mercredi 9 juillet 2025

Adrienne Rich / « Qua siment comme le Messie »

 


Adrienne Rich, Le rêve d’un langage commun, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Shira Abramovitch et  Lénaïg Cariou, Edition bilingue, L’Arche editeur,  176 p., 19 €   Adrienne Rich, Le sens de notre amour pour les femmes,
Adrienne Rich et Susan Sherman (1983) © CC BY-SA 4.0/Colleen McKay/WikiCommons


« Qua
siment comme le Messie »
par Claude Grimal


6 mai 2025
3 mn
Numéro 220

Des années 1970 à sa mort en 2012, l’Américaine Adrienne Rich, intellectuelle et poète, a connu une très grande célébrité. À chacune de ses lectures et conférences, elle était attendue « quasiment comme le Messie», rappelle sa biographe Hilary Holladay. Ses textes politiques et poétiques restent cependant assez ignorés en France. La parution récente d’un recueil de ses poèmes datant de 1978, Le rêve d’un langage commun (qui fait suite à une parution en 2024 de Plonger dans l’épave), et d’un bref essai de 1977 permet de se faire une idée de la poète et de l’activiste qu’elle était.

çAdrienne Rich | Le rêve d’un langage commun. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou. Édition bilingue. L’Arche, 176 p., 19 €  

Adrienne Rich | Le sens de notre amour pour les femmes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Chuvin. Les Prouesses, 36 p., 10 €

Adrienne Rich apparaît aujourd’hui comme un écrivain plus convaincant par l’expression d’idées et d’émotions fortes que par celle d’une pensée construite ou d’un travail littéraire très original. En effet, son talent a consisté avant tout à exprimer de manière pugnace et radicale les préoccupations des mouvements protestataires de son époque. D’abord tournée vers le pacifisme, puis la justice raciale et sociale, elle s’est ensuite consacrée aux luttes féministes et c’est en tant que militante féministe lesbienne qu’elle s’est fait connaître et a écrit ses textes les plus marquants. À partir des années 1970, nombre de ceux-ci constituaient les lectures d’une génération de jeunes femmes et figuraient dans les cursus universitaires : en prose, Naitre d’une femme, La contrainte à l’hétérosexualité, Le sens de notre amour pour les femmes ; en poésie, des poèmes comme « Les tigres de tante Jennifer », « Plonger dans l’épave», « Pouvoir », « Poème flottant », « Poème 1 » (ces trois derniers tirés du Rêve d’un langage commun).  

L’opuscule Le sens de l’amour pour les femmes donne un exemple de la fougue de sa réflexion. Texte de circonstance, écrit pour la New York Lesbian Pride de 1977, il reprend deux espoirs qu’a toujours énoncés l’écrivaine : que le mouvement féministe puisse et sache penser les revendications lesbiennes et qu’un amour entre femmes (sexuel ou non), toujours en « expansion », devienne source de libération et d’empouvoirement. Les utopies de 1968 étaient encore vivaces.Le rêve d’un langage commun est un recueil de poésie dans lequel les préoccupations féminines sont essentielles mais où, bien sûr, l’ambition littéraire prime. Écrit entre 1974 et 1977, il se compose de trois sections, « Pouvoir », « Vingt et Un Poèmes », « Pas ailleurs, ici », dont seule la deuxième, la plus intime, a une solide unité stylistique et thématique. 

Les grandes préoccupations richiennes (la souffrance, le courage, l’inventivité et la solidarité féminines) s’y expriment, en particulier dans des portraits comme ceux de Marie Curie, d’une alpiniste soviétique morte dans l’ascension du pic Lénine, de Käthe Kollwitz, de la peintre Paula Becker… Le poème sur Marie Curie, un des plus connus de Rich, après avoir rappelé le poids de l’Histoire, se tourne vers le personnage de la physicienne pour mettre en parallèle le triomphe que représente sa découverte du radium, le « pouvoir » et la destruction qu’il a apportés : « elle est morte niant / ses blessures / niant que / ses blessures venaient de la même source que son pouvoir ». 

Placé au début du recueil, sa tonalité et sa thématique préfigurent celles de tout l’ensemble. Les poèmes qui lui succèdent vont ensuite, chacun à sa manière, dénoncer le sort des femmes à l’intérieur d’un monde patriarcal qui n’a pour elles que des « rêves rances» et réfléchir à la possibilité d’une autre existence. Peut-être pour cela faudrait-il, suggère Rich, « un langage commun » qui crée « un lien nouveau ».  Le rêve d’un langage commun contient donc les préoccupations essentielles, politiques et intimes, de Rich : colère contre le patriarcat et l’hétéronormativité, désir d’une relation harmonieuse entre femmes et d’un apaisement de soi. La présentation directe de ces idées est dans certains poèmes encombrante tandis que, filtrée au travers de sa vie personnelle et amoureuse comme dans « Vingt et Un Poèmes » (qui cependant n’échappe pas par moments au pathétique et au sentimental), elle touche. 

Rich lyrique et apaisée, quoique un peu convenue, sonne juste :

Dormir, tourner à tour de rôle comme des planètes en rotation

dans leur prairie de minuit :

un contact est suffisant pour nous rappeler

que nous ne sommes pas seules dans l’univers, même endormies.

Mais l’apaisement n’est pas la caractéristique principale du Rêve d’un langage commun, pas plus que la distance et l’ambiguïté ; l’émotion, l’intensité, le didactisme, l’oraculaire dominent. Et donc, après avoir fermé le recueil, le lecteur peut se demander, comme Helen Vendler, contemporaine de Rich et spécialiste de poésie américaine, si « la volonté morale n’y occup[e] pas un rôle prépondérant et n’étouff[e] pas le flot vivifiant de l’imagination », bref si la poésie parvient ici à survivre au « message », à l’emphase, au stéréotype. Le lecteur à la sensibilité plus activiste ou historique que poétique ne se posera pas la question et, même s’il ne voit pas Rich en « Messie », il pourra considérer Le rêve d’un langage commun comme l’expression d’un moment de la lutte des femm


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mardi 8 juillet 2025

Laurent Murat / Quelle époque


aure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses,
« Matilda », Quentin Blake (Museum Meermanno den Haag) © CC-BY-2.0/Moedermens/flickr


Quelle époque

par Claude Grimal
1 juillet 2025
Numéro 224

Laure Murat, dans Toutes les époques sont dégueulasses (c’est une citation d’Antonin Artaud), aborde la question de la « réécriture » et  « récriture » de textes classiques ou de best-sellers. Sujet qui a dernièrement enflammé les passions avec le cas de Roald Dahl, auteur pour enfants, dont l’éditeur souhaitait « amender » les ouvrages. 

Laure Murat | Toutes les époques sont dégueulasses. Verdier, 80 p., 7,50 €

 

Laure Murat apporte dans un débat assez confus une rigueur bienvenue. Elle institue d’abord, grâce au doublon français, une différence entre « réécriture » et « récriture ». La réécriture désigne un processus esthétique par lequel une nouvelle « version » (en général littéraire, mais elle peut être chorégraphique, opératique…) est proposée d’une œuvre déjà existante. Murat cite, par exemple, le James de Percival Everett, récente réécriture des Aventures de Huckleberry Finn. Chacun, pour sa part, aura à l’esprit telle œuvre plus ou moins classique dont la réinvention lui paraît réussie… ou exécrable. 

La récriture est, elle, une entreprise différente puisqu’elle se charge de mettre un texte (puisque c’est ce domaine qu’aborde surtout Laure Murat) aux normes (morales, typographiques…), en dehors de toute intention esthétique. La récriture intervient aujourd’hui pour adapter des textes à des sensibilités modernes à juste titre sourcilleuses sur le traitement des « races », des sexualités, des minorités ou même des morphologies atypiques (le traitement de la lutte des classes semblant échapper, remarquons-le au passage, à toute attention).Le premier exemple de récriture, classique pour les discussions sur le sujet, est celui du livre d’Agatha Christie Dix petits nègres. Son titre, transformé en Et il n’en resta plus aucun dès sa parution en 1940 aux États-Unis où le n-word offensait, a fini par disparaître dans tous les pays anglo-saxons avec la prise de conscience plus tardive du Royaume-Uni, qui suivit les États-Unis en 1963. Voilà qui est bien, mais quid du contenu de l’œuvre ? Que faire de la comptine « Ten Little Niggers » qui sous-tend l’histoire, ou du nom de l’île « Nigger Island » où se déroule l’action ? Des changements sont possibles. Mais, plus profondément, que faire de ses effluves racistes et colonialistes ? Et là, pas de solution. 

Changer un mot ou un titre est possible, sans être forcément souhaitable, mais l’idéologie, qui forcément imprègne le livre, reste intacte. L’entreprise de récriture semble donc insuffisante, inefficace ou même dommageable. En effet, les modes de pensée d’un ouvrage, si déplaisants qu’ils soient, sont ceux d’un auteur ; ils sont à comprendre selon sa propre vision des choses et non celle que nous lui eussions souhaitée. 

Donc si la piste de la récriture ne semble pas la bonne, Laure Murat en suggère une autre, celle de l’analyse, de la mise en contexte, etc. par le biais de notes ou d’introductions exigeantes et honnêtes. Le cas de la réédition en 2023 de Tintin au Congo de Hergé, avec la préface d’un ex-secrétaire de la fondation Hergé, lui sert cependant de contre-exemple, car celle-ci, oublieuse des devoirs d’une vraie étude, cède à la complaisance, aux faux-fuyants, bref à la défense de l’indéfendable. 

Mais dans la récriture, derrière les questions morales, n’y en aurait-il pas d’autres, moins avouées ? N’est-ce pas plutôt le souci des affaires qui avant tout l’emporte sur celui de ne pas offenser le lectorat ? C’est bien le premier, en effet, qui semble avoir présidé au projet de récriture de Roald Dahl, lors du rachat des droits des œuvres de l’auteur par Netflix en 2011.Ce calcul n’est pas toujours payant car, pour mentionner une affaire que ne cite pas Murat, Hachette a vu son effort de mise aux normes modernes rejeté par les lecteurs dans le cas du Club des cinq d’Enid Blyton (livres pour la jeunesse écrits entre 1942 et 1963). En effet, après le projet en 2010 d’une modernisation des 21 titres de la série et la publication de certains en version nouvelle, l’éditeur est revenu six ans plus tard au texte original devant la préférence des acheteurs pour ce dernier – maintenu par précaution en rayon dans les librairies à côté du nouveau. 

L’éditeur de Roald Dahl a sans doute retenu les mésaventures de Hachette puisque, pour l’instant, il a lui aussi gardé en circulation les romans originaux en parallèle aux « toilettés ». Mais gageons qu’après la bronca causée par la récriture, et sa condamnation par Salman Rushdie lui-même, le Roald Dahl nouveau ne fera pas long feu. L’éditeur en aura-t-il du moins retiré le bénéfice de la vertu ? 

Quoi qu’il en soit, les quatre-vingts pages limpides de Toutes les époques sont dégueulasses offrent l‘occasion de mettre au travail sa pensée. À partir des définitions de Laure Murat, de ses réflexions diverses sur la mutation des sensibilités, le business du livre, l’apparition des « sensitivity readers » dans l’édition, etc., il est loisible de réfléchir à l’importance grande ou petite qu’il faut donner au phénomène de réécriture et de récriture en le replaçant à l’intérieur d’un cadre culturel et politique plus vaste. Et il est loisible, pourquoi pas, de tenter par jeu de débusquer les horreurs littéraires de notre « époque dégueulasse », futures offenses à coup sûr pour celles qui suivront.

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lundi 7 juillet 2025

Chicago / Vue sur les quartiers sud

Black Metropolis : une ville dans la ville, Chicago 1914-1945, St.Clair Drake et Horace R. Cayton
Livreur de journaux vendant le « Chicago Defender » (1942) © CC0/Library of Congress


Chicago : vue sur les quartiers sud

par Claude Grimal
10 juin 2025
Numéro 223

Black Metropolis. Une ville dans la ville, Chicago 1914-1945, de St. Clair Drake et Horace R. Cayton, publié en 1945 aux États-Unis, est un classique de l’anthropologie et de la sociologie urbaines sur les Noirs du South Side de Chicago. Fruit de quatre ans d’enquêtes effectuées par des centaines de chercheurs dirigés par les deux auteurs, il n’avait pas encore été traduit en français. Son ampleur, sa grande lisibilité, l’intérêt des témoignages qu’il a recueillis et sa finesse d’analyse en font un ouvrage fascinant pour un lecteur aussi bien de littérature que de sciences humaines.

St. Clair Drake et Horace R. Cayton | Black Metropolis. Une ville dans la ville, Chicago 1914-1945 .Trad. de l’anglais (États-Unis) et présenté par Anne Raulin et Danièle Joly. Préface de Richard Wright. Maison des Sciences de l’Homme, 748 p., 25 € 

À la parution de Black Metropolis, un critique suggéra que le livre était « le compagnon documenté du fictionnel Un enfant du pays de Richard Wright » (publié en 1940) et que si « la vérité de Wright était littéraire… celle de Drake et Cayton était historique et scientifique ». C’était en partie vrai, la ressemblance venant du fait que l’ouvrage, comme le roman de Wright, parlait des Noirs Américains de Chicago (ville abritant alors la deuxième population noire la plus importante des États-Unis après New York) et faisait découvrir à ses lecteurs une réalité dont ils n’avaient jusque-là qu’une très vague perception. Black Metropolis leur apprenait, sur un mode direct et parfois proche du récit, les conditions de la vie urbaine septentrionale noire et en expliquait le fonctionnement d’une manière peu conforme au mythe américain de l’égalité des chances et de la juste récompense des talents.

Il démontrait implicitement que les approches de la « question noire », à l’époque essentiellement pensée par la majorité des Blancs en termes d’évitement des émeutes, étaient vouées à l’échec. Rédigé dans un style simple, rempli de témoignages souvent frappants, adoptant un aspect romanesque dans d’occasionnelles « histoires » (voir en particulier le chapitre 20), il était aussi lisible que savant (reléguant en dernière partie les éléments de preuve « scientifiques » : croquis, statistiques, schémas et plans).Ce n’était pas le premier livre d’anthropologie sociale concernant les Noirs, il venait après Les Noirs de Philadelphie de W.E.B. Du Bois (1899) et les ouvrages d’Edward Frazier des années 1930, mais c’était le premier d’une telle facilité de lecture et d’une telle ampleur. Il connut à juste titre un certain retentissement aux États Unis. En France, les revues Les Temps Modernes et Esprit s’en firent l’écho et en présentèrent des extraits dans leurs livraisons. C’est aujourd’hui un classique.

St. Clair Drake et Horace Cayton, les deux auteurs, chercheurs liés à l’université de Chicago (où existait l’un des meilleurs départements de sociologie des États-Unis), militants de la cause noire, n’avaient pas d’abord eu l’intention d’écrire un livre mais d’effectuer une enquête de terrain sur un sujet encore inexploré, le South Side de Chicago, appelé aussi Bronzeville ou Black Belt, quartiers où vivaient toutes les classes de la société noire, des plus aisées (très minoritaires) aux plus misérables. Dans les années 1930, les fonds de la Work Projects Administration, agence fédérale du New Deal instituée pour financer de grands travaux ou des projets artistiques et scientifiques, leur avaient permis de mettre sur pied une équipe d’une centaine d’enquêteurs, à la tête de laquelle ils étaient, qui pendant quatre ans sillonna les quartiers afro-américains. En 1939, ils avaient réuni une immense documentation. L’idée leur vint alors d’une mise en forme et d’une publication : il fallut quelques années pour réaliser le projet. Mais en 1945 le livre paraissait chez un éditeur généraliste de renom, Harcourt, Brace and C°, avec une éloquente préface de Richard Wright, ami de Cayton, qui lui-même avait longtemps habité la métropole du Midwest.

Le livre, divisé en trois sections, s’ouvre sur un survol de l’histoire sociale, politique et économique du Noir à Chicago. La première section, assez classique, effectue des rappels concernant la fondation de la ville, son développement, l’afflux d’une immigration interne (les Noirs du Sud rural) aussi bien qu’étrangère. Sont rappelés : le nom du « fondateur » noir, vrai ou supposé, Jean-Baptiste Pointe du Sable, de Saint-Domingue ; le statut particulier de la ville, point d’arrivée de l’« underground railroad » dans les années 1840-1850 ; la constitution d’une petite élite noire pendant la Reconstruction ; les émeutes du Red Summer de 1919 ; la fin de la relative prospérité de quelques-uns avec la crise de 1929 ; la formation de syndicats mixtes et le rôle des communistes dans les années 1930, etc. Des pages nécessaires énumèrent les facteurs qui ont présidé à la constitution d’un « ghetto », dont l’un, fort important, est le système en vigueur jusqu’en 1948 de dispositions discriminatoires, les « restrictive covenants », par lesquelles les propriétaires bailleurs restreignaient les aires d’occupation de la population non « caucasienne ».

La deuxième section aborde la question de « la ligne de couleur », de son aspect toujours mouvant, de son franchissement. Les interviewés y font part de la difficulté des relations interraciales, les condamnent ou les approuvent, réitèrent ou non de vieux fantasmes à leur sujet… Au passage, dans une note, le livre rappelle l’ironique réaction du grand abolitionniste Frederick Douglass, fils d’une esclave noire et d’un planteur blanc, au sujet des mariages mixtes. À ceux qui lui reprochaient qu’après une première union avec une femme de « sa race » il ait pris une épouse blanche, il répondait : « J’ai passé la première partie de ma vie avec ma famille maternelle; je passe la seconde avec les proches de mon père ».

Viennent ensuite dans l’ouvrage des questions politiques et économiques externes et internes au South Side. Puis, dans une troisième section, passionnante, une description détaillée de la vie des Noirs de Bronzeville. Ils y sont soumis à une distorsion perverse que, plus tard, des intellectuels comme Frantz Fanon décriront fort bien. Perversion économique d’abord, car, comme le dit le livre, « la vie pour les noirs dans la métropole du Midwest implique deux principes contradictoires, celui de la libre compétition et celui d’un statut fixe ». Ils sont donc sommés de « s’élever » et condamnés à ne pas pouvoir le faire. Perversion psychologique ensuite, mais consubstantielle à la première puisque, sans cesse soumis à des ajustements impossibles à effectuer du fait de leur subordination et de leur exclusion, ils sont rendus responsables de celles-ci.

Black Metropolis : une ville dans la ville, Chicago 1914-1945, St.Clair Drake et Horace R. Cayton
Scène de rue (Black Belt, Chicago, 1941) © CC0/Library of Congress

Pris dans cette double contrainte, les habitants des quartiers noirs s’efforcent de mener une existence que le livre approche suivant cinq axes, « survivre, se distraire, louer le Seigneur, améliorer leur sort et faire progresser la race », axes déclinés en plusieurs chapitres : « La presse », « Les Églises », « Le monde des affaires », les « Styles de vie » des classes supérieures ou populaires, « La mesure de l’individu »… À l’intérieur de ceux-ci est constamment rappelée la stratification sociale de ces quartiers, autre source de frictions, ajoutant à la complexité d’une situation de discrimination : « Au sommet, les classes supérieures polarisées autour de la « Bonne Société » et du leadership de la « Race » ainsi qu’un petit nombre de « gentlemen trafiquants » … Au dessous, la classe moyenne orientée vers d’autres « pôles » – l’église, les clubs, « l’avancement racial »… et « les jeux d’argent ». En bas, la classe populaire [avec] un vaste « segment désorganisé », un ensemble de gens « centrés sur l’église » et un plus petit groupe de « séculiers respectables » soucieux d’« aller de l’avant ». Sous-jacente à toute la structure, il y a la « pègre » du Black Ghetto ».

« L’anatomie » de ces classes et leurs « traits de comportements » fournissent à l’ouvrage ses moments les plus captivants. Et parfois une certaine drôlerie, soit pour le cocasse « effet Veblen » des pratiques décrites soit pour leur relative familiarité pour nous lecteurs éloignés de quatre-vingts ans et de quelques milliers de kilomètres du terrain d’observation. C’est sur ces pages que les lecteurs vont s’attarder, fascinés par les distinctions de couleur, de bienséance, de respectabilité, de pouvoir… qui s’exercent à l’intérieur du ghetto. De quoi réjouir une âme de littéraire autant que d’anthropologue-sociologue.

En tout cas, avec Black Metropolis, comme le signale Richard Wright dans sa préface de l’époque, il est loisible de voir « les ressources de l’esprit… appliquées à cette jungle oubliée, la vie voisine des Noirs, à peine séparée de celle des Américains blancs par une rue ou un carrefour » et de comprendre que cette « jungle » vaut pour tous les endroits du monde où s’exercent des relations très dures entre dominants et dominés. La présentation et l’analyse que fait Black Metropolis de la constitution du ghetto de Chicago, de ses modes de vie, aspirations et colères, sont un modèle pour comprendre, bien au-delà, les groupes marginalisés de nos sociétés, et montrer dans le cas français, par exemple, où elles sont si en vogue chez les membres les plus droitiers du gouvernement et de la population, l’inanité et l’hypocrisie de considérations de « communautarisme » ou de « séparatisme » les concernant. Il est heureux que l’ouvrage essentiel qu’est Black Metropolis, avec le bel avant-propos de Richard Wright et une utile introduction contemporaine, soit désormais disponible en français.

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dimanche 6 juillet 2025

Michael Madsen, acteur culte de Reservoir Dogs, s’est éteint à l’âge de 67 ans

 



Michael Madsen


Michael Madsen, acteur culte de Reservoir Dogs, s’est éteint à l’âge de 67 ans

Un regard de chien battu, une voix rauque, et des mâchoires serrées... Michael Madsen a incarné pendant quarante ans une certaine idée du caïd.

Tous les témoignages de ceux qui l’ont connu dépeignent Michael Madsen en homme tendre et affectueux, fidèle en amitié, et généreux sans avoir besoin de le montrer. Ça c‘est pour la vie privée. Car à l’écran, c’était tout autre chose : un acteur brut, éruptif, qui s‘était spécialisé dans les rôles de durs. C’est en 1992, dans le premier long métrage d’un certain Quentin Tarantino, qu’il laisse un souvenir impérissable. Dans Reservoir Dogs, Madsen incarne Mr. Blonde, tueur sans foi ni loi, un méchant au sang-froid tellement malaisant qu’il hante encore les cauchemars des spectateurs.


Avant cela, il avait fait ses armes dans des seconds rôles : c’était notamment un ami alcoolique de Jim Morrison dans The Doors d’Oliver Stone. Il jouait un musicien amoureux de Susan Sarandon dans Thelma et Louise, sans oublier ses apparitions, toujours inquiétantes, dans des séries cultes de l’époque comme Miami Vice ou Code Quantum. Mais, sa carrière a basculé avec ce polar à petit budget, où un gang de braqueurs aux noms de couleurs se déchire après un coup qui tourne mal. Dans cet impossible chaos, la figure de Mr. Blonde se distingue parmi toutes.

Une scène culte ? Évidemment celle de l’oreille coupée. Mr. Blonde a ligoté un flic (incarné par Kirk Baltz) et le torture pendant qu’à la radio passe Stuck In The Middle With You, une chanson pop entêtante et gentillette qui contraste cruellement avec le déchaînement de violence à l’œuvre. Mais l’horreur se teinte d‘humour sadique. Mr. Blonde fait quelques pas de danse, rasoir à la main, avant de trancher l’oreille de sa victime. Puis, avec un sourire aux lèvres, il parle dans l’oreille comme dans un micro : « Allô, il y a quelqu’un ? »

À l’écran, c’est insoutenable. Même la caméra est obligée de tourner le regard. Quentin Tarantino, dans une interview donnée à l’époque, disait vouloir qu’on « ressente la douleur ». Mission accomplie. Mais, au-delà de la violence, ce qui glace le sang, c’est le plaisir sadique que Michael Madsen semble éprouver. Il confiera plus tard avoir improvisé cette danse, sur une simple indication du scénario : « Mr. Blonde danse de manière maniaque. » « Je me souviens m’être dit : “ Mais qu’est-ce que je vais pouvoir foutre de ça ?” Quentin m’a fait confiance pour trouver sur le moment. »


Michael Madsen a décidé d’y aller tout en douceur. Un petit pas de danse, un petit déhanchement, avant de sauter sur le policier ligoté.

Le personnage devient instantanément culte. Madsen, dès lors, portera toujours avec lui cette aura d’homme instable et violent. Tarantino l’invitera dans plusieurs de ses films : Kill Bill (1 et 2), Les huit salopardsOnce Upon a Time… in Hollywood. À chaque fois, l’acteur injecte sa touche : une fragilité toujours à double sens, un charisme à l’ancienne, quelque part entre James Dean et Charles Bukowski.

Mais derrière la gueule de gâchette solitaire, il y avait un père – qui a eu six enfants – et un homme d’une grande sensibilité. Lors du tournage de Reservoir Dogs, son premier fils était encore bébé. Quand le flic supplie son bourreau de lui laisser la vie sauve en disant avoir un enfant en bas âge, la réplique l’émeut bien plus qu’il ne veut le montrer.

Des années plus tard, de festivals en projections, les fans ne lui parlent toujours que de Mr. Blonde. « Je m’imagine à 80 ans, avec quelqu’un qui me demande pour la millième fois de refaire la danse, souriait-il en 2017. Ce rôle me suit partout. »

Il restera, dans la mémoire du cinéma, cet ange noir à la voix rauque, qui a su mettre un peu de danse dans sa cruauté.


VANITY FAIR


samedi 5 juillet 2025

Hannah Sullivan, familière et déconcertante

Hannah Sullivan, Était-ce pour cela,
La Grenfell Tower après l’incendie (Londres) © CC-BY-2.0/ChiralJon /WikiCommons


Hannah Sullivan, 
familière et déconcertante

par Claude Grimal
3 juin 2025
Numéro 222

Après Trois poèmes, couronné par le prix T.S. Eliot, Hannah Sullivan, poète britannique née en 1979, publie Était-ce pour cela, un très séduisant triptyque poétique.

Hannah Sullivan | Était-ce pour cela. Trad. de l’anglais (Grande-Bretagne) par Patrick Hersant. Édition bilingue. La Table Ronde, 256 p., 21,50 €

Séduisant, d’abord, pour la facilité avec laquelle il peut être lu autant par un lecteur sans habitude de la poésie que par celui qui la connaît bien. Séduisant, ensuite, parce que ses vers et sa prose trouvent dans la vie quotidienne les grands thèmes poétiques classiques (exister dans l’espace et le temps, composer avec le monde) et parlent donc directement à la sensibilité contemporaine.

Était-ce pour cela est organisé en trois sections fragmentées, passant d’expériences qui remontent à l’enfance de Sullivan (ou avant) à celles de sa jeunesse ou de sa vie de mère ; elles sont structurées autour de quelques lieux et préoccupations. La première section, « Locataires », rend hommage aux victimes de l’incendie de la tour de Grenfell à Londres en 2017 et met en place le thème de l’habitation, de la destruction et de l’impermanence. La deuxième, « Était-ce pour cela », essentiellement en prose, reprend ces motifs, mais celui de la destruction devient personnel tandis que celui de l’habitation, mis au premier plan, est illustré par les maisons dans lesquelles la poète a vécu ou séjourné des années 1980 aux années 2000, à Londres, Sheffield, quelque part en Australie, Boston, New York, San Francisco… La troisième section, « Joyeux anniversaire », sans doute la plus frappante, écrite essentiellement en tétramètres, énonce dès son épigraphe virgilienne (« … aperitque futura ») et ses premiers vers la décision de se tourner non plus vers l’espace mais vers le temps  :

La première moitié ayant été

vouée à l’espace j’ai décidé

de consacrer le reste de ma vie,

au temps, cette chose en quoi nous vivons

comme des poissons ou sur quoi nous sommes

comme la mousse ou les spores d’une souche

de candida tenaceDans cette section à la fois neurasthénique et amusée, la poète met une nouvelle fois en avant la rugosité de sa vie passée et présente, la banalité des activités maternelles et domestiques (s’occuper des enfants, jouer avec un pistolet à bulles, regarder un écureuil), les faisant alterner avec les angoisses de l’âge qui vient et de la maladie.

Une question anodine, « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? », que lui pose sa mère par mail à l’occasion de son anniversaire, donne soudain un centre à son malaise. Elle ne souhaite en effet aucun cadeau, elle voudrait simplement :

Tout retrouver pour tout recommencer

en prêtant attention cette fois

à l’apparence des choses,

aux fins immanentes présentes

dans les commencements.

Pourtant, à la fin, elle fera la réponse qui s’impose : « J’aimerais un gâteau au chocolat… peut-être avec des pépites », avant que le poème ne s’achève sur la révélation que lui apporte, ô ironie, l’observation d’une vulgaire mite étendant ses ailes en « bénédiction » et vers laquelle elle « s’agenouille », saisissant alors toute la nécessité et « l’impudence d’affronter / demain ».

Les « grands » sujets d’Était-ce pour cela se cachent ainsi derrière le dérisoire bric-à-brac de l’existence, en particulier celui de la (sur)consommation dont le livre rend si bien compte, dans l’agitation vaine ou l’ennui des tâches à accomplir. Le spleen auto-ironique de Sullivan les y débusque mais, habile, les met à distance en un geste poétique maître d’une composition par ellipse et juxtaposition, d’un fluide système de rimes (dans la première section) et d’une riche allusivité littéraire.

Était-ce pour cela possède pour cela tous les charmes du familier et du déconcertant. S’ajoute à ces charmes le bel aspect du livre, illustré de quelques photographies (importantes pour la compréhension du texte) et harmonieusement divisé en pages blanches et bleues selon les langues utilisées (français et anglais).

EN ATTENDANT NADEAU