vendredi 30 juin 2023

Georges Perec / « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien »

 




Georges Perec, « tentative d’épuisement d’un lieu parisien »


Christine Marcandier 
26 septembre 2015

Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, texte de 1975 (éd. Christian Bourgois). Livre du jour. Pourquoi ?

Parce que la place Saint-Sulpice les 18, 19 et 20 octobre 1974 est un monde :

fullsizerenderParce qu’il n’y a pas de point final : « Exigez le Roquefort Société le vrai dans son ovale vert« 

Parce que Perec y rend ce qui « passe » et ce qui « se passe » : Les couleurs, les mouvements des bus, des hommes, des femmes, des taxis, quelques chiens, les bus toujours, Jean-Paul Aron. Les bus encore (« peut-être ai-je seulement aujourd’hui découvert ma vocation : contrôleur de lignes à la R.A.T.P » , p. 39). Paul Virilio. Pas mal de deux-chevaux vert pomme, aussi.


« Plusieurs dizaines, plusieurs centaines d’actions simultanées, de micro-événements dont chacun implique des postures, des actes moteurs, des dépenses d’énergie spécifiques » (p. 18).

Pour le romanesque des listes, l’auteur en observateur pointilliste « (j’ai quand même une bonne vue)« , p. 48.

Depuis l’éditeur évoqué dès la 9ème ligne a déménagé… Et Thomas Clerc a subliment pris la relève de cet épuisement des lieux.

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jeudi 29 juin 2023

Georges Perec / La littérature et ses fictions

Georges Perec
Tullio Pericoli

 

Georges Perec : la littérature et ses fictions

Jacques Dubois 
31 mai 2017


Nous avons lu Perec au fil des ans, de 1965 (Les Choses) à 1978 (La Vie mode d’emploi). Puis nous l’avons relu et, plus souvent, nous avons découvert certains recoins de son œuvre. Quelle merveille que Le Voyage d’hiver qui me fut donné à lire récemment ! L’imitant, seul ou entre amis, nous avons aussi versé dans le jeu des Je me souviens ou bien encore nous sommes essayés aux mots croisés inventés par l’écrivain, sans aboutir jamais. Bref, Georges Perec nous a toujours amusés, captivés, envahis, ravis. Et voilà que l’ensemble de son œuvre littéraire paraît en Pléiade en deux forts volumes accompagnés d’un riche Album retraçant, photos et documents à l’appui, une vie et une carrière en zigzag. Une entrée solennelle en littérature.

L’œuvre s’y trouve superbement rassemblée, étant assortie, comme il se doit, de notices, de notes, d’appendices. Or, du triple volume, vainqueur de ce qui fut longtemps une disparate, voire un désordre, se dégage une impression puissante et, pour tout dire, imprévue : Georges Perec n’est pas seulement l’UNIQUE, comme le veut Marie Darrieussecq en tête récemment du Monde des livres (12/ 5/ 2017), il est surtout le PLUS GRAND des écrivains de sa génération, celle du troisième tiers du XXe siècle. Nul, en effet, n’a montré autant de créativité que ce feu-follet qui se tenait dans les marges de l’institution des lettres, Oulipo aidant, et, à ce titre, s’est spécialisé dans des inventions textuelles qui passaient facilement pour avant tout ludiques, et rien de plus. Bref, Perec amusait.

Mais c’était ne pas voir que, chez lui, l’esprit de jeu si vivace était soutenu ou contrebalancé par un esprit de sérieux qui était également esprit de science chez un inventeur effervescent dont les études supérieures se réduisirent pourtant à peu. On sera d’ailleurs frappé par l’abondance et la précision des notes exigées par le présent Pléiade. C’est que l’équipe des éditeurs a été entraînée sur la pente encyclopédique qui fut celle de l’auteur tout au long de son parcours. Ce n’est pas seulement que Perec fut le roi de la liste et qu’il citait parfois pour le seul plaisir. C’est qu’il tirait de ses savoirs le plus grand profit productif. Ainsi de son héritage littéraire pour ne prendre que cet exemple. En ce domaine, Perec n’a pas cessé de se réclamer d’une très haute lignée qui, sans remonter à Rabelais, part de Stendhal et de Flaubert, conduit chez Proust (pastiché dans Un homme qui dort), arrive chez Queneau et Roubaud ou encore chez Barthes ou Robbe-Grillet. Et toujours il sut tirer un véritable parti de ces auteurs « amis », les associant volontiers à la parodie ou à cet humour qui fusait de lui si aisément.

Directrice magistrale de la présente édition, Christelle Reggiani reprend avec bonheur dans son « Introduction » un texte où Perec se voit en paysan cultivant en parallèle quatre champs différents. Ainsi du champ sociologique tel que l’illustre le roman Les Choses ou encore la collaboration à Cause commune, le revue militante de Duvignaud et Virilio ; ainsi du champ autobiographique lié à l’identité juive et à la mort de la mère à Auschwitz en 43 ; ainsi du champ oulipien, sans doute le plus actif, avec le travail sur les lipogrammes ; ainsi du champ romanesque qui nous vaut, dans le second tome, l’éclatante et vertigineuse Vie mode d’emploi. Et qui aurait pu nous valoir 53 Jours, roman laissé inachevé et que devaient inspirer les conditions d’écriture de La Chartreuse de Parme. Doit-on ajouter que ces champs empiètent joyeusement et aussi bien savamment les uns sur les autres ?

Mais s’est-il affirmé d’œuvre en œuvre un style Perec et ce style ne s’est-il pas défait sous les jeux de mots et autres lipogrammes ? Si vous lisez par exemple Les Revenentes, texte peu connu qui fait pendant avec La Disparition et où l’auteur s’est donné pour contrainte de n’utiliser comme voyelle que la seule E, vous serez emporté par le rire face aux trahisons de plus en plus burlesques de la règle. Le style, à ce moment-là et tel qu’il serait « de l’homme même », risque, en effet, de ne pas se faire jour. Et cependant il est bien là et se marque d’abord par un certain ton. Un ton qui semble venu tout droit du physique même de ce ludion qu’est l’écrivain : gros yeux comme émerveillés, barbe et chevelure hirsutes, froncement moqueur du visage, chat perché sur l’épaule (voir les photos de l’Album). Soit tout un habitus retranscrit, comme en sourdine, en une manière d’être et d’écrire.

À la fin de son Album, Claude Burgelin nous livre deux indices précieux pour cerner cette écriture et ses fondements. « Se représenter ainsi en Arsène Lupin des lettres, s’avouer chapardeur expert en l’usage de faux , résume-t-il d’abord de son héros, c’est au bout du compte s’avouer infiniment soucieux de véridiction. » (Album Perec, p. 228). Mais ce sera pour ajouter ensuite : « C’est bien à cette forme bienveillante d’intelligence, à cet art de comprendre en inclinant un peu autrement la tête et le regard, que mène l’écriture amicale de Georges Perec » (ibid.).
Imposture jouée malicieusement et bienveillance cordiale, les deux font la paire. Ou, plus exactement, les deux font la littérature et ses fictions selon le grand Georges Perec.

Georges Perec, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 volumes, édition dirigée par Christelle Reggiani, 2017. Prix de lancement : tome I : 54 € ; tome II : 56 €.
Claude Burgelin, Album Georges Perec, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017. Offert par tout libraire pour l’achat de 3 volumes Pléiade.

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mercredi 28 juin 2023

Places Perec

 


Places Perec

Denis Seel 
20 octobre 2017


Les 18, 19 et 20 octobre 1974, Georges Perec, attablé à un café, place Saint-Sulpice, scrute la vie et son mode d’emploi. Il tente d’épuiser un lieu parisien, une espèce d’espace vaguement rectangulaire de 105 m de long sur 80 m de large.
Il note les choses et les êtres.
Il note les autobus, leurs numéros, leurs destinations, leurs passages, il note les cars de touristes, les cars de police, les taxis, les voitures, les fourgonnettes, les camionnettes, les camions de livraisons, les motos, les motocyclettes, les vélomoteurs, les vélosolex, les vélos, une charrette à bras, un triporteur, une ambulance, une dépanneuse, une bétonneuse, un fourgon mortuaire, il note « un vieil homme avec sa demi-baguette… une dame avec un paquet de gâteaux en forme de pyramide… une femme en veste de laine, hilare… une petite fille un cartable sur les épaules… les pigeons qui, avec un magnifique ensemble, font le tour de la place et reviennent se poser sur la gouttière de la mairie… une jeune fille qui mange la moitié d’un palmier… des oranges dans un filet… une femme qui timbre trois lettres et les dépose dans la boîte aux lettres… un homme avec un journal… un camion « Que sais-je ? » : « La collection « Que sais-je » a réponse à tout »… des gens qui lisent en marchant, il y en a peu, mais il y en a… un enfant qui fait glisser un modèle réduit de voiture sur la vitre du café (petit bruit)… un bébé dans un landau qui ressemble à un oiseau : yeux bleus, fixes, prodigieusement intéressés par ce qu’il découvre… un petit garçon qui traverse en veillant à ne marcher que sur les clous… un homme à béret genre curé… un papa poussant poussette… un homme qui vient de garer sa voiture et la regarde comme s’il ne la reconnaissait pas… une petite fille, encadrée par ses parents, qui pleure… un groupe d’enfants qui joue au ballon devant l’église… un homme qui marche le nez en l’air, suivi d’un autre qui regarde par terre…un chien qui court, queue en l’air, en reniflant le sol… des gens des gens des voitures… le crépuscule… les lampadaires qui s’allument progressivement… les ombres indistinctes… les cloches qui se mettent à sonner… », il note, il note.

Quarante-trois ans plus tard, les 18, 19, 20 0ctobre 2017, dans une ville lointaine, aux souvenirs d’enfance, place des Minimes (une petite place vaguement rectangulaire), attablé à la terrasse d’un faux vieux café, identique à ceux qui se sont multipliés aux alentours de l’ex-rue Vilin, où vécut gamin Georges Perec, à côté d’un retraité remplissant sa grille de mots croisés, je regarde de tous mes yeux, je regarde.

Je me plonge dans l’infra-ordinaire qui m’entoure, j’observe le beau présent, mon regard perecrine, je me dis que je pourrais prendre des notes, que c’est une des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse un jour.

Tentative © Christine Marcandier

Toujours « des autobus, des taxis, des voitures particulières, des camions, des camionnettes, des vélos, des vélomoteurs, des vespas, des motos, des élégantes, des vieux-beaux, des vieux couples, des bandes d’enfants, des gens à sacs, à sacoches, à chiens, à parapluies, à bedaines, des vieilles peaux, des vieux cons, des jeunes cons, des flâneurs, des livreurs, des renfrognés, des discoureurs ».
Des disparitions cependant : les deux-chevaux, les D.S., les triporteurs des postes, les bonnes sœurs, les gens à pipes.
Beaucoup plus de vélos.
Passe justement une maman pédalant sur le sien, avec un enfant à l’arrière (à ma droite, au fond d’une cour, j’aperçois un vélo chromé, qui attend).
Passent des collégiens qui glissent sur leurs planches.
Passent des nuages.
Passe, what a man ! , un homme au port altier, l’air très content de lui.
Passe une foule d’hommes, de femmes, de jeunes gens, de jeunes filles (certaines tenant fièrement leur mobile devant elles, comme un trophée de condottière), d’adolescents, d’adolescentes, le téléphone portable à la main, écouteurs dans les oreilles, parlant parfois seul dans leur appareil, les yeux fixes.
Tiens, une revenante !, la maman à vélo, maintenant à pied, elle longe la clôture de l’église, contourne le banc où un homme dort, entre dans une boutique obscure.
A intervalles réguliers, sur le terre-plein, les pigeons s’envolent tous en même temps.
Encore des gens des gens des voitures.
La lumière commence à décroître.
Les véhicules allument leurs phares.
On ne distingue pratiquement plus les visages.
La nuit prend place.
Là-haut, entre Mars et Jupiter, à des centaines de millions de km, comme une brèche dans l’immensité, veille l’astéroïde 2817, l’astéroïde Perec


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mardi 27 juin 2023

Georges Perec / « La vie est un livre » (Entretiens, conférences, textes rares, inédits)

 

 Perec © Christine Marcandier

Georges Perec : « La vie est un livre » (Entretiens, conférences, textes rares, inédits) 

Christine Mercadier / 16 mars 2020


Leséditions Joseph K publient un volume regroupant l’intégralité des entretiens et conférences de Georges Perec, de 1965, année de publication des Choses à 1981, accompagnés d’inédits et textes rares.

Il serait tentant de réduire ce volume à une suite mathématique inspirée des pratiques oulipiennes, en listant nombres et chiffres, à eux seuls impressionnants : 1100 pages, 181 textes, des milliers d’items liés à l’appareil critique — notes, entrées dans l’index des noms propres, références bibliographiques — et ces chiffres en cascade, auxquels ne peut et ne doit pas être réduit un livre, n’ont ici d’autre but que de souligner le travail prométhéen de Mireille Ribière et Dominique Bertelli.

Perec © Christine Marcandier

Le livre réunit donc tous les entretiens et conférences du vivant de Perec, publiés en France comme à l’étranger, les interviews radiophoniques ou télévisées sont retranscrites, leur sont adjoints des textes inédits, des lettres, des préfaces et autres documents. Tout est organisé chronologiquement, année après année, avec un énorme travail de remise en contexte de chaque archive. L’ensemble est bâti en deux parties : la première, la plus longue, regroupe les entretiens, la seconde rassemble des lettres, des comptes rendus, des préfaces, les articles et textes publiés dans Cause commune comme ceux parus dans Arts, Loisirs en 1966-1967.

Le livre est l’amplification du volume paru en 2003 chez Joseph K déjà, il ne fait pas doublon avec la récente Pléiade en deux volumes ni avec les fabuleux « posthumes », si contemporains, publiés par Maurice Olender dans sa « Librairie du XXIe siècle » au Seuil mais achève de convaincre, si besoin était, de l’infinie plasticité de cet écrivain majeur, que toute publication déplace, enrichit et recompose.

Perec © Christine Marcandier

Le livre est évidemment une somme indispensable pour tout amateur de Perec, permettant de disposer d’archives d’une richesse infinie sur l’auteur comme l’époque et de (re)découvrir ceux qui ont influencé ou entouré Perec (BarthesRoubaudUmberto Eco et tant d’autres). C’est, avant tout, un ouvrage aux itinéraires multiples qui s’offre comme un laboratoire d’écrivain, un état de l’édition ou de la réception critique, en se laissant guider par l’infinie curiosité de Perec pour les mots et les choses, la société, les lieux, le cinéma, les expériences formelles. On lira par exemple avec bonheur 30 banalités idiosyncratiques sur la ville de New York ou les textes publiés dans Arts, Loisirs qui sont une série autour de « l’esprit des choses » et des Mythologies à la Barthes : Perec se penche sur « l’indestructible Rolls », « symbole, s’il en fut, de l’éternité sur quatre roues » ; il analyse aussi « l’ultra-périssable » (le papier), fait l’« éloge du hamac », commente les bistrots, s’en prend à « la dictature du whisky », esquisse une théorie des gadgets et propose même un synopsis à Goscinny et Uderzo. C’est aussi dans ces pages qu’en janvier 1967 il revendique « le computeur pour tous », anticipation de nos smartphones (ici appelés des « ordinateurs de poche ») et des applications qui ont métamorphosé nos quotidiens, puisqu’il serait possible, prédit Perec, de « s’en servir à tout instant dans le métro (vous appuyez sur un bouton, et, hop, la machine vous dit quelle est la première direction à prendre, c’est fantastique ! » ; mais ces machines nous aideraient aussi dans le « choix d’un film à voir, d’un roman à lire, d’un restaurant à découvrir, d’un cadeau à faire, la disposition des convives autour d’une table, la répartition des chambres lors d’un week-end à la campagne – toutes ces décisions capitales, et bien d’autres ». « Moins aléatoire que les horoscopes, et tellement plus humain que l’I.F.O.P., le computeur pour tous, portatif, transistorisé et obligatoire, voilà la solution pour l’avenir ! »

Perec © Christine Marcandier

Dans un entretien donné en juin-juillet 1979 à une revue italienne, « Sono un « archivista », ma della invenzione che « crea » la realtà quotidiana » (p. 425-427 du volume), Perec explique que le titre La vie mode d’emploi lui est venu spontanément et qu’il n’a perçu que dans un second temps qu’il exprimait, « l’opposition entre la vie — la prolifération, le désordre — et l’emploi : le fait de trouver un ordre, une règle qui ne fonctionne pas, illusoire donc. La vie effervescente, chaotique, opposée à l’ordre que nous croyons mettre ». Là est, en creux, la poétique de ce volume. Il est une somme ordonnée, visant l’exhaustivité avec des index, ces index que Perec, dans le même entretien, définit comme « de la fiction scientifique » : « on peut construire les histoires au moyen de l’index ». C’est ce que fait ce livre aux accents borgesiens ou perecquiens : rebâtir le récit d’une œuvre, offrir des parcours et cheminements multiples, recomposer notre imaginaire et notre regard critique sur les œuvres de Perec depuis ce qu’en dit leur auteur. Si « la vie est un livre » — titre d’un entretien de Perec avec Jean Royer pour Le Devoir (Montréal) —, ce livre est une forme de biblio-biographie de l’auteur des Choses et de La Vie mode d’emploi, entre théorie et pratique de la création littéraire.

Georges Perec, Entretiens, conférences, textes rares, inédits, Textes réunis, présentés et annotés par Mireille Ribière, avec la participation de Dominique Bertelli, éditions Joseph K, novembre 2019, 1100 p., 39 €

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lundi 26 juin 2023

Quand Georges Perec raillait joyeusement les codes de la publication scientifique

 

Georges Perec


Quand Georges Perec raillait joyeusement les codes de la publication scientifique

Jean-Louis Legalery 
29 mars 2018


Depuis Les choses, prix Renaudot 1965, on doit à Georges Perec dix-sept ans de production littéraire brillante et extrêmement originale, jusqu’à sa mort, en 1982. Cette magnifique originalité a connu son apogée en 1969 avec la publication, entre autres, du célèbre roman La disparition, puis, en 1971, des Revenentes. Cependant les amis et admirateurs de Perec ont permis une certaine continuité, puisque nombre de ses ouvrages ont été l’objet d’une publication posthume. Ainsi en 2012 parut Le condotierre, dont le manuscrit avait été égaré par Perec en 1966. De la même manière fut imprimée, en 1991, et rééditée en 2003, une véritable perle encore trop méconnue, Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques, par le biais de la fidélité en amitié de Marcel Bénabou, professeur émérite d’histoire romaine à l’Université Paris VII, et, surtout, comme il se définit lui-même « secrétaire provisoirement définitif » de l’OuLiPo. L’OuLiPo est, pour les rares profanes, l’acronyme de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, groupe international cofondé, en 1960, par Raymond Queneau et le mathématicien François Le Lionnais et dont Perec fut membre, et dont les adhérents se définissaient comme « des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». Les fondateurs et membres de l’OuLiPo ne voulaient pas qu’il fût un mouvement littéraire, ni un séminaire scientifique ni de la littérature aléatoire.

Donc, fort de ces principes et de ses propres souvenirs, Marcel Bénabou a eu l’excellente idée de rassembler et de publier, pour la première fois en 1991, les textes qui constituent Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques. Pour toutes celles et tous ceux dont la recherche, dans le domaine littéraire ou scientifique, a fait ou fait toujours partie intégrante de leur vie professionnelle, cet opuscule de 128 pages est une forme de délectation suave et inimitable dont le but est l’affirmation des jeux verbaux.

Pour celles et ceux qui se lancent dans la recherche aujourd’hui, il est indispensable que cet olni (objet littéraire non identifié) fasse partie de leur bibliothèque, à portée de main immédiate. En effet, il est de notoriété publique que, dans le domaine de la publication scientifique, s’il y a une vaste majorité de travaux sérieux et vivement enrichissants, il y a aussi du jargon inepte, du snobisme achevé, des codes parfois restrictifs et, surtout, au mieux de l’inanité et au pire du charlatanisme avéré. C’est à tout cela que Georges Perec s’est attaqué dans un éventail de possibilités que Marcel Bénabou a largement ouvert dans sa préface « Parodie, pastiche, caricature ? Laissons au lecteur le soin de caractériser d’un nom chacun des textes ici rassemblés, et qui révèlent une figure parfois ignorée de Perec, celle du savant ».

Il s’agit de cinq études pseudo-scientifiques, remarquablement présentées, aussi désopilantes les unes que les autres — surtout les trois premières — tant sur le fond que sur la forme. La première, intitulée Experimental demonstration of the tomatotopic organization in the Soprano, est fondée sur une expérience relative aux effets du jet de tomates sur les cantatrices, traitée du « point de vue d’un neurophysiologiste » nous avertit Bénabou. Perec s’est offert le luxe savoureux d’écrire un abstract, en anglais comme il se doit, mais un anglais délibérément charabiesque, digne du traducteur automatique Systran, qui, dans les années 1990, faisait la joie des colloques de spécialistes universitaires de la traduction anglais-français. Le résultat, dans lequel Perec moque ouvertement les traductions scientifiques hasardeuses, ne manque pas de sel (p. 11) :

« L’auteur étude les fois que le lancement de la tomate qu’il provoquit la réaction yellante chez la Chantatrice et demonstre que divers plusieures aires de la cervelle étaient implicatées dans la response, en particular, le trajet légumier, les nuclei thalameux et le fiçure musicien de l’hémisphère nord ».

L’objet de l’étude est déterminé et localisé (Tomato rungisia vulgaris). Quant aux conséquences elles sont également cernées, les cris, the more you throw tomatoes on Sopranoes, the more they yell (plus on jette des tomates sur les Sopranos, plus elles crient), le hoquet, hiccup (Carpentier & Fialip, 1964)…L’observation scientifique n’a pas été laissée au hasard (p. 18) Histology : At the end of the experiments, Sopranoes were perfused with olive oil, and 10% Glenfiddich… « Au terme des expériences, les Sopranos ont été perfusées avec de l’huile d’olive et 10% de Glenfiddich ». Perec prend soin de préciser This work was supported by grants from the Syndicat régional des Producteurs de Fruits et Légumes, the Association française des Amateurs d’Art Lyrique (AFAAL) and the Fédération internationale des Dactylo-Bibliographes (FIDB). Les références bibliographiques sont du même tonneau, avec quelques jeux de mots sur le et.al (abréviation du latin et alli, et tous les autres), allusion aux publications plurielles ou collectives :

Beulott, A., Rebeloth, B.& Dizdeudayre, Brain Designing, Chateauneuf-en-Thymerais, 1974.

Colle, E., Ethal, E&Others, S. Leguminate pathways in the brain. A new theory, 1973.

Lai, A. & Chou, O. Dix-sept recettes faciles au chou et à l’ail. I. Avec des tomates. 1974.

La seconde étude scientifique concerne les conclusions de deux chercheurs, imaginaires bien sûr, Pogy O’Brien et Johann Wolfluss, qui se sont penchés attentivement sur « l’hybridation des papillons dans l’île d’Iputupi ». Rédigée de manière extrêmement académique cette analyse a tous les aspects d’un travail sérieux, étayé par des graphiques et une carte d’Iputupi, mais truffé de jeux de mots hauts en couleur et conclu par une bibliographie décapante :

Hayes, R. The Fauna and Flora of the Calvados Islands, vol.117, 1966 : 1-198.

* Illaca, G., Giacosa, F. & Puccini, G. Nouvelles hypothèses sur l’hybridation des Coscinoscera, Rev. Fr. Entomol. , 1904, 17 : 181-198.

Dans la troisième Perec a indirectement rendu hommage à son ami Marcel Gotlib, à travers un article intitulé « Une amitié scientifique et littéraire : Léon Burp et Marcel Gotlib, suivi de Considérations nouvelles sur la vie et l’œuvre de Romuald Saint-Sohaint ». La présentation de Marcel Gotlib est au diapason de l’ensemble de l’opuscule (p. 53)

« La récente attribution du prix Nobel de botanique expérimentale à Marcel Gotlib, son élection triomphale à l’Académie des sciences de Lille-Roubaix-Tourcoing et sa nomination comme conseiller plénipotentiaire pour les affaires sociales, scientifiques et culturelles auprès de l’Assemblée européenne, sont venues concrétiser l’estime unanime dans laquelle était tenue, depuis plusieurs années, l’œuvre de ce chercheur infatigable dont la carrière fulgurante a fait éclater avec un égal génie les problématiques majeures de la Science contemporaine dans la plupart de ses disciplines de pointe, de la dynamique à la théorie des quanta, de la sociologie rurale à la musicologie préhistorique et de l’anthropologie cellulaire à la physiologie combinatoire ».

A mi-chemin entre Boris Vian, Pierre Dac et Groucho Marx, ces différents traités forcent l’admiration tant l’humour y est ravageur et les règles de la publication, dite académique, y sont respectées, à la notable exception du rappel des liens d’amitié entre Burp et Gotlib : « Ils étaient tous deux nés à Vaudouhé-les-Gonesse et le fils de la marraine de l’oncle de Léon était le cousin germain du neveu du mari de Liliane, la sœur de Marcel. Condisciples au Grand Séminaire des Suisses à Roubaix, ils firent également partie ensemble de la chorale Les Joyeux Rossignols des Côtes-du-Rhône ».

Les deux dernières études sont étonnamment plus sages en matière de dérive, un peu comme si Perec avait tout dit dans Cantatrix ou comme s’il avait eu envie de revenir progressivement à un registre plus sérieux. Dans la quatrième présentation intitulée « Présentation : de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » Perec se fait historien pour évoquer la cathédrale de Chartres. Mais que l’on se rassure, le ton général n’est pas très loin (p. 67) « Des générations de géographes et de linguistes se sont à juste titre interrogées sur les origines toponymiques de la Beauce : pourquoi ce vaste plateau — dont la qualité première est précisément la platitude — porte-t-il un nom évocateur de relief ou, en tout cas, de protubérance ? L’étymologie confirme, sans l’expliquer, cette relation : Beauce, comme Baucis, boss, bosse, bossoir, bossu, Bossuet… »

La cinquième et dernière présentation, Perec l’a rédigée conjointement avec son ami l’écrivain américain, Harry Mathews (1930-2017) pour rendre hommage à un romancier français que tous deux admiraient, Raymond Roussel (1877-1933). En vérité, avec ce dernier chapitre « Roussel et Venise, esquisse d’une géographie mélancolique », nous ne sommes plus du tout dans le pastiche, la parodie ou la galéjade, mais dans l’honneur rendu à un membre du mouvement surréaliste, grand voyageur, dramaturge, poète inquiété et pourchassé en raison de ses choix de vie personnelle, un très beau final, une très belle pirouette. C’est aussi cela l’immense talent de Georges Perec : terminer une série de facéties par une sorte de nécrologie formelle et profonde.

Un petit livre régénérant qui n’a pas pris une ride et qu’il faut garder en permanence à portée des mains, des yeux et de l’esprit pour le dérider.

Georges Perec, Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques, éditions du Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2003 (1991), 128 p., 14 €20 et Points, janvier 2018, 144 p., 7 € 50

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dimanche 25 juin 2023

La Fontaine massacré

 


La Fontaine, Fables et contes


La Fontaine 

massacré

par Maurice Mourier
27 février 2018

Y a-t-il encore moyen de se mettre en rogne à propos d’un livre ? Oui, quand l’auteur édité est La Fontaine. Le plus opportuniste des jeunes surréalistes et le plus surfait, Aragon, avait bien essayé de le renvoyer à l’académisme supposé des « classiques » au début, particulièrement honteux, du Traité du style (1928), mais l’opération, d’un iconoclasme facile, avait fait long feu, et il n’est personne d’un peu cultivé aujourd’hui qui ne sache le fabuliste immortel.


La Fontaine, Fables et contes. Édition établie par André Versaille. Préface de Marc Fumaroli. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 497 p., 32 €


La Fontaine ! Seul poète lyrique du XVIIe siècle, seul à avoir chanté l’amour partagé dans des vers à la lettre merveilleux dont l’exaltation mélancolique repose sur la grâce d’une mélodie unique : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? / Que ce soit aux rives prochaines… » Sur une langue si limpide, et pourtant chargée encore de toute la richesse du français de la Renaissance, que les pisse-froid de la monarchie dite absolue châtraient de son temps, appauvrissaient et desséchaient afin de la maintenir dans les barbelés de la bienséance.

Aussi une nouvelle édition, accessible à tous, de l’ensemble du corpus, et reposant sur un principe chronologique qui permet d’avérer la non-règle que le poète lui-même s’était choisie : « Diversité, c’est ma devise », ne peut-elle en principe que réjouir l’inconditionnel d’un auteur toujours méconnu sous certains de ses aspects, celui du pouvoir critique de son œuvre notamment.

Critique, ou disons plutôt subversif, tant la verve du courtisan épris de liberté mais fidèle en amitié, qui avait choisi Fouquet contre Louis XIV (Fouquet paya sa richesse et son faste de l’internement à vie), ne cesse de s’exercer avec férocité à l’égard de la cour du Roi-Soleil caricaturé en lion cruel, vaniteux, et souvent stupide.

Or la dimension politiquement dissidente de La Fontaine fait tout l’objet de la préface de Marc Fumaroli, impeccablement argumentée et fort bien rédigée, dans un style alliant agrément et rigueur qui prouve que, même à l’Académie française, il reste des gens qui savent écrire autrement qu’en jargon universitaire, n’abusent pas de leur immense culture et rendent justice comme il convient au « bonhomme » dans ses joutes qui, étant menées à fleurets plus ou moins mouchetés, n’en sont pas moins de réels combats.

Bref, une préface érudite et passionnante, peu conventionnelle, voilà qui prépare excellemment à des textes admirés depuis l’enfance. On passe donc sans s’y attarder sur l’introduction banale d’André Versaille, sur les réflexions appliquées d’Anatole France concernant la langue de La Fontaine et ses emprunts au savoureux parler de la Renaissance, à Rabelais au premier chef (mais était-il vraiment indispensable de redonner ces laborieuses notules datées ?), tout à la joie attendue de relire les textes eux-mêmes, et pour commencer cet Adonis traitant des amours de la déesse Vénus et de l’adolescent mortel Adonis, pièce de 605 alexandrins par laquelle, en 1658, à 37 ans, La Fontaine conquiert la faveur du richissime surintendant des Finances Fouquet, qui le pensionnera.

La Fontaine, Fables et contes

On court donc à la page 65, et là, patatras ! 13 vers faux, hideusement faux, par méconnaissance totale de la métrique avec, quand celle-ci est respectée, l’introduction du mot « slang » (à la place de « sang ») de manière à témoigner sans doute de la modernité du poète, familier de l’argot yankee. Mais n’oublions pas non plus qu’en 2018, dans une édition imprimée en France, le nom du dieu du soleil s’écrit ainsi : « Appolon », et que « Tripolème » désigne le guerrier « Triptolème », un des compagnons d’Adonis.

Alors, voici : personne, je veux dire aucun étudiant de lettres classiques un peu lettré n’a relu ces vers. La maison Laffont ne dispose d’aucun ordinateur, qui, lui au moins, aurait su qu’Apollon s’écrit avec un p et deux l. Qu’importe de vanter par ailleurs la fluidité et le charme des vers d’un encore jeune poète, puisque nul parmi les cochons de clients ne viendra se plaindre qu’un alexandrin ait plus ou moins de douze pieds !

En est-on vraiment rendu là, dans l’édition française, en 2018 ? Eh oui ! Venez rouscailler, après ça, sur la place de nos établissements scolaires dans les classements internationaux ! Je veux croire que la versification déliée du poète est moins abîmée dans les Fables et les Contes, publiés tant de fois qu’il suffit de les recopier servilement. Adonis se rencontre moins fréquemment, il fallait donc en « établir » le texte, tâche essentielle à laquelle M. Versaille s’engage dès la couverture du volume. Il se peut qu’à la lecture de La cigale et la fourmi je n’aurais pas eu à étouffer de rage. Mais j’avoue qu’après le scandale d’Adonis, je ne suis pas allé y voir.

EN ATTENDANT NADEAU