lundi 20 mars 2023

« Michel Foucault n’était pas pédophile, mais il était séduit par les jeunes éphèbes »

 

Michel Foucault

Le philosophe et essayiste Michel Foucault. © OZKOK/Archives SIPA


Tunisie : « Michel Foucault n’était pas pédophile, mais il était séduit par les jeunes éphèbes »

Le philosophe français s’est-il livré à des actes pédophiles durant sa période tunisienne ? C’est en tout cas ce que rapporte l’essayiste Guy Sorman. JA a interrogé des témoins de l’époque.

Par Frida Dahmani - à Sidi Bou Saïd (Tunisie)
Mis à jour le 1 avril 2021 à 21:44


Pourquoi l’essayiste français Guy Sorman, 77 ans, a-t-il choisi ce moment pour sortir du silence ? Dans son Dictionnaire du Bullshit (éditions Grasset) paru fin février, il accuse Michel Foucault (1926-1984) d’actes pédocriminels et revient sur un séjour à Sidi Bou Saïd où il a côtoyé le philosophe français qui vivait dans le village et enseignait la philosophie à la Faculté des lettres et sciences humaines de Tunis depuis 1965.

IL Y AVAIT DES ENFANTS DE 8, 9, 10 ANS, QUI LUI COURAIENT APRÈS. IL LEUR JETAIT DE L’ARGENT EN LEUR DISANT : « RENDEZ-VOUS À 22 HEURES À L’ENDROIT HABITUEL »

« Ce sont des choses parfaitement ignobles avec de jeunes enfants, des choses d’une laideur morale extrême » assène encore Guy Sorman il y a quelques semaines sur le plateau de France 5. Avant de préciser, au cours d’un entretien accordé il y a quelques jours au Sunday Times : « Il y avait des enfants de 8, 9, 10 ans, qui lui couraient après, raconte-t-il. Il leur jetait de l’argent en leur disant : “Rendez-vous à 22 heures à l’endroit habituel.” » Des accusations qui reposent donc sur les souvenirs de Guy Sorman.

À Sidi Bou Saïd, beaucoup se souviennent encore de l’homme introverti et ascétique qui avait emménagé en 1966 Place Sidi Hassine dans une maison ouverte sur la baie de Tunis. Sidi Bou Saïd vivait à l’époque un syncrétisme entre le mode de vie ancestral et codé des notables tunisois et une population plus cosmopolite. Le village maraboutique, qui n’avait autorisé l’accès aux non-musulmans qu’à la fin du XIXe siècle, était devenu avec l’après-guerre, le repaire d’artistes et d’intellectuels. « Un phalanstère magique, préservé et privilégié » se souvient un riverain du temps où « le vendeur de cartes postales n’avait pas remplacé le marchand de légumes devant le Café des Nattes ».

« Jeunes éphèbes »

Les témoins de cette époque bohème ne semblent pas conserver les mêmes souvenirs que Guy Sorman : « Personne ne dénonce les actes d’autres illustres visiteurs, comme André Gide, qui ne cachaient pas leurs penchants », commentent les habitués du Café des Nattes. Le village avait adopté le philosophe et ami du journaliste Jean Daniel, un inconditionnel épris des lieux. Certains ont encore des anecdotes sur ces années 1966-1968 où Foucault écrivit L’Archéologie du savoir face à la Méditerranée.

L’un d’eux raconte combien le village avait ri quand l’employée de maison de Foucault avait poussé les hauts cris après que son fils lui eut traduit en arabe l’incipit d’Ainsi parlait Zarathoustra. « Dieu est mort et personne ne me l’a dit » hoquetait-elle en cherchant confirmation auprès du voisinage, sûre que « les livres ne mentaient pas ». Ce temps-là était aussi celui de l’agitation et de la mobilisation des étudiants en Tunisie. « J’ai fait mai 68, en mars 68 à Tunis » rétorquait Foucault au philosophe Herbert Marcuse qui lui reprochait de ne pas avoir été présent durant les évènements de mai à Paris. Durant ces mois intenses en débats et actions, il a conçu une réelle admiration pour la détermination des jeunes Tunisiens du mouvement de gauche Perspectives, dont la répression lui a inspiré Surveiller et punir (1975).

C’est cet homme, qu’un demi-siècle plus tard, Guy Sorman accuse d’avoir emmené de jeunes enfants dans le cimetière de Sidi Bou Saïd pour s’y livrer à des actes sexuels. L’idée de bacchanales autour des tombes choque les villageois : « Comme dans tout village, on n’est jamais seul et le cimetière, surtout sur cette terre maraboutique, est un lieu sacré que nul n’oserait profaner pour ne pas contrarier la baraka de Sidi Jebali, saint patron des lieux » réagit un « fils de Sidi Bou Saïd ».

« FOUCAULT N’ÉTAIT PAS PÉDOPHILE MAIS ÉTAIT SÉDUIT PAR LES JEUNES ÉPHÈBES. DES GARS DE 17 OU 18 ANS QU’IL RETROUVAIT BRIÈVEMENT DANS LES BOSQUETS SOUS LE PHARE VOISIN DU CIMETIÈRE. »

Moncef Ben Abbes, véritable mémoire du village, est catégorique : « Foucault n’était pas pédophile mais était séduit par les jeunes éphèbes. Des gars de 17 ou 18 ans qu’il retrouvait brièvement dans les bosquets sous le phare voisin du cimetière. » La majorité civile est alors fixée à 20 ans. Une précision proche de celle de Jean Daniel qui rapportait dans un portrait de Michel Foucault à Sidi Bou Saïd qu’« il était, le plus discrètement du monde, homosexuel. Sans les rumeurs des petits voyous du village, personne ne s’en serait douté ».

Machination politique ?

Le philosophe français était en tout cas dans le viseur des autorités qui souhaitaient l’écarter de l’université et l’expulser en raison de son soutien au soulèvement étudiant de gauche.

FATHI TRIKI ASSURE LUI QU’« IL N’A PAS ÉTÉ CONTRAINT DE QUITTER LA TUNISIE MAIS AVAIT DÉJÀ SIGNÉ AVEC LA FACULTÉ DE VINCENNES »

A cette époque, le ministre de l’Intérieur n’est autre que Béji Caïd Essebsi (1926-2019), né à Sidi Bou Saïd. « Il n’aurait toléré aucun scandale, mais savait que le village s’auto-régulait. Deux auteurs d’actes pédophiles ont été très discrètement bannis du village bien qu’étant fils de notables » rapporte un proche de l’ancien président de la République.

Les témoignages divergent sur les raisons du départ de Michel Foucault. Kerim Bouzouita, spécialiste en communication politique se réfère à Daniel Defert, compagnon du philosophe dont il a recueilli les propos pour sa thèse, estime que Foucault aurait été poussé vers la sortie après le témoignage compromettant d’un individu de 18 ans avec qui il aurait eu une relation sexuelle et qui aurait été soudoyé par la police politique. L’ancien doyen de la Faculté de Sfax et disciple de Foucault, Fathi Triki assure lui qu’« il n’a pas été contraint de quitter la Tunisie mais avait déjà signé avec la faculté de Vincennes ». « Ce qui se raconte là est très malsain » conclut-il.

JEUNE AFRICA




samedi 18 mars 2023

Silverview / John le Carré réapparaît

 

L’espion qui aimait les livres : John le Carré réapparaît

John le Carré © Stephen Cornwell


John le Carré réapparaît

par Claude Grimal
19 octobre 2022
Silverview, « dernier » roman de John le Carré, paraît aujourd’hui en français sous le titre de L’espion qui aimait les livres, sans doute pour rappeler que l’ouvrage est bien du célèbre auteur d’espionnage mort en 2020 (ah oui, L’espion qui venait du froid ! George Smiley, Karla… !). 
John le Carré, L’espion qui aimait les livres. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Isabelle Perrin. Seuil, 240 p., 22 €

Le livre est accompagné d’une postface de Nick Cornwell, le fils de John le Carré, destinée à rassurer les méfiants. Non, L’espion n’est pas un « fond de tiroir » mais un ouvrage que son père avait commencé en 2013 et complété un an plus tard ; il en était satisfait. Il n’aurait cependant pas souhaité le publier de son vivant parce que ses pages en disaient trop sur ses ex-employeurs et collègues du MI6, ou parce qu’elles mettaient en scène un personnage mourant du cancer, alors que cette maladie venait d’être diagnostiquée chez son épouse (et allait l’être par la suite chez lui).

Soit ! Les histoires de ce « paquet enveloppé dans du papier brun » décrit par Nick, les conversations père-fils à son sujet lors de promenades sur les falaises de Cornouailles, la promesse filiale que le manuscrit serait publié… sont épatamment romanesques (en plus d’être, probablement, vraies). Mais, plus important, comment est le livre ? Très bien, ma foi. Très bien dans le style rapide, drôle, acéré des œuvres de la dernière décennie de l’auteur (Un traître à notre goûtUne vérité si délicateL’héritage des espionsRetour de service…).Le héros, Julian Lawndsley, est un jeune trentenaire qui a abandonné une carrière assumée de « prédateur » à la City pour ouvrir une petite librairie dans une ville côtière d’East Anglia alors même que ses connaissances dans le domaine du livre sont légères. Elles n’incluent, par exemple, ni Chomsky ni Sebald (lequel habitait à deux pas), dont il va apprendre l’existence grâce à un de ses premiers visiteurs locaux, Edward Avon, enthousiasmé par sa boutique et le potentiel de sa salle en sous-sol. Cet euphorique chaland, qui est aussi le châtelain de la belle demeure Silverview, lui suggère d’y établir une « République des lettres » où figureraient les grands « classiques », et lui propose de l’aider dans la gestion de celle-ci. Ce fou de livres, ou fou tout court, se prétend aussi ami de jeunesse du père de Julian. C’est en partie exact, tout comme est exact le fait que le débordant Edward a derrière lui une longue carrière d’espion (en Pologne, en Bosnie, etc.), et qu’il est l’époux de Deborah, spécialiste du monde arabe, ex-éminence des services secrets britanniques, à présent très malade et attendant sa dernière heure à Silverview. Edward va devenir le pivot d’une intrigue assez mystérieuse dans laquelle Julian joue d’abord le rôle de témoin, puis celui de participant naïf, et enfin de complice actif.

Notre « espion qui aimait les livres », bien que retraité et retiré dans sa maison (enfin, celle de son épouse) du bord de mer, attire un jour l’attention du chef national de la sécurité du MI6, Stewart Proctor, informé d’une fuite dans ses services dont il doit découvrir l’origine. Enquête, suspense et grande perplexité pour le lecteur, réduit à toutes les conjectures par les faux-semblants et les dissimulations du texte. Qui aurait fait quoi, où, comment, pour quelles raisons et avec quelles conséquences ?

Le Carré maintient autour de ces questions un humoristique brouillard. Tout juste laisse-t-il filtrer quelques indices au cours de merveilleuses scènes de rencontre et de conversation entre ses personnages. Ces moments sont des modèles de « ménage en bateau », de drôlerie et d’acuité sociale où il est difficile de démêler le vrai du faux, la bourde de la manipulation, l’amabilité de la menace, mais où il est sûr que l’esprit comique triomphe. Ainsi, lorsque Proctor veut faire croire à un interlocuteur gouvernemental haut placé que son enquête vise à identifier une défaillance technique, celui-ci éclate : « Minute là, une fuite, c’est des mecs ! C’est pas de la fibre optique, nom de nom ! Ni des tunnels ! C’est bien des gens, pas vrai ? »

Vrai. Et c’est bien Edward qui a mené un double jeu, et qui, comme tous les espions sympathiques de le Carré, l’a mené par amour et par fidélité à un idéal – les antipathiques trahissant par idéologie ou intérêt.

L’espion qui aimait les livres : John le Carré réapparaîtEdward appartient bien à ce monde que le Carré n’a cessé de présenter dans son œuvre, celui où les questions de rectitude morale, même travesties par la drôlerie ou ébouriffées par l’aventure, sont aussi primordiales que le conflit entre les différents domaines où elle s’exerce. Que doit-on aux autres, à son pays, à son moi profond ? Comment choisir lorsque certaines allégeances viennent buter sur d’autres ? Et si la passion l’emportait sur les principes ? Et si des trahisons d’en haut rendaient toute adhésion à des valeurs dérisoire ? L’espion qui aimait les livres aborde ces problèmes.

Edward, membre du camp des passionnés et des trahis, prend en charge une partie de cette thématique. Mais, contrairement à ce qui arrive souvent chez le Carré, il sera sauvé, non broyé par sa passion… Enfin, sauvé à la manière elliptique de l’auteur. À la fin, alors qu’après avoir été démasqué, il fuit sur une route de campagne, surgit à l’improviste (pour le lecteur) une petite Peugeot noire, Machina cum Dea ou Deo au volant, qui le prend à son bord et l’emmène Dieu sait où pour Dieu sait quel avenir. Ciao Edward ! Et bravo !

Sauvé peut-être, contrairement à l’ancien agent secret à qui Proctor rend visite à un moment du livre et qui commente ainsi leur carrière : « On ne peut pas dire que nous ayons vraiment changé le cours de l’histoire de l’humanité, hein ? Moi, j’ai plutôt le sentiment, soit dit entre espions, que j’aurais été plus utile en directeur de club de jeunes ».

À côté de ces interrogations, L’espion qui aimait les livres réintroduit des situations et des personnages qui ont également toujours fasciné le Carré : pères difficiles, femmes infidèles, enfants sacrifiés, vrais ou faux naïfs, politiques gouvernementales meurtrières et imbéciles, services de l’État du même tonneau, morgue des classes dirigeantes…

Le livre est donc du le Carré classique et élégant, même s’il use parfois de raccourcis ou de coïncidences, même s’il simplifie ici ou s’attarde là… Peu importe, quel brio, quelle aisance dans les dialogues et l’agencement de l’action ! Quel naturel, quel chic et quelle fantaisie dans l’art de raconter une histoire ! John le Carré fait bien avec L’espion qui aimait les livres une ultime et brillante réapparition.


EN ATTENDANT NADEAU




vendredi 17 mars 2023

Le jour où Ernest Hemingway s’est retrouvé en quarantaine avec sa femme et sa maîtresse

 

Ernest Hemingway, 1939


Récit : Le jour où Ernest Hemingway s’est retrouvé en quarantaine avec sa femme et sa maîtresse



En 1926, Ernest Hemingway, marié à Hadley Richardson, entame une liaison avec la journaliste Pauline Pfeiffer. Quelques mois plus tard, l'auteur se retrouve confiné avec les deux femmes...

mercredi 15 mars 2023

Le chemin de Damas de George Orwell

 

Le quai de Wigan : le chemin de Damas de George Orwell


Le chemin 

de Damas 

de George 

Orwell


George Orwell, Le quai de Wigan. Trad. de l’anglais par Clotilde Meyer et Isabelle Taudière. Préface de Jean-Laurent Cassely. Climats, 336 p., 21 €


À peine rentré de Birmanie, où il servit – et sévit – pendant cinq ans dans la police impériale avant d’en démissionner avec perte et fracas, George Orwell se rend dans le nord de l’Angleterre, à la demande de son éditeur qui lui commande un reportage, quasi ethnographique, sur les conditions de vie dans les mines au temps du chômage de masse. Le romancier établi a déjà fait l’expérience de la « dèche » à Paris et à Londres, mais l’expérience exhalait à l’époque un aventureux et quasi romantique parfum d’émancipation.

Cette fois-ci, l’odeur et le bruit seront du genre effroyablement naturaliste. Bruit des galoches des ouvrières qui retentissent à même la chaussée, sur lequel s’ouvre le livre, faisant de ce dernier l’équivalent d’une magistrale « claque » dans la figure du narrateur comme du lecteur. Bruit ininterrompu et vacarme assourdissant, par la suite, des machines, partout dans les houillères. Odeur infecte, aussi, qui vous prend au nez et à la gorge, à l’intérieur de la triperie des Brooker, où le narrateur a pris pension. À chaque étape du périple, la puanteur est au rendez-vous, compagne obligée de la saleté, de la promiscuité et de la laideur industrielles (« laideur si atroce et si écrasante qu’on n’a d’autre choix, si l’on peut dire, que de composer avec elle »). Est-ce à dire que les « basses classes sentent mauvais » ? [1] Qu’on ne s’y trompe pas : l’énoncé aux forts relents de racisme, rappelant un « le bruit et l’odeur » de sinistre mémoire, n’est pas à prendre au premier degré : officiellement, Orwell le convoque au titre des préjugés autant culturels que psychologiques qui se dressent, comme autant d’obstacles, sur la route de Wigan. Reste que ces préventions, l’intellectuel de gauche les partageait peu ou prou. Avant de comprendre la nécessité de s’en détacher, dût-il lui en coûter.

À ce stade, entre en ligne de compte une dimension rarement prise en charge par les traducteurs français. Le titre original, en effet, « The Road to Wigan Pier », exprime à la fois un déplacement et un marqueur culturel emprunté à la typologie biblique. Tout lecteur anglophone y entend un rappel du dessillement subi par Saül sur le chemin de Damas, où il comptait superviser la persécution des chrétiens. Mais, lorsqu’il est frappé par la lumière du Christ se manifestant à lui, des écailles lui tombent des yeux. Pareille conversion, en l’espèce au christianisme, marquée en outre par un changement de nom, de Saül à Paul, Orwell ne la reproduit pas à l’identique, mais du moins aura-t-il connu son « chemin de Damas », au sens où le séjour en pays minier lui aura ouvert les yeux sur toutes sortes de choses, à commencer par la dépendance absolue du pays d’en haut – et de la civilisation qu’il porte – envers le charbon d’en bas, celui qu’exploitent les mineurs de fond. Des mineurs de petite taille, au passage, dont il admire la plastique, déplore le mauvais état sanitaire, tout en saluant leur peu commune faculté de résistance, ainsi que leur non moins admirable « décence commune ».

Le quai de Wigan : le chemin de Damas de George Orwell

Après une catastrophe minière à Cwm, au Pays de Galles (1927) © Gallica/BnF

Présente dans le titre anglais, il est une autre subtilité qui ne passe pas aisément en français. Pier, en anglais, c’est le quai, certes, d’où le « quai de Wigan », un poil statique. Mais, en la circonstance, un quai tenant davantage du pont branlant, servant autrefois à décharger le charbon, et qui a disparu depuis longtemps. De fait, ce quai fantôme consacre la constitution d’une « légende urbaine », dont Orwell est venu constater, in situ, l’inanité. Mais pier, dans l’imaginaire collectif, désigne surtout une jetée. À l’image de Brighton, Ramsgate, Margate et autres stations balnéaires du sud de l’Angleterre qui s’enorgueillissent de leur jetée victorienne où déambulent les vacanciers en mal de sensations. Il y aurait donc un certain cynisme à laisser entendre que, sous les pavés de Wigan coincée au milieu des terres, entre Liverpool et Manchester, se trouve la moindre plage…

À la quête d’un quai perdu (et jamais retrouvé) succède une enquête d’un autre type, portant cette fois sur les contours en pointillé du socialisme à l’anglaise. C’est que lui aussi manque cruellement à l’appel. Et Orwell de s’employer à tenter de dégager la pureté brute du « diamant » socialiste du « fumier » des pseudo-doctrines en passe de l’ensevelir. La question qui le taraude devient celle-ci : « comment fabriquer des socialistes aussi vite que possible ? ». Sous-entendu, de vrais socialistes, à mille lieux des socialistes « excentriques » en peau de lapin qui pullulent à Londres sans faire avancer la cause d’un pouce. Cette hétéroclite coterie de « végétariens à la barbe fleurie, de commissaires bolchéviques à demi gangsters et à demi perroquets, de dames en sandales pétries de bons sentiments, de marxistes chevelus se gargarisant de grands mots, de transfuges quakers, de zélateurs du contrôle des naissances et de scribouillards crypto-travaillistes », Orwell assume de ne pas la porter dans son cœur. Mieux, ou pis, il l’accable d’une détestation crasse, où se concentrent mille et un biais, tous moins recommandables les uns que les autres, à commencer par la misogynie et l’homophobie. Dans la guerre du goût qui l’oppose aux farouches partisans de la révolution à l’Est, Orwell ne fait pas dans la dentelle. Après le reportage sur le terrain, le dézingage en règle ; la grosse mitraille, à la suite des notes télégraphiques sur la crise du logement. En prennent pour leur grade : le moralisme doctrinaire, le progressisme mal digéré, le « culte stupide de la Russie ».

On pourra trouver déplaisants le ton polémique et la vitupération ad hominem adoptés en cette deuxième partie. Reste que cela s’appelle faire de la politique. Et que c’était sans doute le prix à payer pour qui entendait revenir aux fondamentaux du socialisme. Lesquels ont pour noms : indéfectible croyance dans l’avenir de la révolution et lutte de tous les instants contre le despotisme et les dominations, d’où qu’elles viennent. « Intersectionnel » avant l’heure, Orwell pressent en effet à quel point les ouvriers en général, les mineurs en particulier, sont dans l’Angleterre de l’entre-deux guerres ce que sont les Birmans sous la domination anglaise. Des parias, en butte à l’humiliation et à la discrimination cumulées : « être forcé d’attendre des heures, devoir se plier au bon vouloir d’autrui […] Soumis à d’innombrables influences, l’ouvrier est en permanence réduit à un rôle passif. Il n’agit pas, il est régi ». L’un dans l’autre, on peut savoir gré à Orwell de remettre l’église socialiste au centre du village planétaire. « Justice et liberté ! » : sa formule, qui claque et résonne comme un coup de clairon, a un grand mérite. Celui de la clarté définitoire, fût-elle cash, en des temps, qui sont aussi les nôtres, de grand confusionnisme idéologique.

Le quai de Wigan : le chemin de Damas de George Orwell

Après une catastrophe minière à Cwm, au Pays de Galles (1927) © Gallica/BnF

Actualité d’Orwell, donc, finalement plus sensible à la vérité unique du visage humain, rongé par la misère et la souffrance, qu’aux données statistiques et aux généralités de la sociologie. Et ce, malgré l’évidente différence de contexte. Hier, le fléau économique et social s’appelait chômage de masse. Aujourd’hui, on assiste à la généralisation du travail précaire et intérimaire – mais ses effets sont tout autant « délétères », le mot est d’Orwell. Du reste, c’est bien sous la bannière de ce dernier, tout récemment, que Florence Aubenas s’est rangée : son Quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010), bien nommé celui-là, reprend le travail pionnier de journalisme d’immersion autrefois mené à Wigan pour l’appliquer aux femmes employées à faire le ménage sur les ferries trans-Manche. Hier, le fascisme représentait la menace principale planant sur l’Europe. Qui pourrait soutenir, 85 ans plus tard, que la « bête immonde » a disparu ? Là encore, il faut savoir prêter l’oreille aux leçons prodiguées par Orwell. Entre deux coups de bâton, le Père Fouettard lève le voile sur la respectabilité dont, en Angleterre du moins, le fascisme aime à se parer. « Le fasciste puise sa force dans les meilleurs courants conservateurs comme dans les pires. Il séduit d’emblée tous les individus attachés aux traditions et à la discipline. Même sous ses traits symboliques les plus détestables, le fasciste n’a pas forcément conscience d’être une brute épaisse. Il se voit plutôt comme un Roland au col de Roncevaux protégeant la chrétienté contre les Barbares. » Toute allusion à un personnage contemporain dont le nom commence par un Z serait évidemment fortuite…

Pérennité, enfin, des leçons que le déplacement physique à Wigan a permis de faire émerger au grand jour. Il en est qui ne sont pas bonnes à entendre : « Toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force d’une conviction secrète que l’on ne peut rien changer. » Sans commentaire. Mais le principal enseignement à retenir – il est universel, et chacun pourra en vérifier la pertinence sur sa petite personne. Il a pour nom « différence de classe » – reste celui-ci : « maudit grain de sable de la différence de classe, qu’on sent comme le petit pois sous le matelas de la princesse ». Ainsi, tant que perdurera l’incommensurable mépris ressenti par la classe moyenne envers l’ouvrier, il n’y aura pas de révolution, pas de société sans classes. Or la première demeure plus que jamais indispensable à l’avènement de la seconde. Décidément, avec ou sans biais, il n’y a pas une ligne à retirer au bréviaire du socialisme orwellien


    1. Il serait sans doute plus pertinent de parler de « classes populaires » que de « basses classes ».

    2. Dans l’édition d’Orwell dans la Pléiade (2020), Véronique Béghain fait exception à la règle en traduisant : Wigan Pier. Au bout du chemin.


    EaN a également rendu compte de la retraduction de 1984 par Josée Kamoun, des adaptations de ce roman en bandes dessinées, et des nouvelles traductions de 1984 et de La ferme des animaux.

EN ATTENDANT NADEAU




mardi 14 mars 2023

George Orwell / Œuvres / Eric Blair, alias George Orwell

 

Orwell en Pléiade : Eric Blair, alias George Orwell

George Orwell


Eric Blair, alias George Orwell

par Marc Porée
21 octobre 2020
Un Orwell à hauteur d’homme, avec ses forces – son exigence de justice, son ardente obligation de solidarité avec les opprimés de tout poil – et ses faiblesses – virilisme, androcentrisme, homophobie. De quoi écorner, sans rien du monde la brouiller, l’image du « modelle commun et humain » (Montaigne), d’emblée convoquée par Philippe Jaworski, responsable d’une édition qui, elle aussi, est un modèle du genre. Cette très cohérente Pléiade fera date, à n’en pas douter, entre autres parce que, pour la toute première fois, le signifiant maître qu’est Big Brother est traduit : place, enfin, au « Grand Frère ».

George Orwell, Œuvres. Trad. de l’anglais par Véronique Béghain, Marc Chénetier, Philippe Jaworski et Patrice Repusseau. Édition de Philippe Jaworski avec la collaboration de Véronique Béghain, Marc Chénetier et Patrice Repusseau. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 664 p., 66 € jusqu’au 31 mars 2021


On le sait peu en France, mais George Orwell n’est qu’un nom de plume – un nom de guerre plutôt. Le véritable patronyme de l’écrivain était Eric Blair, et c’est lors de la parution de Dans la dèche à Paris et à Londres (1933) qu’il franchit le pas : son nouveau prénom sera celui du saint patron de l’Angleterre, excusez du peu, et il portera le nom d’une rivière coulant tout près de la demeure de ses parents, dans le Suffolk, un signifiant dont il aimait la « rondeur » tout anglaise.

Rien de melliflue, pourtant, dans le propos. Tranchante, impérieuse, férocement partiale à l’occasion, quoique continûment cristalline, telle est sa prose. Plongeant ses racines, donc sa radicalité, loin dans l’imaginaire du dissent, du non-conformisme protestataire tel qu’il naît puis s’amplifie au long des XVIe et XVIIe siècles anglais, Orwell perpétue une tradition hérétique, refusant « de faire insulte à sa propre conscience » et n’ayant pas peur de dire leurs quatre vérités aux puissances d’« empêchement ». Tradition que l’éditeur, dans la Pléiade déjà, de Herman Melville, Philip Roth, Francis Scott Fitzgerald et Jack London, connaît intimement, dans la mesure où, de la Vieille à la Nouvelle-Angleterre, elle n’a fait que se déplacer d’est en ouest, sans que change sa nature profonde. Autre veine, anglo-américaine toujours : l’exploration des marges urbaines et de leur « imaginaire social », ainsi que le dirait le regretté Dominique Kalifa. D’où les nombreuses passerelles, reliant l’« Abîme » de Jack London à la « Dèche » de George Orwell, et qui nous font entrer dans le secret de la fabrique d’une écriture commune, celle du « terrain ».

Il revient à Véronique Béghain, autre américaniste, de lever un lièvre : les deux récits dont elle a la charge et dont elle assure la traduction, Dans la dèche et Wigan Pier. Au bout du chemin, font apparaître, au terme d’une analyse serrée, combien la volonté de se tenir aux côtés des classes populaires et laborieuses a pu conduire Orwell à survaloriser une forme de virilité ouvriériste, à craindre, aussi, pour le « pénis et la démoralisation de l’Occident », pour le dire avec les mots de la passionnante enquête menée en leur temps par Jean-Paul Aron et Roger Kempf. Faire œuvre d’homme – l’expression est de Marc Aurèle – ne va pas sans rejets, phobies et aveuglements, par exemple aux souffrances des vulnérables au féminin. Ces critiques, notamment féministes, il importait de les entendre et, en ne le ménageant en rien, cette édition en tout point scrupuleuse n’en sert que mieux la cause de l’écrivain. À l’inverse, le précieux témoignage personnel que signe son ami George Woodcock, sous le titre Orwell à sa guise. La vie et l’œuvre d’un esprit libre (Lux), qui commence par le dépeindre sous les traits d’un Don Quichotte, n’échappe pas tout à fait à la loi du genre hagiographique.

Orwell en Pléiade : Eric Blair, alias George Orwell

Ce volume est traversé par trois lignes directrices, un geste, un principe et un paradoxe, au service d’une rigueur, d’une honnêteté de bout en bout exemplaires. Le geste consiste à verser l’artiste résolument du côté des victimes, de l’homme ordinaire (common man) et de sa dignité (decency), qu’il ait le visage de Winston Smith ou de John Flory (l’expatrié d’En Birmanie). C’est l’homme quelconque, universel, non le prolétaire, qui est le héros orwellien par excellence, soutient Philippe Jaworski. Et pan sur plus d’un bec… Le paradoxe qui en découle, c’est que jamais commentateur avant lui se sera aussi peu intéressé à Big Brother, aura fait si peu de cas de la société de surveillance qu’il symbolise à tout jamais. Pis, la technologie qui la rend possible se voit ici traitée de bidouillage indigent, dérisoire, faible pour tout dire. Et ce, alors que pour la première fois dans l’histoire de la traduction en français de 1984Big Brother n’est plus : Big Brother est ici remplacé par « Grand Frère ». À peine traduit, voilà son spectre déjà éclipsé !

Faut-il s’en réjouir ? Oui, dans l’absolu, même si subsiste l’ombre d’un doute quant à la forme. Sous le premier septennat de François Mitterrand, on se souvient que les « grands frères » travaillaient, dans les cités et les quartiers, à rétablir une forme de fraternité, en faisant œuvre utile de médiation, voire d’intégration. On imagine assez mal, même à travers le prisme de l’ironie, le dictateur à la tête de l’Océania dans ce rôle-là. Reste le principe, auquel on souscrira sans réserve. Traduire, c’est tout traduire, avec la transparence de la vitre, d’autant plus que 

1984 – c’est l’une des convictions les plus fortes de Philippe Jaworski – impose la question du traduire au cœur du dispositif. Avec sa démesure, ses barbarismes, sa laideur monstrueuse, cette nouvelle version du « néoparle » orwellien (anciennement la « novlangue ») procède d’une compréhension en profondeur du mal qui gangrène la langue, qu’elle soit anglaise, allemande ou française.

Orwell en Pléiade : Eric Blair, alias George Orwell

Un autre Orwell était-il possible ? Peut-être, mais on le dit sans grande conviction, tant la lumière répandue sur notre présent par cette lecture de ce classique « imparfait » est vive. Pour cela, il aurait fallu mobiliser le patriotisme de l’écrivain ; dans une série de courts textes écrits en 1941, alors qu’un déluge de bombes allemandes s’abat sur Londres, sa plume caustique fait mouche : « Une lady en Rolls Royce est plus nuisible au moral des troupes et du pays qu’un escadron de bombardiers de Goering ». Et puis il y a la perspective de la « révolution anglaise », dans laquelle l’intellectuel de gauche continue de croire : « Nous devons ajouter quelque chose à notre héritage ou le perdre ; nous devons grandir ou devenir tout petit, aller de l’avant ou reculer. Je crois en l’Angleterre, je crois que nous irons de l’avant. » Mais c’eût été encourir le reproche de chauvinisme.

Ou davantage solliciter la veine romanesque d’Orwell. Non, il ne fut pas toujours ce romancier « malhabile » sous les traits duquel il se dépeignait à loisir, avec un sens très consommé de la 

self deprecation (auto-dépréciation) poussée jusqu’au masochisme. On peut se montrer plus indulgent que Philippe Jaworski, dont l’appréciation portée sur le corpus romanesque, en dehors bien sûr des textes de fiction ici retenus, tient du réquisitoire. Un peu d’air frais (1939), par exemple, ne mérite pas forcément la charge sévère dont il fait ici l’objet ; le roman a ses fans, et son premier mérite est d’apporter, justement, une bouffée d’oxygène, un appel d’air, dans la grisaille étouffante de ces années d’avant-guerre, en proie aux querelles idéologiques sans merci, aux injonctions contradictoires sommant de prendre position pour un camp ou pour l’autre. En des accents quasi lawrenciens, ressuscite, le temps d’une brève escapade, assurément sentimentale et régressive, un paysage d’enfance, quand la ville – la banlieue, spectre encore plus hideux – n’avait pas encore dévoré la campagne. A-t-on du reste noté l’étrange ressemblance physique entre Orwell et D.H. Lawrence, deux écrivains emportés au même âge, mais à vingt ans de distance, par la même maladie (la tuberculose) ? Une mine pareillement sombre, une maigreur d’ascète, des yeux brûlants de fièvre, un semblable air de cadavre ambulant, de stylite sur sa colonne, tous deux dévorés, en définitive, par le démon de l’écriture, cet instinct « qui pousse le nourrisson à brailler pour qu’on s’occupe de lui ».

Orwell en Pléiade : Eric Blair, alias George Orwell

À ce titre, on a longtemps voulu voir en Orwell la figure d’un saint, presque d’un martyr, en tout cas d’un prophète, dans la lignée d’un William Blake marchant dans les rues de Londres, et imprimant chez ses contemporains des « marques de tourment et d’affliction ». C’est la pente suivie par une certaine critique britannique, qui se plaît à retracer la filiation vétéro-testamentaire dans les écrits d’Orwell. Portrait d’Orwell en Daniel dans la fosse aux lions :

Ose agir comme Daniel,

Ose te dresser seul,

Ose ne rien céder

Ose le faire savoir.

Résolument laïque, l’Orwell de Philippe Jaworski ne mange pas de ce pain-là. L’essayiste incisif se nourrit de « vache enragée » (ancien titre français de Dans la dèche), invariablement présente au menu des damnés de la terre. Il s’incarne ici-bas, dans le monde qui est le nôtre, dans la suie et la crasse, mais aussi au plus vif et au plus près des sensations ; il prend racine dans l’observation, dans l’attention de chaque instant portée aux détails, aux « choses vues ». Il rejette la littérature qui trouverait, à l’instar d’un Henry Miller, refuge « Dans le ventre de la baleine ». Rien de douillet ni de confortable chez Orwell, pour qui écrire c’est s’empoigner, c’est s’exposer, et dont le « complexe » serait, à tout prendre, celui d’un anti-Jonas. Il se préoccupe de socialisme, de ses contenus réels, et non formels, mais sa ligne n’est jamais celle du parti – elle demeure, « contre vents et marées », dit George Woodcock, celle de l’écriture faite souverainement politique. Le pire cauchemar de ce franc-tireur impénitent ? Une botte de soldat qui écrase un visage d’homme ou de femme, sous toutes les latitudes. En vérité, ce soi-disant oiseau de malheur œuvrait pour le bien (Or-well) de ses semblables – de ses « Frères humains ».

EN ATTENDANT NADEAU