit piocher et choisir celle qui lui fournira sa propre interprétation de l’histoire ».

Lodge voit juste : enfin on peut respirer, enfin on nous épargne une psychologie au ras des pâquerettes ! Malcolm Bradbury a bien gravé son nom dans l’Histoire : non pour avoir fondé un cursus à East Anglia, mais pour avoir écrit L’homme à Histoire.

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lundi 27 novembre 2023

Dans le nid d’un Pulitzer / Entretien avec Hernán Diaz

 


Hernan Diaz, pour "Trust"
Hernán Diaz © Jean-Luc Bertini

Dans le nid d’un Pulitzer : 

entretien avec Hernán Diaz

par Steven Sampson
30 août 2023

Trust, de Hernán Diaz, vient d’être traduit en français. Lauréat du prix Pulitzer 2023, c’est le deuxième succès pour l’auteur, dont le premier roman (Au loin, traduit par Christine Barbaste, La Croisée, 2018) fut finaliste pour le même prix. Né en Argentine et éditeur à l’université de Columbia du journal Revista Hispanica Moderna, il est spécialiste de Borges. Son nouveau roman, quatre « documents » écrits par quatre personnages, s’inscrit dans le sillage du maître. EaN a pu s’entretenir avec l’auteur anglophone lors de son passage à Paris, où il a évoqué sa vision de la littérature américaine, sa dette envers Borges et son amour de la langue anglaise.

Hernán Diaz | Trust. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicholas Richard. L’Olivier, 400 p., 23,50 €

La structure de Trust est biscornue.

Il se divise en quatre « documents » rédigés par quatre auteurs fictifs dans quatre genres divers à quatre moments distincts de l’Histoire. Le premier est une fiction de quelque cent soixante pages, écrite dans un registre un brin décadent à la Henry James ou à la Edith Wharton. Ce roman dans le roman raconte l’ascension de l’un des plus riches couples sur terre, leur relation, les pratiques commerciales du mari. Il se clôt de manière problématique. Ensuite, on change de vitesse et on est confronté à une mémoire fragmentaire, il s’agit d’un document historique écrit par un grand financier, au fur et à mesure de la lecture on comprend que c’est l’homme « réel » derrière la fiction de la première partie. Mécontent de son portrait, il cherche à remettre les pendules à l’heure. Ces deux premiers volets datent des années 1930. Le troisième document est le plus long, il s’intitule Un Mémoire, Remémoré, écrit par Ida Partenza, devenue la grande dame des lettres américaines à New York dans les années 1980. Elle se remémore sa vie, jeune elle avait été la secrétaire de l’auteur du deuxième document ; la structure en poupées russes de mon livre commence à prendre forme. Ida fait des recherches d’archives : les papiers privés du financier et de son épouse ont récemment été ouverts au public. Là-dedans, elle tombe sur le journal intime de l’épouse, qui sera la quatrième partie de mon roman. Mon objectif, c’est d’encourager le lecteur à réfléchir sur l’articulation de ces sections. 

Pourrait-on considérer ce texte comme « postmoderne » ?

On applique ce terme à une certaine catégorie de fiction américaine, à partir d’auteurs comme John Barth, Thomas Pynchon et peut-être Don DeLillo, une école qui va jusqu’à David Foster Wallace, lequel marque peut-être sa fin. Je récuse les implications téléologiques d’une telle étiquette, l’idée qu’il existe un vecteur historique ainsi qu’une évolution. De plus, je considère ce terme comme paresseux, dans la mesure où il se réfère à une littérature qui abonde en références à la tradition et à d’autres romans, et qui entre en conversation avec d’autres écrivains, en s’en faisant l’écho à travers des citations et des références. Chose que la littérature a toujours faite. Même si cette étiquette était pertinente, ce qui n’est pas le cas, son moment historique est passé depuis quelques décennies.

Vous aviez quarante-quatre ans lors de la sortie de votre premier roman. Pourquoi ce début tardif ?

Ce n’est pas que j’aie attendu, j’envoyais des textes partout, j’ai essuyé des refus pendant de nombreuses années, j’avais des inédits que personne ne voulait toucher, je n’arrivais même pas à trouver un agent, toutes les portes étaient fermées.  

Vous avez snobé la voie royale aux États-Unis : MFA (maîtrise) en écriture créative, sans laquelle on ne trouve pas d’agent, voire d’éditeur. Au lieu de cela, vous avez choisi la profondeur : un doctorat avec Avital Ronell à la New York University. Puis un poste en tant qu’éditeur d’une prestigieuse revue. 

J’ai écrit une thèse en littérature comparée, je m’intéressais à la théorie et à la philosophie. Une partie de mon travail est devenue un livre : Borges. Between History and Eternity, publié par Bloomsbury en 2012. D’abord, j’ai interrogé la dichotomie traditionnelle de la critique borgésienne. Certains, notamment les Américains et les Européens, voient en lui un sage aveugle, coupé de la réalité, flottant dans l’éther d’un monde de labyrinthes et de paradoxes. D’autres, c’est le cas des Argentins, le considèrent comme un auteur dont l’engagement avec la politique et l’Histoire s’impose. J’ai défendu l’idée selon laquelle c’est dans ses écrits « métaphysiques » qu’on trouve ses véritables réflexions sur la politique – par exemple dans La loterie à Babylone ou dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius –, tandis que dans ses textes explicitement politiques, évoquant la mère patrie, on voit sa tendance transcendantale. Dans la seconde partie de mon livre, j’ai examiné le rapport entre Borges et les États-Unis, : il a énormément écrit sur ce pays, l’auteur le plus cité dans son œuvre est Walt Whitman ; il a également écrit sur Poe, James et Hawthorne, pour ne pas parler des polars et des westerns. Il a beaucoup influencé Thomas Pynchon et David Foster Wallace, à leur insu ils s’abreuvaient à une source américaine, filtrée par Borges. Ainsi les deux parties de mon essai montrent un mouvement pendulaire. 

Mouvement pendulaire qu’on voit dans Trust.

Borges a eu une grande influence sur moi, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, il a déterminé ma vision de la littérature, cette approche joyeuse et irrévérencieuse à l’égard des frontières, qu’il s’agisse d’histoire, de géographie, du genre, des hiérarchies, notamment la distinction entre littérature élitiste et littérature populaire dont il se fichait. Tout à l’heure, j’ai parlé des poupées russes et de la mise en abyme : ces mondes imbriqués sont borgésiens. Aussi m’a-t-il influencé dans l’idée que la fiction doit laisser des traces. Par exemple, dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, il s’agit d’une planète inventée presque comme un canular pour une encyclopédie apocryphe, ensuite elle prend pied dans la réalité ; à la fin de la nouvelle, le narrateur prend conscience que notre monde deviendra Tlön. Sinon, il y a la fameuse parabole des cartographes qui ont créé une carte qui a les mêmes dimensions que l’empire ; on finit par confondre l’une et l’autre et ils fusionnent. Ce processus est à l’œuvre dans Trust : on ne rencontre pas l’auteur du roman dans le roman, c’est un simple texte, mais tout le reste de mon livre en résulte ; cette fiction a eu un impact sur la réalité, elle l’a déplacée. Je crois que la fiction a cette capacité.    

Éditeur de la Revista Hispanica Moderna, vous écrivez en anglais.

 

La revue est peut-être le plus ancien journal américain dans son domaine, elle a fêté son centenaire il y a deux ans, elle sort semestriellement en format livre, les articles – 80 % en anglais – traitent de littérature, de philosophie et d’histoire, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Quant à moi, je n’écris qu’en anglais depuis mes débuts, je suis tombé amoureux de cette langue quand j’étais adolescent, en partie pour des raisons mystiques, même si je pourrais fournir des explications rationnelles, par exemple que j’aime sa voracité lexicale – l’anglais est généreux, affamé et omnivore, il a faim de grandir, de devenir plus riche et plus complet, contrairement au français et à l’espagnol, qui sont des langues prescriptives et normatives. L’anglais est accueillant d’un point de vue lexical, il est riche en possibilités syntactiques, il est souple. C’est magnifique ce qu’on peut faire avec les prépositions, par exemple on peut « walk in », « walk about », « walk through », « walk over », et j’en passe.

Parlait-on anglais dans votre famille ?

Je vivais en Argentine, j’avais quinze ou seize ans, personne dans ma famille ne le parlait vraiment, je l’ai appris par la lecture : Poe, Henry James, des romans noirs, tout ce que je pouvais trouver. J’adorais Raymond Chandler. Une bonne partie de mes lectures ont été guidées par Borges. Je lisais également Stevenson. 

Quel a été le point de départ pour  Trust ?

Nabokov disait qu’au début d’un roman l’écrivain est comme un oiseau : il arrive avec une brindille, puis un caillou, puis une plume, puis un petit déchet, et tout d’un coup il se rend compte qu’il a construit un nid, bien qu’il n’ait jamais eu l’intention d’en fabriquer un. Dans mon cas, j’ai commencé à accumuler des choses ayant trait à l’argent : comment il fonctionne, comment on réfléchit à son sujet. Je connaissais mal ce domaine mais il m’intriguait. Chose surprenante, l’argent est quasiment absent de la tradition littéraire américaine. J’essayais de m’imaginer l’expérience d’un magnat, la solitude qu’on devait ressentir : je ramassais des brindilles. 

Andrew Bevel, le « vrai » magnat derrière le roman dans le roman, et donc l’auteur du deuxième chapitre, mène une existence quasi monastique.

En effet : il est motivé par quelque chose d’ordre esthétique, lui qui ne s’intéresse ni à la beauté ni aux émotions, c’est l’art pour l’art. Que ce soit perçu par d’autres personnes n’est pas la question, c’est la pureté du processus qui compte. Cela ne rachète pas ses défauts. Pour lui, l’argent est totalement autonome, il n’y a aucune dimension transactionnelle, il ne se soucie pas d’une contrepartie, il ne fructifie pas son patrimoine afin d’acheter ou d’accéder à quelque chose, ni pour accroître son influence, faire de l’argent suffit en soi.

Adolf Hoffmeister, Jorge Luis Borges
Adolf Hoffmeister, Jorge Luis Borges, 1965 ©BY-SA 4.0/Wikimedia Commons

Comment expliquez-vous l’absence de ce sujet dans la littérature américaine ? 

Cela a peut-être un rapport avec les origines puritaines de la nation, quand le succès matériel était perçu comme une garantie de salut dans l’au-delà. Cette philosophie s’accompagne d’une certaine honte et pruderie concernant l’argent : d’un côté il a une dimension transcendantale, de l’autre on considère qu’il est de mauvais goût d’en parler. Enfin, il y a un autre aspect : la conversation sur l’argent se dote d’un discours pseudo-scientifique qui le rend impénétrable, ésotérique et obscur, comme s’il s’agissait de physique ou de mathématiques supérieures. On se demande alors comment on pourrait avoir la prétention de rendre tout cela dans une fiction. Alors qu’en grande partie il s’agit de rhétorique et de foutaise.

Au loin, votre premier roman, se situe pendant la ruée vers l’or. Vos deux livres traitent de moments mythiques de l’Histoire américaine. 

Ce sont des moments autour desquels on a développé une mythologie, dans le sens qu’a donné Roland Barthes à ce mot. Un autre dénominateur commun serait que les deux textes tournent autour du sujet du capital. Trust le traite de manière explicite, mais il est également présent dans Au loin : la migration vers l’Ouest n’était pas motivée par une curiosité scientifique ni par un désir romantique d’aller à la rencontre du sublime ; au contraire, il s’agissait de la domestication de la nature, de l’extraction du capital sous forme des ressources naturelles, avec la révolution industrielle naissante en surplomb. Quelques décennies plus tard, à l’époque de Trust, on voit que la machinerie du capital échappait à tout contrôle

Le terme « trust » est polysémique.

Il signifie confiance et croyance, ce qui explique sa dimension financière, parce que, quand vous mettez votre argent dans un « trust » pour le bénéfice d’un mineur, vous faites confiance à une tierce partie pour le gérer. Donc ce titre convient pour désigner à la fois l’argent et l’art de la narration : dans les deux cas, si on perd la confiance, le système ne fonctionne plusPuis il y a une troisième dimension, qui relève de la beauté philologique de l’anglais : « trust » est-il un nom ou un verbe ? En tant que verbe, au mode impératif adressé au lecteur, il lui enjoint de faire confiance. En même temps il invite le lecteur à interroger cette confiance, celle qui sous-tend l’acte de la lecture. Chaque fois qu’on lit un texte, on signe un contrat tacite avec l’auteur ; ce livre nous encourage à reconsidérer ces contrats avant de signer trop rapidement. 

L’argent est-il une métonymie pour la ville de New York ?

New York a la capacité particulière de transformer la richesse en quelque chose de monumental, même si aujourd’hui il y a probablement d’autres villes qui représentent une version la plus actuelle de ce principe. Mais je vous invite à mettre les choses en perspective : lorsque je me promène à Paris et que je regarde la cathédrale, j’y vois une autre manifestation de la plus-value, ce rapport entre richesse et religion et mysticisme. Donc, si pendant les années 1920 la capitale se situait à New York, suivie peut-être de Londres, on doit réfléchir sur l’existence d’autres centres historiques, sur l’Europe appauvrie du Moyen Âge, rongée par l’inégalité homicide – si tu étais pauvre, putain tu étais mort  –, où l’on érigeait ces énormes cathédrales.

Propos recueillis par Steven Sampson.


EN ATTENDANT NADEAU



dimanche 26 novembre 2023

Alissa Nutting / Made for love / L’objet sexuel à l’âge de la high-tech

 


Made for love, d’Alissa Nutting : l'objet sexuel à l’âge de la high-tech

Alissa Nutting © Sara Wood


L’objet sexuel 

à l’âge 

de la high-tech

par Steven Sampson
11 janvier 2022

Made for love, hilarant deuxième roman d’Alissa Nutting, mêle amour et technologie. Cette mise à jour de Pygmalion et de L’Ève future vaut pour son humour caustique et pour le portrait qu’elle propose de l’évolution des rapports entre l’homme, la machine et la poupée.    


Alissa Nutting, Made for love. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas. Gaïa, 336 p., 22,50 €




 

On songe au clip de Robert Palmer, Addicted to Love. Le chanteur tient le micro, il porte une chemise blanche et une cravate noire, accompagné par quatre guitaristes féminines et une batteuse, toutes vêtues de robes noires et jouant d’instruments blancs : une symétrie, une opposition parfaite. Les musiciennes sont pâles et froides, leur peau recouverte de maquillage, leur rouge à lèvres luisant et immaculé, immuable sur des bouches parfaitement cousues. Ces filles font peur ! Minces comme des mannequins, glaçantes statues animées, elles balancent leurs corps en rythme, juchées sur de longues jambes et de hauts talons ébène.

Le clip date des années 1980, la décennie de l’essor des ordinateurs ; l’amour est-il lui aussi un logiciel ? Alissa Nutting se le demande dans Made for love, publié presque quarante ans après l’introduction par IBM de son premier PC. Le système d’exploitation de cette machine pionnière fut créé par Bill Gates, et aujourd’hui la capitalisation de Microsoft continue à dépasser celle de son rival Google. Pourtant, c’est à Google qu’a pensé Alissa Nutting dans l’élaboration de son antihéros, Byron Gogol. Son patronyme rime avec « mogul » (« magnat ») : de fait, il s’agit du patron d’une énorme entreprise technologique, qui siège près du complexe où il habite, le Pôle, où il séquestre sa jeune épouse, Hazel, héroïne du roman, juste après leurs noces.

Août 2019, dix ans plus tard : Hazel décide de s’évader, et c’est là que l’intrigue du roman commence. En quittant Byron, elle se réfugie chez son père, trouvant un nouveau pervers manipulateur, le numérique en moins. Si Byron, figure prométhéenne comme le poète anglais du XIXe siècle, implanta une puce dans le cerveau de son épouse à son insu, afin de surveiller ses moindres gestes et pensées, le père de Hazel, septuagénaire et résidant dans un mobile home, trouve, quant à lui, un autre moyen de maîtriser ses pulsions et de dominer l’objet de son désir : remplacer sa femme, décédée depuis longtemps, par une poupée, une sex doll.

À son retour à la maison, Hazel rencontre une drôle de belle-mère, allongée dans sa caisse de livraison. La belle-fille se rappelle la séquence du film Dracula dans laquelle le comte s’expédie lui-même à travers les mers. C’est dire combien l’innovation contemporaine est mortifère, brouillant la distinction entre vie et mort, s’inspirant d’ambitions démesurées du XIXe siècle romantique. Byron – l’ex-mari et non le poète – avait l’habitude de citer la phrase suivante : « Le plus grand désir de l’homme est de faire naître la vie. » Quant à Hazel, elle demande à son père comment il faut appeler la poupée : « Et donc, je dois l’appeler Diane, Didi, ou maman ? » Dans la version américaine, ce n’était pas « Didi » mais « Di », homonyme de « die » (« mourir »).

Si autrefois on se procurait une épouse en la troquant contre un chameau, le père de Hazel s’offre la sienne avec les fonds provenant de la vente de son break. Utilitarisme oblige – on est en Amérique, quand-même ! –, il tient à expliquer le bien-fondé de l’échange en s’appuyant sur le cas de feu son ami Reginald, mort pendant le coït, laissant sa veuve écrasée sous sa poitrine pendant un jour entier. Avec Diane, on n’aura plus à craindre un tel étouffement : « Je peux lui mourir dessus tant que je veux. » Ah, les petites morts sans conséquences !

Papa se hâte d’accumuler ces petites morts : « J’aimerais avoir encore des tas et des tas de rapports sexuels avant que mon heure vienne, d’ailleurs quand mon char quittera ce monde, je pense que Diane ne fera pas un mauvais cheval. » La comptabilité érotique n’est qu’une énième variante de l’obsession pour les chiffres, seul véritable langage en Amérique, seul moyen de s’adresser à l’argent roi.

Toutes les technologies en découlent. Chez les riches, la technologie est numérique ; dans la classe moyenne inférieure, elle prend des formes traditionnelles, telle une poupée, avec les inconvénients y afférents. Avant l’arrivée de sa nouvelle compagne, le père de Hazel avait peur d’éventuelles fautes de fabrication : « Je craignais qu’il y ait […] une couture qui irrite, ou que ses cheveux puent le plastique au point de me donner l’impression de subir je ne sais quelle thérapie par aversion. Bon sang que j’étais bête. Elle sent la voiture neuve ! »

La voiture neuve : compliment ultime. Quoi de mieux qu’un chameau, un cheval ou une voiture – un moyen de locomotion où l’on peut être bien en selle ? Fascinée, Hazel étudie son père en train de serrer la poupée contre lui comme une paire de skis ou un lourd et peu maniable équipement de sport. Hazel a-t-elle le droit de l’imiter ? Un soir, en rentrant à pied après s’être saoulée dans un bar, elle tombe sur le flamant rose décoratif d’un voisin, qu’elle enlève sur le champ. Elle essaie de réconforter l’oiseau : « Tu vas aimer Diane, la copine de mon père. » Puis elle lui fait une proposition directe : « Toi et moi, on va tenter le coup un petit moment. » C’est toujours délicat de présenter un amoureux à sa famille ; elle appréhende leur réaction, elle se sent encore lycéenne : son père l’attend-il sur le canapé, les bras croisés, assis à côté de Diane, tirée à quatre épingles dans l’une des toilettes désormais rétro de sa mère ?

Pour vraiment comprendre les hommes, il faut considérer l’objet de leur désir. Celui du père change de visage, il devient un croisement d’humain et de poisson-chat : « Sous son joli petit nez, il n’y avait plus qu’un trou rond, béant, pourpre et plissé, évoquant à Hazel un cul de babouin. » Interrogé sur la transformation, papa répond qu’il s’agit de l’« autre visage », utilisé pour la fornication. Profitant d’une sortie paternelle, avide de découvrir l’origine du monde, Hazel s’en approche. Elle insère ses doigts, son pouce, et enfin son bras entier dans le trou, afin de mieux sentir l’intérieur « douillet ».

Hazel apprend-elle quelque chose ? Tropique du Cancer, premier roman de Henry Miller, donne la réponse dans une scène clé, où l’ami du narrateur imagine un calendrier à l’intérieur du vagin : l’union d’Éros et de Thanatos. Dans leurs recherches érotiques, en passant de l’animé à l’inanimé, de la chair humaine aux implants numériques, Hazel et son père sont-ils des aventuriers modernes, les explorateurs d’une sexualité funeste ?


Le roman d’Alissa Nutting a été adapté en série télévisée par la plateforme HBO.
EN ATTENDANT NADEAU