mardi 3 juin 2025

Hannah Sullivan, familière et déconcertante

Hannah Sullivan, Était-ce pour cela,
La Grenfell Tower après l’incendie (Londres) © CC-BY-2.0/ChiralJon /WikiCommons


Hannah Sullivan, 
familière et déconcertante

par Claude Grimal
3 juin 2025
Numéro 222

Après Trois poèmes, couronné par le prix T.S. Eliot, Hannah Sullivan, poète britannique née en 1979, publie Était-ce pour cela, un très séduisant triptyque poétique.

Hannah Sullivan | Était-ce pour cela. Trad. de l’anglais (Grande-Bretagne) par Patrick Hersant. Édition bilingue. La Table Ronde, 256 p., 21,50 €

Séduisant, d’abord, pour la facilité avec laquelle il peut être lu autant par un lecteur sans habitude de la poésie que par celui qui la connaît bien. Séduisant, ensuite, parce que ses vers et sa prose trouvent dans la vie quotidienne les grands thèmes poétiques classiques (exister dans l’espace et le temps, composer avec le monde) et parlent donc directement à la sensibilité contemporaine.

Était-ce pour cela est organisé en trois sections fragmentées, passant d’expériences qui remontent à l’enfance de Sullivan (ou avant) à celles de sa jeunesse ou de sa vie de mère ; elles sont structurées autour de quelques lieux et préoccupations. La première section, « Locataires », rend hommage aux victimes de l’incendie de la tour de Grenfell à Londres en 2017 et met en place le thème de l’habitation, de la destruction et de l’impermanence. La deuxième, « Était-ce pour cela », essentiellement en prose, reprend ces motifs, mais celui de la destruction devient personnel tandis que celui de l’habitation, mis au premier plan, est illustré par les maisons dans lesquelles la poète a vécu ou séjourné des années 1980 aux années 2000, à Londres, Sheffield, quelque part en Australie, Boston, New York, San Francisco… La troisième section, « Joyeux anniversaire », sans doute la plus frappante, écrite essentiellement en tétramètres, énonce dès son épigraphe virgilienne (« … aperitque futura ») et ses premiers vers la décision de se tourner non plus vers l’espace mais vers le temps  :

La première moitié ayant été

vouée à l’espace j’ai décidé

de consacrer le reste de ma vie,

au temps, cette chose en quoi nous vivons

comme des poissons ou sur quoi nous sommes

comme la mousse ou les spores d’une souche

de candida tenaceDans cette section à la fois neurasthénique et amusée, la poète met une nouvelle fois en avant la rugosité de sa vie passée et présente, la banalité des activités maternelles et domestiques (s’occuper des enfants, jouer avec un pistolet à bulles, regarder un écureuil), les faisant alterner avec les angoisses de l’âge qui vient et de la maladie.

Une question anodine, « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? », que lui pose sa mère par mail à l’occasion de son anniversaire, donne soudain un centre à son malaise. Elle ne souhaite en effet aucun cadeau, elle voudrait simplement :

Tout retrouver pour tout recommencer

en prêtant attention cette fois

à l’apparence des choses,

aux fins immanentes présentes

dans les commencements.

Pourtant, à la fin, elle fera la réponse qui s’impose : « J’aimerais un gâteau au chocolat… peut-être avec des pépites », avant que le poème ne s’achève sur la révélation que lui apporte, ô ironie, l’observation d’une vulgaire mite étendant ses ailes en « bénédiction » et vers laquelle elle « s’agenouille », saisissant alors toute la nécessité et « l’impudence d’affronter / demain ».

Les « grands » sujets d’Était-ce pour cela se cachent ainsi derrière le dérisoire bric-à-brac de l’existence, en particulier celui de la (sur)consommation dont le livre rend si bien compte, dans l’agitation vaine ou l’ennui des tâches à accomplir. Le spleen auto-ironique de Sullivan les y débusque mais, habile, les met à distance en un geste poétique maître d’une composition par ellipse et juxtaposition, d’un fluide système de rimes (dans la première section) et d’une riche allusivité littéraire.

Était-ce pour cela possède pour cela tous les charmes du familier et du déconcertant. S’ajoute à ces charmes le bel aspect du livre, illustré de quelques photographies (importantes pour la compréhension du texte) et harmonieusement divisé en pages blanches et bleues selon les langues utilisées (français et anglais).

EN ATTENDANT NADEAU




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire