vendredi 31 décembre 2021

Margaret Atwood / Super loufoque histoire d’amour

 



Super loufoque histoire d’amour

par Sophie Ehrsam
26 septembre 2017

Toujours dans la littérature d’anticipation, mais dans une veine moins « génétique » que la récente trilogie Le dernier homme, Margaret Atwood signe un nouveau roman terrifiant et drôle. Elle y reprend l’univers dystopique de Positron créé en 2012 dans un feuilleton pour livre électronique en quatre épisodes.


Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier. Trad. de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch. Robert Laffont, 450 p., 22 €


Quelque part dans une Amérique du Nord largement plausible, un couple tâche de survivre à la crise. Touchés, comme beaucoup, par le chômage, Stan et Charmaine en sont réduits à loger dans leur voiture. Pour payer l’essence et la nourriture, elle travaille quelques heures par jour dans un bar ; il s’interroge sur l’opportunité de renouer avec son frère qui pourrait lui procurer un gagne-pain plus ou moins licite.

Un jour, séduits par un spot publicitaire, ils décident de rejoindre une communauté appelée Consilience, qui leur permettra d’avoir un travail et un logement. Le principe est simple : un mois sur deux, ils sont logés et employés dans le centre pénitentiaire de la communauté, Positron. Stan se partage entre un travail de garagiste et la charge du poulailler qui nourrit les prisonniers ; Charmaine entre un emploi de boulangerie et une responsabilité médicale au sein de la prison.

Stan et Charmaine retrouvent confort et sentiment d’utilité, mais cela n’a qu’un temps. Mis à rude épreuve sur le plan personnel comme sur le plan professionnel dans un monde qui rogne sur la liberté au nom de la sécurité, ils ne tardent pas à trouver leur nouvelle vie infernale. Mais le contrat qu’ils ont signé stipule qu’ils ne peuvent pas quitter la communauté…

Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier

Margaret Atwood © Jean-Luc Bertini

Atwood explore comme à son habitude toutes les facettes de la psychologie humaine, les peurs, les désirs, les manipulations… Ce roman est probablement plus « américain » que ses prédécesseurs : la prison et la peine de mort y prennent une grande place, mais aussi la recherche du bonheur (droit fondamental, inscrit dans la Constitution des États-Unis). Les multiples références aux happy days des années 1950 et 1960 entretiennent le mirage d’une vie heureuse dans la communauté de Consilience.

La deuxième partie du roman bascule franchement dans le grand-guignol, escapade à Las Vegas aidant : usine de « possibilibots » (ou « prostibots », robots pour la prostitution), sosies d’Elvis Presley et de Marilyn Monroe (dont certains sont des « prostibots »), lobotomie capable de vous rendre amoureux d’un ours en peluche, les péripéties sont plus grotesques les unes que les autres. Malgré la satire savoureuse d’une société occidentale vieillissante (entretenue dans une nostalgie lénifiante) et quelques références joyeusement mêlées (le Blue Man Group né dans les années 1990 devient ici une bande de petits hommes verts qui doit plus au folklore païen qu’à l’univers de la science-fiction), cette deuxième moitié bouffonne peine à captiver durablement le lecteur après la plongée glaçante dans l’enfer de Positron.

Par le biais de cette fable absurde, Atwood pose la question de la place occupée par l’amour ; le cœur fait-il le poids face au sexe ou au cerveau ? Le doute est permis jusqu’au bout. Quelques références anglo-saxonnes (Le magicien d’Oz par exemple, évoqué à travers les cliniques Les Souliers Rouges et leur devise : « Rien ne vaut son chez-soi », mais aussi Shakespeare et Milton) passent inévitablement inaperçues dans la traduction malgré le travail de Michèle Albaret-Maatsch. Un roman inégal mais divertissant.

EN ATTENDANT NADEAU


jeudi 30 décembre 2021

Notre coup de coeur littéraire, "C’est le coeur qui lâche en dernier", paraît en format poche


 

Notre coup de coeur littéraire, "C’est le coeur qui lâche en dernier", paraît en format poche


Margaret Atwood frappe très fort en imaginant la vie quotidienne dans un monde bouleversé par la crise… Un futur de science-fiction où chaque instant de bonheur a un prix. Épatant.

le 04/10/2018 à 18h18 
par Faustine Prévot

 

L'histoire

Dans une Amérique ravagée par la crise économique, où règne la loi du plus fort, Stan et Charmaine en sont réduits à vivre dans leur voiture, craignant sans cesse d’être agressés. Alors ils cèdent aux sirènes du projet Positron: une ville baptisée Consilience où ils passeraient, en alternance avec un autre couple, un mois dans un logement tout équipé et un mois en prison, nourris et blanchis. À chaque fois, avec un emploi attribué. Au début, les époux sont ravis de cette routine idyllique, des draps propres et du frigo rempli. Mais un grain de sable se glisse dans les rouages, lorsque Stan tombe sur un message passionné écrit par la femme de l’autre couple...


Margaret Atwood


 

L'auteur

Margaret Atwood, ce nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, l’adaptation de "La Servante écarlate", l’un de ses romans de science-fiction, a fait un carton en série télé. Publié en 1987, cette dystopie - un courant de science-fiction qui dépeint un monde imaginaire où tout bonheur est impossible - met en scène une société où les femmes sont asservies et assignées à des fonctions précises, comme la reproduction de l’espèce. Quarante ans plus tard, l’aiguisée septuagénaire propose une nouvelle contre-utopie, burlesque cette fois, "C’est le coeur qui lâche en dernier", qui vient de sortir en poche.

 

Margaret Atwood

Pourquoi ça nous plaît



Dans la lignée du "Meilleur des mondes" d’Aldous Huxley, Margaret Atwood pose une question fondamentale: que vaut le confort et, surtout, l’amour sans la liberté? À l’heure où certains dénoncent le diktat de la psychologie positive et de la quête du bonheur comme seul horizon, l'écrivaine met en garde le lecteur contre un modèle de société qui exigerait de ses citoyens qu’ils soient heureux.

"C’est le coeur qui lâche en dernier", de Margaret Atwood, éd. 10/18, 9 euros.


NOTRE TEMPS




mercredi 29 décembre 2021

Emma Cline / American abject

 

Daddy et Harvey, d'Emma Cline : American abject
Emma Cline
Ricky Saiz


Emma Cline

American abject

par Steven Sampson
28 octobre 2021

Avec son recueil Daddy et sa longue nouvelle Harvey, Emma Cline développe sa vision californienne, révélée il y a cinq ans dans son premier roman, The Girls. Mieux que personne, elle traverse les couloirs spéculaires du spectacle américain, des centres commerciaux aux plateaux de tournage, des chambres d’hôtel aux pavillons de banlieue, en captant le langage trivial, ramassé et soi-disant ironique d’un peuple évoluant sur le fil du rasoir de l’éternel présent, hanté par des souvenirs enfouis, incarnant dans sa détresse les paroles des Eagles dans Hotel California : « You can check out any time you like, but you can never leave ! ». Du pur génie, sur le mode décontracté.


Emma Cline, Daddy. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch. La Table Ronde, 272 p., 22 €

Emma Cline, Harvey. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch. La Table Ronde, 112 p., 14 €


« Le cauchemar climatisé », titre d’un livre  de Henry Miller, conviendrait ici. Après The Girls, roman inspiré de la secte de Charles Manson, Emma Cline revient sur ses thèmes de prédilection : les rapports entre les adolescentes et le pouvoir masculin ; les addictions à l’alcool et à d’autres drogues ; le divorce et la déchéance ; la sensualité sadique et cruelle des êtres dégoûtés par leur propre corps ; l’obsession pathologique de l’argent ; et, pour mettre du panache, l’auto-mise en scène. Bref, l’Amérique.

Si, au début du XXe siècle, l’industrie cinématographique était concentrée à Hollywood, aujourd’hui elle s’est diffusée partout : de l’État du Maine à celui de l’Oregon, en passant par la Floride et le Texas, chaque citoyen devient la star d’un long métrage ; s’exprimant avec ironie, il regarde d’en haut ses pauvres interlocuteurs, exclus de la projection privée de sa vie, obligés de se fier aux apparences. D’où l’importance chez les anglophones du mot « like » (qui pourrait se traduire par « genre », « je veux dire » ou « tu vois ? »), utilisé à outrance pour signaler l’incommunicabilité du sujet.

N’en déplaise à la plupart des romanciers contemporains, l’Ancien Régime n’existe plus : la conscience humaine a eu sa révolution. Peu nombreuses sont les Lumières qui l’ont compris, parmi lesquelles Emma Cline. Pourtant, son style post-révolutionnaire ne cède jamais à la nostalgie, ni à la mélancolie : comme le Bouddha, elle reste dans l’acceptation du présent, ne cherchant qu’à l’écrire avec poésie et tendresse.

Harvey Weinstein – le héros de Harvey – mérite-t-il, lui aussi, miséricorde ? Les méfaits des gros pervers sexuels ont-ils influé sur la transformation de la conscience humaine ? L’état d’esprit californien découle-t-il de #MeToo ? Emma Cline semble le croire ; sa prose désinvolte, déracinée et floue ne cesse d’exposer la quête, frustrée, d’un Daddy honni. Dont l’ex-producteur de cinéma, dépeint de manière absurde. Dans la nouvelle – initialement publiée dans The New Yorker et intitulée « White Noise » (« Bruit de fond »), ce qui est aussi le titre d’un roman de Don DeLillo (1985) –, Harvey est planqué dans une maison du Connecticut où il attend le verdict de son procès, prévu pour le lendemain, alors que dans l’immeuble d’à côté habite une autre célébrité : DeLillo, un personnage fictif ici.

Loin de méditer sur son humiliation imminente, Harvey songe à un nouveau projet : adapter White Noise. Il guette donc la moindre apparition du romancier dans la maison voisine, afin de l’enrôler. Il faut savoir que le roman de DeLillo met en scène un professeur ayant inventé le champ d’études hitlériennes, un intellectuel spécialisé dans l’analyse d’un monstre. N’est-ce pas précisément la démarche d’Emma Cline ? Le point Godwin s’est-il déplacé de Berlin vers les deux côtes de l’Amérique ? Auschwitz, point focal du monde d’avant, a-t-il été remplacé par les zizis circoncis de Weinstein, de Woody Allen et de Jeffrey Epstein ?

Celui de Harvey ne sera révélé qu’en creux, énigme centrale d’un corps pour le reste examiné en détail. Harvey paraît ne pas se rappeler les péchés commis par l’organe fautif : « Il se souvenait à peine de toutes les choses qui s’étaient produites, et par conséquent il avait écouté avec un certain intérêt les témoignages, au début, curieux d’entendre ce qu’il était censé avoir fait. Mais c’était vite devenu ennuyeux […] On avait l’impression que tout se déroulait du mauvais côté d’un télescope, c’était loin et déformé : des bobards qui se passaient dans des chambres d’hôtel, des couloirs de restaurants fermés depuis presque dix ans. Le Bar 89 n’existait plus ».

Daddy et Harvey, d'Emma Cline : American abject

Le télescope qui s’étend et se rétracte, c’est Harvey, peu disposé à considérer son passé, préférant – une fois n’est pas coutume – foncer dans une poursuite effrénée des stars. En présentant son projet à ses avocats, il cite de mémoire ce qu’il croit être la première phrase de White Noise ; hélas, il s’agit de l’incipit d’un roman de Thomas Pynchon, L’arc-en-ciel de la gravité (1973). Peu importe, l’œuvre compte moins que l’idée : l’Amérique est un pays platonicien, ses yeux sont braqués sur le mur de la caverne, où l’on voit l’image du spectacle. « Incroyable, tout ce qu’ils faisaient de nos jours. Une telle quantité de fric, c’était presque obscène ! […] Leur rôle à eux était de façonner la culture, il l’avait toujours dit : tout découlait de lui, de personnes comme lui, des choix faits dans une certaine pièce dans un certain immeuble de Manhattan, des choix qui façonneraient le discours. Et Don DeLillo respecterait ça. […] White Noise. Ils pourraient réaliser un véritable coup d’art et d’essai, en insistant sur le fait que c’était un film à l’ancienne, un classique. »

Une idée, chose purement abstraite, crée de l’argent : quel langage convient à ce processus dématérialisé, à part les SMS ? Harvey ne cesse de pianoter sur son téléphone : « C’est le MOMENT IDÉAL pour faire CE FILM, écrivit-il. On a faim de sens et c’est le grand roman américain. » Plus tard, il dicte à son assistante : « Nancy stp envoie Chiffres ASAP que je les présente à don delillo 2main soir, trouve un bon resto dans le coin, réserve, peut venir avec sa femme s’il en a une ou petite amie. » Il n’y a plus de hiérarchie, que ce soit entre personnes réelles et fictives, entre célébrités et inconnus, entre texto et poésie, entre culture et marchandise ou entre minuscules et majuscules.

Dans cet univers virtuel, une activité charnelle – dîner au restaurant – est-elle possible ? Habite-t-on encore un corps ? « Qu’était donc Harvey en réalité, à part une silhouette en carton, une idée de lui-même ? » Pauvre Harvey, pourquoi diable a-t-il besoin d’un point d’ancrage, d’une figure paternelle, d’une étoile polaire ? Au milieu de sa nuit troublée, il la trouve illuminée à l’intérieur d’une voiture : « Là, la clôture. Et de l’autre côté, il y avait Don DeLillo. Il était toujours assis dans la voiture, il parlait au téléphone […] un rectangle de lumière éclairait son visage d’un bleu écœurant […] Don DeLillo saurait quoi faire. Comment réparer tout ce qui était allé de travers […] Don DeLillo ne voyait-il pas à quel point ils se ressemblaient, ne le sentait-il pas ? »

Daddy, recueil de nouvelles publié l’année dernière aux États-Unis, reprend cette quête d’un père, DeLillo cédant la place à d’autres hommes puissants, plutôt sur le modèle du producteur libidineux, le tout écrit dans un langage moins emprunté au romancier new-yorkais, où Cline lâche les accents macho de Harvey en faveur d’un ton insolent et frais, créant des échos de Kids in America de Kim Wilde, un timbre clean qui rappelle les Eagles, les Beach Boys et Bret Easton Ellis. Mais la pureté n’est qu’apparente, elle dissimule un arrière-fond menaçant et pervers : une violence paternelle incestueuse à laquelle les filles ne sont pas indifférentes. Dans « What Can You Do with a General », les rapports tendus entre John et sa famille remontent à ses anciennes crises de colère, aujourd’hui enfouies dans sa mémoire ; dans « Los Angeles », Alice, apprentie actrice, arrondit ses fins de mois en vendant ses culottes – glissées dans un sac alimentaire zippé – à des inconnus ; dans « La nounou », Kayla est planquée dans la maison d’une amie de sa mère, fuyant les paparazzi après la découverte de sa relation avec un acteur célèbre, dont elle gardait l’enfant ; dans « Marion », la narratrice, âgée de onze ans, se déshabille pour être prise en photo par son amie Marion, chacune étant jalouse de l’adolescente violée par Roman Polanski, et attirée par Jack, le copain de Bobby, père de Marion. Peut-on y déceler un clin d’œil au président assassiné et à son frère, réputés avoir couché avec la même actrice ? Marion = Marilyn ?

Daddy et Harvey, d'Emma Cline : American abject

« A/S/L », la dernière nouvelle du recueil, se déroule dans un centre de réhabilitation. Ally, vingt ans, fille d’un sénateur, doit remplir un cahier de thérapie comportementale dialectique, où elle doit citer trois actions susceptibles d’améliorer sa vie. Elle pense à un autre patient, G., délinquant sexuel notoire :

1 Acheter des baskets blanches matelassées

2 Me faire un double piercing dans les oreilles

3 Baiser avec G.

Thora, sa camarade de chambre, partage ses fantasmes : « Quand Ally dormait, Thora se frottait parfois contre la paume de sa main, en imaginant le corps massif de G. derrière elle, ce ventre impressionnant après des années de gastronomie en public, cognant contre son dos. Ça fonctionnait seulement si elle imaginait que G. était convaincu qu’il lui prenait quelque chose. »

Les deux copines avaient-elles vraiment envie de cet homme rebutant ? Chez Emma Cline, la mise en scène l’emporte sur les faits : les personnages se filment, se photographient et se confient dans leurs cahiers. À part ça, ils imaginent le récit de leurs aventures avant de les vivre. L’Amérique est-elle devenue un vaste plateau de télé-réalité ? Une mise en abyme nourrie par une scène primitive incestueuse ?

EN ATTENDAN NADEAU

mardi 28 décembre 2021

Entretien avec Richard Powers

 

Richard Powers

Entretien avec Richard Powers

par Steven Sampson
20 novembre 2021

Sidérations
, treizième roman de Richard Powers, finaliste pour le prix Booker 2021, raconte le deuil d’un père, astrobiologiste de métier, amenant son fils « visiter » de lointaines planètes, tout en explorant des forêts primaires de la nôtre, afin de comprendre la nature de l’humanité. Une fois n’est pas coutume, Powers se sert de l’innovation technique pour mettre en relief les éléments fondamentaux de la vie terrestre. EaN a pu s’entretenir avec le romancier lors de son récent passage à Paris.


Richard Powers, Sidérations. Trad. de l’américain par Serge Chauvin. Actes Sud, 400 p., 23 €


Sidérations : entretien avec le romancier Richard Powers

Richard Powers (octobre 2021) © Jean-Luc Bertini

Au risque de recourir à Sainte-Beuve, je tiens à remarquer que vous écrivez ici sur un rapport fusionnel père-fils alors que vous n’avez pas d’enfant.

Longtemps, j’ai été du côté de Proust : pendant trente ans, j’ai résisté à la tentation d’intégrer l’information biographique dans l’intrigue, je m’efforçais d’éviter toute influence de ce genre. Aujourd’hui je suis plus souple. En effet, je n’ai pas enfant, par contre j’ai de nombreux neveux et nièces, ainsi que de fortes relations de parent de substitution. Mais au fond une bonne partie du roman vient de ma propre expérience de l’enfance, à neuf ans j’étais un garçon assez étrange. Être romancier, c’est appliquer la méthode de Stanislavski : trouver dans votre propre expérience quelque chose d’analogue à la situation que vous devez recréer. Ce roman relève alors de la « fiction spéculative » pure : après avoir souvent écrit sur des technologies alternatives, je finis par spéculer sur l’expérience paternelle.

Sidérations relève de la « fiction spéculative » pour d’autres raisons également.

Hormis la paternité, deux autres aspects sont évidents. D’abord, le Neurofeedback EEG (une technique thérapeutique pour la rééducation du cerveau), technologie que j’ai découverte en 2013 – elle existait déjà depuis dix ans –, et à partir de laquelle j’extrapole. Elle en est encore à ses débuts, pour l’instant on s’en sert pour traiter divers traumatismes, des troubles de stress post-traumatique (TSPT), etc. Mon astuce, c’est de l’introduire subrepticement dans un texte apparemment respectueux du « contrat » du réalisme domestique, avant d’augmenter progressivement le volume pour mettre le lecteur dans la confusion : s’agit-il de la science d’aujourd’hui, de celle qui adviendra dans deux ou dans dix ans, ou est-ce un truc impossible tout simplement imaginé par Powers ? Je prends du plaisir à jouer avec un genre où l’on baisse le seuil de tolérance de l’invraisemblance : le lecteur lambda qui sait d’emblée pleurer pour un père et un fils perdus peut ainsi accéder à cet autre univers, il prend pour acquis l’élément fabuleux à l’intérieur du cadre du réalisme domestique, voilà la raison pour laquelle je brouille les frontières de la technologie.

Quel est le troisième élément de la « fiction spéculative » ?

La géopolitique, tous ces événements extérieurs qui empiètent sur Theo (le père). Encore une fois, je l’aborde à partir d’une ambiance propre au réalisme social : le lecteur se dit : « C’est l’Amérique de 2019, j’ai mes repères, je reconnais ces figures qui ressemblent à Trump et à Greta Thunberg. » Ensuite, au fur et à mesure du roman, on franchit une frontière, on n’est plus dans l’Amérique de 2019, c’est un monde parallèle. Mon but, c’était de représenter l’univers déroutant et perverti des deux dernières années de l’administration Trump : on ne savait pas encore à quoi cela allait aboutir ; si j’avais été plus fidèle à la réalité, ç’aurait été faussement rassurant. En même temps, Theo et Robin (le fils) entreprennent de nombreux voyages à travers la galaxie pour visiter des exoplanètes révélées par les recherches des astrobiologistes, ce sont des destinations sécurisantes, où le père et le fils entrent dans l’imaginaire l’un de l’autre pour trouver une manière oblique de dialoguer sur leurs craintes et leurs espoirs, cela évoque le genre de science-fiction que Theo affectionnait dans sa jeunesse. Ensemble, ces éléments jettent les bases du dénouement : on se déplace sur d’autres mondes afin de revenir sur la Terre, pour découvrir que la vie et l’intelligence extraterrestres nous entourent, on y était aveugle. Cet entrelacement, ce dispositif consistant à quitter la maison afin de revenir et de la mieux comprendre, fait penser au Magicien d’Oz.

Dans la New York ReviewMargaret Atwood compare votre roman La chambre aux échos au Magicien d’Oz.

J’en ai été enchanté. Elle est convaincante, c’était inconscient de ma part, cela m’a fait drôle de m’en rendre compte en lisant son article. Dans Sidérations, je n’avais pas conscience de la fin avant d’y arriver.

Si je devais identifier un modèle pour Sidérations, ce serait plutôt la nouvelle évoquée explicitement ici, Des fleurs pour Algernon.

Absolument. Encore une fois, ç’a été inconscient. Quand j’ai entamé l’écriture, soumettant Robin à cette intervention censée augmenter son intelligence émotionnelle, pour qu’elle soit ensuite réduite, j’avais un sentiment de familiarité. Je me suis rendu compte – c’était émouvant – qu’il s’agissait de ma propre enfance, de mon propre sentiment d’être anormal, arrivé au moment de la lecture des Fleurs pour Algernon. Ce que j’ai lu à onze ans, c’est la nouvelle de Keyes, qui a été ensuite transformée en roman. Quand, récemment, j’ai rouvert celui-ci, je suis tombé sur l’épigraphe tirée de La République, selon laquelle la vue (comme l’esprit) connaît deux types de sidérations (rendu par l’adjectif « troublé » dans la version française : « On se rappellerait que la vue peut être troublée de deux manières et pour deux causes : quand on passe de la lumière à l’obscurité, ou bien le contraire, de l’obscurité à la lumière »). Là, j’ai trouvé mon titre. Et je me suis rendu compte que, derrière Keyes, je m’appuyais sur Platon, lui et moi on s’abreuvait à la source de l’allégorie de la caverne, cette fable ancienne sur le fait de briser l’illusion consensuelle – « l’hallucination consensuelle », pour emprunter l’expression de William Gibson. Ça finit mal chez Platon, ça finit mal chez Keyes, et ça finit mal dans Sidérations !

Comme chez Keyes, la technologie employée pour modifier le comportement de Robin est vertigineuse et dérangeante.

Theo accepte la proposition d’un collègue d’inscrire son fils dans une nouvelle thérapie, le décodage du neurofeedback.  Il s’agit de scanner le cerveau d’une personne en train d’apprendre une nouvelle tâche, de participer à une activité ou de ressentir un état émotionnel particulier. Une fois qu’on a sauvegardé ce scan IRMf, on l’utilise comme modèle pour une seconde personne : on fournit des indices à celle-ci pour qu’elle puisse ajuster son état mental interne, le calquant sur le modèle. Robin s’avérera virtuose dans cet exercice, il développera rapidement la capacité de participer à l’état mental du cerveau modèle, acquérant ainsi une sorte de profondeur nouvelle et de maîtrise de soi.

Il communique avec l’esprit de sa mère défunte. En même temps, lui et son père se comprennent à demi-mot. Norman Rush plaide pour une nouvelle convention typographique – « thoughtface » – afin de transcrire les pensées. Chez vous, l’emploi des italiques brouille la frontière entre dialogue et pensée : s’agit-il de la télépathie ou de la parole ?

Robin trouve de l’apaisement à travers une connexion avec le flux de vie au sens large. Il se trouve qu’à travers son métier Theo a accès au domaine émergent de la découverte d’exoplanètes. Au début, il parle à son fils de planètes fictives, comme une sorte de rituel de coucher, je les imagine allongés l’un à côté de l’autre, ajoutant à tour de rôle des éléments au conte. Ils essaient d’imaginer à quoi ressemblerait la vie en ces lieux lointains, cela leur procure un sentiment de sécurité. Au fond, il s’agit d’une exploration implicite de toute forme de diversité : Robin s’alarme de la diminution de la diversité de la vie sur la Terre, du problème de l’extinction des espèces. Quant à Theo, il se préoccupe de la diversité neurologique, des velléités normalisantes d’une société soucieuse de faire disparaître la singularité de son fils.

Sidérations : entretien avec le romancier Richard Powers

D’où vient votre intérêt pour le voyage extra-planétaire ?

Dans la science-fiction, dans laquelle j’ai grandi, le voyage vers d’autres planètes n’est qu’une façon de découvrir d’autres possibilités, d’autres façons d’être, d’autres personnes. Pour moi, elle remonte au XIXe siècle, aux romans d’aventures de Melville, ou encore, deux siècles plus tôt, à Defoe : on arrive sur une nouvelle île, et, tout d’un coup, les principes fondamentaux de la société se trouvent altérés, ainsi que notre conception de la santé mentale, des émotions ou de la pensée. L’apogée du roman de gare planétaire se situe dans les années 1940 et 1950, avec des reptiles anglophones de trois mètres. Quand j’étais jeune, le genre s’est sophistiqué, il est devenu une manière puissante d’explorer l’aspect contingent de notre singularité humaine. Je suis né en 1957, j’ai lu de manière intensive la fiction des années 1960 et 1970, il y avait John Brunner, James Tiptree Jr, Ursula Le Guin. C’est à ces sources-là que j’ai puisé. En même temps, j’ai emprunté à un courant d’avant-garde de la tradition littéraire : je pense notamment aux Villes invisibles d’Italo Calvino, ou à Quand Einstein rêvait d’Alan Lightman, composés de micro-chapitres – chacun pourrait être un roman en soi – où l’on se trouve en terre étrangère, les règles du jeu ont changé, et, en une page et demie, on va extrapoler sur toutes les ramifications. C’est un procédé puissant : il montre combien notre conception de l’existence est contingente, combien nous avons été colonisés par une trajectoire culturelle circonscrite. De fait, ces livres-là sont probablement issus de la science-fiction classique des années 1930, d’écrivains comme Olaf Stapledon et son livre Créateur d’étoiles, monument de la science-fiction. Stapledon ne s’intéresse nullement au développement du personnage ou à l’intrigue, il ne fait que lancer à la figure de son lecteur monde après monde, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on a beau fabriquer des mondes, on a été fabriqués par le nôtre.

Vous avez déclaré que les êtres non humains ne figurent plus comme personnages importants dans la fiction. Depuis quand ?

Pendant la plus grande partie de l’histoire littéraire, des entités non humaines ont été essentielles. On n’était pas encore dans l’illusion de l’autonomie, de l’auto-fabrication, de notre indépendance vis-à-vis du reste du monde vivant. Cette idée bizarre n’aurait jamais traversé l’esprit des autres cultures. Elle arrive dans la littérature occidentale vers les dernières décennies du XIXe siècle.

Qui sont les derniers écrivains d’avant la chute ?

On le voit chez Melville : ce n’est pas seulement la baleine qui est dotée de pouvoir, d’intention et d’intelligence, mais l’univers entier, au moins indifférent s’il n’est pas malveillant, un univers dont le logiciel est incompatible avec le nôtre. Aux États-Unis, au collège, on apprend qu’on peut distinguer trois formes d’opposition en littérature : l’homme est en conflit avec lui-même ; ou bien avec d’autres hommes – c’est le cas du roman social ou politique ; ou bien encore l’espèce humaine s’oppose à tout le reste. Auparavant, ce dernier genre de conflit était omniprésent, il l’est toujours chez les peuples indigènes. Hélas, chez nous, on a fabriqué tant de technologies, on est devenu si enivré de puissance, qu’on estime avoir gagné la guerre. Donc les derniers soupirs de ce genre fictionnel s’expriment à la fin du XIXe siècle, chez des écrivains comme Jack London, obligé de partir en des lieux exotiques pour situer ses histoires de lutte et de survie. Sinon, ça fait un bon moment que toute tentative de raconter ce troisième genre d’histoire dégage un parfum nostalgique, cela ne peut se passer que dans un roman historique. Aujourd’hui, les praticiens de la fiction littéraire s’opposent aux auteurs focalisés sur une crise qui ne relève pas de l’ambiguïté morale. Ils pensent que, si un roman est animé par une vocation morale, il est forcément médiocre. C’est pour cela que le milieu littéraire avait enfermé la science-fiction dans des ghettos : elle ne se préoccupait pas de psychologie. Or, c’est dans le domaine de la science-fiction qu’on n’a jamais cessé d’examiner la question de ce que veut dire être humain. C’est dans la science-fiction qu’on trouvera le roman de l’avenir.

Robin, le prénom du fils, me fait penser à Batman et Robin. Mais vous avez été influencé par l’essayiste Robin Wall Kimmerer.

En effet, il s’agit d’un hommage. Elle a eu une énorme influence pour L’arbre-monde. Amérindienne, élevée dans la tradition des connaissances indigènes, elle est biologiste de formation. Dans son essai Tresser les herbes sacrées, elle essaie de réunir trois méthodes de connaissance qui, au premier abord, paraissent incompatibles. Pourtant, elle en fait une tresse. Son argument est émouvant, elle conseille à chacun de récupérer son sentiment d’appartenance au monde, pas en tant qu’habitant dominant, mais en tant que voisin dans le quartier des êtres vivants. Elle incite à « redevenir indigène ».

C’est ce que vous avez fait il y a cinq ans quand vous vous êtes installé au milieu des monts Great Smoky dans les Appalaches, afin d’écrire L’arbre-monde. Maintenant, vous êtes passé de la forêt à l’espace, mais vos deux derniers romans partagent une vision quasi mystique de la place de l’homme dans l’univers.

Sidérations est un bourgeon ou une branche du grand arbre de L’arbre-monde, mais, au lieu d’une longue et complexe narration à plusieurs voix, j’ai élaboré une histoire à partir d’une petite poignée de personnages dans un laps de temps limité et dans un seul cadre narratif, tout en essayant de dépeindre la même transformation de la conscience. C’est à la fois un livre sur la forêt et sur l’espace : aux yeux d’un astrobiologiste, ce qu’on explore dans les étoiles, c’est un énorme biome. Vous savez, Ursula Le Guin a écrit un roman dont le titre est Le nom du monde est forêt.

C’est là que se situera le sacrifice du fils. Est-ce une figure christique ?

Oui, mais l’idée du sacrifice de l’individu préfigure Jésus ; le mythe du dieu mourant et ravivé, cela renvoie à Frazer. Autrefois, c’était notre manière d’être dans le monde : on se résignait à l’influence de la Terre. Comme le dit Thoreau de manière remarquable, pour vivre le passage de chaque saison, il faut accepter la nature transitoire de l’individu : « Vis le passage de chaque saison ; respire l’air, bois le breuvage, goûte le fruit, et livre-toi à l’influence de chacun. » Il s’agit de trouver une source de satisfaction plus profonde que celle qu’on cherche dans la séparation. Il faut accepter les contraintes de la mortalité, il ne s’agit pas d’un défaut de conception. Pour Thoreau, la mort n’est pas un bug, c’est une fonction. C’est la plus grande invention de la vie, permettant la diversification, l’évolution et la régénération.

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU


lundi 27 décembre 2021

Entretien avec Katharina Volckmer

 

Katharina Volckmer


Entretien avec Katharina 

Volckmer

par Steven Sampson
22 septembre 2021

Katharina Volckmer, Jewish Cock. Trad. de l’anglais par Pierre Demarty. Grasset, 200 p., 18,50 €


Jewish Cock : entretien avec Katharina Volckmer

Katharina Volckmer (septembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Pourriez-vous nous raconter la genèse de ce roman ?

La voix m’est apparue, je l’ai suivie. Depuis longtemps j’échangeais avec un éditeur français [Katharina Volckmer travaille dans une agence littéraire], Joachim Schnerf, sa maison a décidé d’acheter les droits. On attendait que le livre soit publié exclusivement en français. Puis on a trouvé un éditeur anglais pour la version originale.

Le texte s’appelait alors Jewish Cock ?

Oui. Cela correspond à l’ambiance. Pour les éditions anglophones, on l’a modifié (The Appointment, sous-titré « The Story of a Cock » en Angleterre et « The Story of a Jewish Cock » en Amérique). Qu’en France il porte un titre étranger souligne le fait que je n’écris pas dans ma langue maternelle. Les Russes l’ont intitulé Jewish Cock en russe, tandis qu’en Italie il s’appelle Un cazzo ebreo. Évidemment, les Allemands n’ont pas voulu faire la même chose.

Vous l’avez écrit en anglais. Quel est votre rapport à l’allemand ?

C’était plus authentique pour moi en anglais : cela fait quinze ans que j’habite au Royaume-Uni, c’est ma langue de tous les jours, j’aurais trouvé ça vieillot d’écrire en allemand. À l’étranger, on perd sa langue maternelle, les détails s’échappent, l’allemand est devenu pour moi un langage privé que j’emploie avec des proches mais rarement dans un contexte officiel. Aussi m’intéressé-je aux continuités du fascisme qu’on voit bien ces derniers temps dans le langage avec la résurgence de l’AfD, parti fasciste qui ravive des termes douteux. Pourtant, au Royaume-Uni, il est considéré comme branché d’utiliser des mots germaniques, par exemple « That’s up my Strasse » (variante de « that’s up my alley », i.e. c’est mon truc), ou Zeitgeist. Dans le Guardian, on remarque ce phénomène, c’est amusant. Et puis il y a une obsession pour Berlin, les gens y vont et en reviennent avec quelques miettes. Berlin est devenue tendance, on célèbre l’idée d’un nouveau peuple allemand, issu de Berlin, ouvert et fun.

Le profil de la narratrice ressemble au vôtre.

Elle habite au Royaume-Uni depuis longtemps et a envie de s’ouvrir à des sujets dont elle ne pouvait parler avant. Je m’intéresse à l’identité, notamment celle du corps, qu’on étiquette comme mâle ou femelle, allemand ou français ou américain. La narratrice se confie à un médecin, il comprend son corps, elle peut s’exprimer plus librement. Elle traverse une foule d’émotions, il s’agit d’un voyage vers sa propre vulnérabilité : au début, elle est dans la provocation afin d’explorer les limites du regard de l’Autre. Pour un Allemand, c’est énorme de pouvoir discuter si ouvertement avec un Juif, normalement on ne se le permet pas. On a peur d’offenser, ou d’être obligé de parler de soi.

Elle attend que le gynécologue modifie son corps.

Il ne s’agit pas d’un mémoire trans, il y a un élément absurde. Au fond, c’est sa manière à elle de vouloir cesser d’être allemande, envie partagée par beaucoup de ses compatriotes. C’est une identité compliquée, on en est toujours un peu embarrassé, à l’étranger nous sommes gênés lorsque nous nous rencontrons, préférant maintenir l’illusion qu’on n’est plus très allemand.

Vous écrivez : « Un Juif vivant, c’est quelque chose de diablement excitant pour un Allemand. » D’où vient cette excitation philosémite ?

Cela peut paraître bizarre, mais ce passé a créé un lien. Et on ne peut dissocier les deux cultures. Je suis gênée que les Allemands n’aient jamais fait le deuil des Juifs en tant qu’ils sont leurs compatriotes. À Babi Yar, en Ukraine, j’ai vu le monument soviétique controversé où l’on fait abstraction de la judéité des victimes (présentées comme de simples citoyens soviétiques) ; je pense que cet élément-là manque dans le discours allemand : le Juif reste l’Autre.

Sinon, on ne peut expliquer la Shoah.

Oui, mais on n’a pas réussi à dire qu’ils faisaient partie de notre peuple, de notre culture. Sans eux, on ne peut évoquer ni la littérature, ni la musique ni la peinture allemande. Ils font partie de nous, pourtant on n’arrive pas à faire ce pas.

Ce mélange se trouve-t-il dans le personnage de K, juif et amant de la narratrice ?

C’est un clin d’œil et un hommage à Kafka ; K figure une certaine tristesse, celle de l’incapacité d’être la personne qu’on veut être. Leur relation s’arrête lorsqu’elle se rend compte qu’elle ne souhaite pas être femme, tandis qu’avec lui elle serait obligée de rester dans son corps femelle.

K serait-il une figure corporelle ?

Il est peintre. Lui et la narratrice peignent l’un sur l’autre. J’adore réfléchir sur les couleurs, l’art m’inspire, j’aime l’idée de peindre sur un corps. K utilise le violet, couleur du deuil et de la tristesse dans certaines cultures.

Leur rencontre est vive et charnelle.

Ils se rencontrent dans des toilettes publiques, elle investit des espaces mâles, donc elle le croise pour la première fois dans un WC, ils ont un rapport sexuel aléatoire. Je songe parfois aux toilettes collectives et à ce qu’elles représentent : c’est un espace d’intimité publique. Que se passe-t-il lorsqu’une femme entre dans un WC pour hommes, ou l’inverse ? Ce geste mineur provoque une réaction forte.

Elle pratique une fellation sur cet inconnu. Je songe à Melissa Broder et à Lionel Shriver, chacune montrant l’importance du corps dans la culture contemporaine.

Le corps féminin est très policé, on a une image concrète de ce à quoi il devrait ressembler, il y a une pression constante d’être belle et baisable. Certaines femmes commencent à repousser cette idée, à se libérer des contraintes. Le corps féminin est un champ de bataille. Il est assujetti à une violence inouïe. Imaginez ce que ça serait si une femme pouvait faire un jogging tranquillement à minuit, en se sentant en sécurité. Les femmes gardent toujours à l’esprit l’éventualité d’un danger.

Avez-vous été influencée par d’autres œuvres abordant ce thème ?

En ce qui concerne la peinture corporelle, il y a une scène fantastique dans La végétarienne de Han Kang. Sinon, j’admire Thomas Bernhard. On a comparé mon livre à Portnoy et son complexe : j’en suis flattée. C’est l’un des rares livres qui m’ont fait rire à gorge déployée. Certains le trouvent vulgaire, mais je crois que l’humour, s’il est réussi, demeure le meilleur moyen d’atteindre le public. Je pense au film La mort de Staline : en sortant du cinéma, je me sentais mal, je l’ai trouvé affreux, mais efficace, il faisait vraiment ressentir l’horreur.

Jewish Cock : entretien avec Katharina Volckmer

Pourquoi vous êtes-vous installée à Londres ?

Je suis partie étudier la littérature allemande et anglaise à Queen Mary, puis je suis allée à Oxford faire une thèse sur Jakob Wassermann, un écrivain juif allemand contemporain de Thomas Mann, très connu de son vivant. Elle s’intitule Society and its Outsiders in the Novels of Jakob Wassermann et porte sur les femmes, les enfants et les homosexuels dans sa fiction. Je m’interroge sur le fait que certains écrivains sont oubliés. Wassermann a publié un essai puissant sur son identité : Mein Weg als Deutscher und Jude.

Votre livre semble porter l’empreinte de la psychanalyse.

J’ai beaucoup lu Freud, l’idée du flux de conscience vient de lui, mais l’ironie de mon roman, c’est que l’héroïne ne se livre pas à un psychanalyste : elle préfère s’adresser à quelqu’un qui comprend son corps. Avant, elle avait été obligée de voir un psy, cela n’a pas bien marché, elle était trop timide, pas prête à parler ouvertement. Le docteur Seligman est juif, c’est pourquoi elle le trouve mieux placé pour la comprendre.

Son patronyme évoque le Dr Spielvogel de Philip Roth.

En allemand, son nom veut dire « chanceux » ou « heureux ». Et si on parle de quelqu’un qui est mort récemment, on dit « Gott hab ihn selig » (paix à son âme). Apparemment, il y a un film célèbre avec Louis de Funès où le rabbin porte ce nom.

À part Freud, un autre Autrichien présent ici s’appelle Adolf Hitler. Pourquoi la narratrice aime-t-elle imaginer la moustache du Führer en train de chatouiller ses parties intimes ?

Le Hitler sexy, les gens sont fascinés par cette figure, chez lui il y a un étrange élément érotique dont je voulais me moquer. Même au Royaume-Uni, on est obsédé, on se cache derrière Hitler. Dans des documentaires allemands, on entend des phrases genre « Hitler a envahi la Pologne », comme s’il l’avait fait tout seul. C’est important de le ridiculiser, au lieu de le mettre sur un piédestal. Certains hommes affichent un fétichisme érotique bizarre à travers des coiffures nazies et des uniformes Hugo Boss. Au risque de gêner, peut-être faut-il explorer ces strates de conscience.

La narratrice achète son pénis avec de l’argent venant de son arrière-grand-père, chef de gare de la dernière station avant Auschwitz.

C’est important d’un point de vue symbolique, de nombreux Allemands ont de tels ancêtres, qu’on prétend n’avoir été que des rouages dans la machine. Cet incident renvoie aussi à Auslöschung (Extinction), roman de Thomas Bernhard, où l’héritier d’un argent nazi finit par le donner à un organisme juif.

Avez-vous pu discuter de cette époque avec des aïeux ?

Ma grand-mère paternelle, encore vivante, est née en 1930, à Amberg, en Bavière, près de Nürnberg et de Fürth, le site de la plus ancienne yeshiva en Allemagne. Ces villes avaient d’importantes populations juives. Je n’en reviens pas que ma grand-mère ait pu être témoin de ces événements, du moment où les Juifs ont dû porter l’étoile jaune, ce qui les a rendus de moins en moins visibles : avant d’être déportés, ils étaient comme des ombres dans la rue. Elle a aussi vu la destruction de la synagogue. Elle représente mon dernier lien à cette époque, c’est difficile d’imaginer à quoi l’Allemagne ressemblait, c’était un autre pays, où il y avait encore une population juive. J’ai du mal à concevoir le quotidien, c’est rarement bien fait dans les films sur la Shoah ou sur la guerre.

En France, on le voit dans certains films, notamment ceux de Jérôme Prieur.

En tant que russophile, vous devez connaître Dix-sept moments de printemps. Il s’agit de l’histoire d’un espion soviétique basé en Allemagne pendant la guerre. Mes collègues russes m’ont dit que, lorsque le film passait à la télévision, les rues étaient vides. Je crois que les Russes ont été plus aptes à dépeindre l’horreur, du fait qu’ils avaient vécu une expérience similaire.

Vous écrivez que les Allemands à Londres doivent faire croire qu’ils ont lu « toute l’œuvre de ce putain de Max Sebald ».

Il est beaucoup plus populaire en Grande Bretagne qu’en Allemagne, les gens qui l’ont connu l’appelaient « Max ». J’aime son travail, en particulier Austerlitz, ainsi que la conférence qu’il a donnée où il parle de Dresde, Luftkrieg und Literatur (De la destruction comme élément de l’histoire naturelle), qui a été pour moi une source d’inspiration. Il n’aurait pas pu l’écrire s’il était resté en Allemagne, il a pris du recul, aucun Allemand ne se serait permis de réfléchir comme lui.

Vous êtes dure pour vos compatriotes, décrivant leur « étrange silence allemand que j’en suis venue à redouter plus que tout au monde. Cette façon de faire semblant que tout a disparu sous les ruines ». Est-ce lié à l’architecture ? À ce propos, la narratrice dit : « Notre perspective sera toujours quelque chose qui a été ratissé à mort et qui relève plutôt du béton. »

Lorsque Notre-Dame brûlait, une collègue française était en larmes. J’ai demandé à des amis allemands s’il existait un monument chez nous dont la destruction pourrait déclencher une telle réaction : tout le monde a dit non. Cela n’existe pas en Allemagne, le pays a été rasé. Ensuite on a bâti une autre architecture, à laquelle il est difficile de s’attacher. Cela crée un sentiment d’étrangeté, un silence maladroit, qu’on n’arrive pas à exprimer sur le plan individuel, même si on a conscience d’une culpabilité abstraite et collective, qu’on trouve dans le mot Vergagenheitsbewältigung (fait d’assumer son passé), que je trouve problématique : il ne devrait pas s’agir d’une case qu’on peut cocher, d’une tâche qu’on accomplit pour en être débarrassé. Les gens deviennent suffisants, chacun estime qu’il a fait plus que son voisin en matière de « travail de mémoire » [en français dans l’entretien].

Cela induit des situations loufoques : je pense au cours de musique raconté dans le roman.

C’est une anecdote autobiographique. En Allemagne, on ne doit pas chanter en allemand, les nazis ont cassé la langue. Alors qu’en France on a des radios qui ne mettent que de la musique française, c’est inconcevable chez nous. Dans mon cours de musique, lorsque j’avais douze ans, on chantait toutes sortes de chansons, dont Hava Nagila. C’était absurde.

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU