samedi 31 janvier 2015

Albert Camus / Le renégat ou un esprit confus


Albert Camus
LE RENÉGAT
OU UN ESPRIT CONFUS

  
« Quelle bouillie, quelle bouillie ! Il faut mettre de l'ordre dans ma tête. Depuis qu'ils m'ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle, ou quelqu'un, qui se tait soudain et puis tout recommence ô j'entends trop de choses que je ne dis pourtant pas, quelle bouillie, et si j'ouvre la bouche, c'est comme un bruit de cailloux remués. De l'ordre, un ordre, dit la langue, et elle parle d'autre chose en même temps, oui j'ai toujours désiré l'ordre. Du moins, une chose est sûre, j'attends le missionnaire qui doit venir me remplacer. Je suis là sur la piste, à une heure de Taghâsa, caché dans un éboulis de rochers, assis sur le vieux fusil. Le jour se lève sur le désert, il fait encore très froid, tout à l'heure il fera trop chaud, cette terre rend fou et moi, depuis tant d'années que je n'en sais plus le compte... Non, [46] encore un effort ! Le missionnaire doit arriver ce matin, ou ce soir. J'ai entendu dire qu'il viendrait avec un guide, il se peut qu'ils n'aient qu'un seul chameau pour eux deux. J'attendrai, j'attends, le froid, le froid seul me fait trembler. Patiente encore, sale esclave !

mardi 27 janvier 2015

Albert Camus / Les muets


Albert Camus

 On était au plein de l'hiver et cependant une journée radieuse se levait sur la ville déjà active. Au bout de la jetée, la mer et le ciel se confondaient dans un même éclat. Yvars, pourtant, ne les voyait pas. Il roulait lourdement le long des boulevards qui dominent le port. Sur la pédale fixe de la bicyclette, sa jambe infirme reposait, immobile, tandis que l'autre peinait pour vaincre les pavés encore mouillés de l'humidité nocturne. Sans relever la tête, tout menu sur sa selle, il évitait les rails de l'ancien tramway, il se rangeait d'un coup de guidon brusque pour laisser passer les automobiles qui le doublaient et, de temps en temps, il renvoyait du coude, sur ses reins, la musette où Fernande avait placé son déjeuner. Il pensait alors avec amertume au contenu de la musette. Entre les deux tranches de gros pain, au lieu de l'omelette à l'espagnole qu'il aimait, ou du bifteck frit dans l'huile, il avait seulement du fromage.

lundi 26 janvier 2015

Albert Camus / La femme adultère


Albert Camus

Une mouche maigre tournait, depuis un moment, dans l'autocar aux glaces pourtant relevées. Insolite, elle allait et venait sans bruit, d'un vol exténué. Janine la perdit de vue, puis la vit atterrir sur la main immobile de son mari. Il faisait froid. La mouche frissonnait à chaque rafale du vent sableux qui crissait contre les vitres. Dans la lumière rare du matin d'hiver, à grand bruit de tôles et d'essieux, le véhicule roulait, tanguait, avançait à peine. Janine regarda son mari. Des épis de cheveux grisonnants plantés bas sur un front serré, le nez large, la bouche irrégulière, Marcel avait l'air d'un faune boudeur. À chaque défoncement de la chaussée, elle le sentait sursauter contre elle. Puis il laissait retomber son torse pesant sur ses jambes écartées, le regard fixe, inerte de nouveau, et absent. Seules, ses grosses mains imberbes, rendues plus courtes encore par la flanelle grise qui dépassait les manches [14] de chemise et couvrait les poignets, semblaient en action. Elles serraient si fortement une petite valise de toile, placée entre ses genoux, qu’elles ne paraissaient pas sentir la course hésitante de la mouche.
Soudain, on entendit distinctement le vent hurler et la brume minérale qui entourait l’autocar s’épaissit encore. Sur les vitres, le sable s’abattait maintenant par poignées comme s’il était lancé par des mains invisibles. La mouche remua une aile frileuse, fléchit sur ses pattes, et s’envola. L’autocar ralentit et sembla sur le point de stopper. Puis le vent parut se calmer, la brume s’éclaircit un peu et le véhicule reprit de la vitesse. Des trous de lumière s’ouvraient dans le paysage noyé de poussière. Deux ou trois palmiers grêles et blanchis, qui semblaient découpés dans du métal, surgirent dans la vitre pour disparaître l’instant d’après.
-Quel pays ! dit Marcel.

dimanche 25 janvier 2015

Albert Camus / L'Exil et le Royaume


Albert Camus
L'Exil et le Royaume

L'Exil et le Royaume est un recueil de nouvelles écrit par Albert Camus et paru en 1957. C'est la dernière œuvre littéraire de Camus publiée du vivant de l'auteur.
Le recueil comporte six textes :
  • La Femme adultère
  • Le Renégat (ou Un esprit confus)
  • Les Muets
  • L'Hôte
  • Jonas (ou L'Artiste au travail)
  • La Pierre qui pousse.
Chacun de ces textes illustre le sentiment d'insatisfaction et d'échec du personnage central et sa difficulté à trouver « Le Royaume », c'est-à-dire un sens à sa vie et le bonheur en dépassant l'opposition apparente des contraires comme « solitaire/solidaire ».
Les personnages ont des parcours propres dans des cadres différents situés surtout en Algérie (le campement nomade dans le désert, les bourgades du sud, l'école isolée dans la montagne, les quartiers ouvriers d'Alger) mais aussi dans un quartier bourgeois de Paris ou un village du Brésil.

Résumé des nouvelles
  • La Femme adultère a pour personnage principal Janine, désabusée par sa vie médiocre de femme au foyer, qui accompagne son mari représentant en tissus dans le sud algérien et qui connaît une expérience fusionnelle avec le désert qui la comble (ce qui explique l'adultère du titre).
  • Le Renégat ou un esprit confus est constitué du long monologue d'un missionnaire chrétien qui bascule dans le reniement, le délire et l'hallucination en vivant le martyre infligé par la tribu animiste nomade du désert qu'il voulait évangéliser.
  • Les Muets décrit l’univers d’une tonnellerie d'Alger et le malaise d'Yvars qui n'arrive pas à donner du sens à sa vie malgré un couple harmonieux et l'esprit de solidarité des ouvriers en lutte contre leur patron mais qui perdent le sens de la compassion.
  • L’Hôte met en scène un instituteur européen d'Algérie, isolé dans son école par l'hiver sur les plateaux montagneux. Confronté malgré lui à la situation coloniale, il est chargé par un gendarme de conduire un prisonnier de droit commun aux autorités locales : il offre la liberté au criminel mais celui-ci se rend de lui-même à la prison ce qui déclenche les menaces de ses frères arabes. Daru est seul, mené là par une tragédie sur laquelle il n'a pas prise.
  • Jonas ou l’artiste au travail montre le cheminement de Jonas, artiste-peintre parisien, qui passe de la réussite à l'impuissance créatrice et à la dépression profonde. La nouvelle s'achève par une ouverture positive : « Il guérira », cette guérison passant par la résolution de l'antonymie solitaire/solidaire.
  • La Pierre qui pousse est situé au Brésil (où Camus s'est rendu en 1949) : D'Arrast, un ingénieur français, y est venu construire une digue le long d'un fleuve. Las et solitaire, il trouvera l'inclusion dans le groupe social du village en partageant avec eux la fête syncrétique qui associe dans ses rituels figures chrétienne et possession vaudou. Il est la figure d'un Sisyphe heureux d'avoir pris place dans l'œuvre collective en portant la pierre lors de la procession. La Pierre qui pousse a été traduit en afrikaans par Jan Rabie dès 1961 sous le titre Die klip wat groei (Nasionale Boekhandel, Le Cap). 1961)

Contexte
Après 1951 et L'Homme révolté et les controverses qu'il a générées, Albert Camus semble confronté à « un certain tarissement » comme l'analyse Roger Quilliot dans l'édition de La Pléiade des Œuvres complètes de Camus. Il ne publie que le recueil de ses articles dans Actuelles II, Chroniques 1948-1953 et L'été qui plutôt qu'un essai argumenté rejoint Noces et constitue un livre lyrique où Albert Camus compose « des descriptions des paysages et des villes algériennes dans l'été qui les révèlent ».
Toujours passionné par le théâtre, il travaille à des adaptations d'œuvres étrangères comme La dévotion à la croix d'après Calderon (représenté en juin 1953), Les possédésd'après DostoïevskiUn cas intéressant d'après Dino Buzzati (en mars 1955), Requiem pour une nonne, d'après Faulkner (en septembre 1956) ou Le Chevalier d'Olmedo, d'après Lope de Vega (en juin 1957)
Cherchant de nouvelles formes littéraires, Camus envisage dès 1952 la rédaction d'un ensemble de nouvelles qu'il achèvera en 1955. Il retire du projet La Chute qu'il situe à Amsterdam qu'il a visité en octobre 1954, et publie le texte séparément en 1956. Le recueil L'exil et le Royaume avec ses six nouvelles est finalement publié en mars 1957, quelques mois avant l'attribution du Prix Nobel de littérature à Albert Camus. Ces nouvelles constituent la dernière œuvre « littéraire » éditée du vivant de l'auteur. Celui-ci ne publiera avant sa mort le 4 janvier 1960 qu'un essai Réflexions sur la peine capitale en 1957, le Discours de Suède en 1958 et Chroniques algériennes (1958) et une réédition avec une préface en 1958 L'Envers et l'Endroit. À sa mort, il travaillait à un roman à caractère autobiographiqueLe Premier Homme, qui, resté inachevé, aura une publication posthume en 1994.
Albert Camus lui-même semblait ne considérer le recueil que comme un intermède entre une première manière démonstrative marquée par le questionnement de l'absurde et de l'engagement et une orientation nouvelle dont témoignerait le Premier Homme


Titre

L'exil et le royaume renvoie par son association des contraires à L'envers et l'endroit, première œuvre de 1937, qu'il considérait comme la matrice de tous ses textes et où il évoquait ses souvenirs d'enfant pauvre à Alger et sa découverte du monde extérieur.
La thématique du recueil est homogène : chacune des nouvelles illustre l'insatisfaction et la difficulté à trouver un sens à sa vie (« L'exil », avec une connotation biblique), avec des personnages psychologiquement voisins mais placés dans des cadres différents et évoluant différemment. L'ordre des textes est d'ailleurs signifiant : après les deux premiers textes montrant l'un la chute hors de l'humain et l'autre l'extase sensuelle panthéiste, les nouvelles centrales montrent l'impuissance et le regret, mais les deux dernières se veulent optimistes, le salut (« Le Royaume », avec une connotation chrétienne) est promis à Jonas et atteint par D'Arrast. En effet Albert Camus associe parcourssymbolique et réalisme pour clore le recueil sur « un bonheur tumultueux », sur « la vie qui recommen(ce) » (dernière lignes du livre)
L'art de la nouvelle
Le recueil se compose de 6 textes de taille limitée et assez voisine (20-40 pages), avec une langue simple et sobre, comportant peu d'effets littéraires : par leur brièveté et leur densité (intrigue centrée sur un moment de crise, limitation spatiale et temporelle, réduction du nombre des personnages), les textes correspondent le plus souvent au genre de la nouvelle traditionnelle. Le Renégat et Jonas échappent cependant partiellement à ce modèle : la durée de la crise en étant beaucoup plus distendue.
Les choix narratifs sont homogènes : utilisation du récit à la 3e personne avec le point de vue omniscient du narrateur, du récit au passé avec souvent un retour en arrière explicatif. Seule la le Renégat relève d'un autre choix : celui de monologue intérieur du personnage avec l'utilisation de la 1ère personne (comme dans La Chute).
L'intrigue est généralement simple et centrée sur une crise (sauf Le renégat etJonas) limitée dans le temps (une journée, 48 heures dans La pierre qui pousse) et placée dans tous les cas dans un lieu défini (le campement des nomades du désert – le sud algérien – l'atelier à Alger – l'école des montagnes algériennes – la maison de Jonas – le village brésilien et la case centrale). Ce cadre spatial associé au cadre temporel des années 1950 (sauf pour Le Renégat) est suffisamment riche pour créer un effet de réel qui domine aussi la création des personnages.
Les personnages sont en nombre limité : le personnage principal, quelques personnages secondaires comme le conjoint ou l'épouse (La Femme adultère - Les muets - Jonas), les amis (les ouvriers dans Les muets, Rateau dans Jonas, le cuisinier dans La pierre qui roule), l'autre (prisonnier dans L'Hôte) et des silhouettes qui composent des personnages collectifs (les Arabes, les Noirs du Brésil, les relations sociales parisiennes de Jonas).

Le personnage principal de chaque nouvelle
Il s'agit d'un européen d'Algérie ou de France (Le Renégat - Jonas - La pierre qui pousse), masculin (sauf Janine, femme au foyer dans la Femme adultère), d'âge mûr et même vieillissants. Ce sont des personnages ordinaires et quotidiens inscrits dans le monde du travail (femme de représentant de commerce dans la Femme adultère, ouvrier tonnelier dans Les muets, instituteur dans L'Hôteingénieur dans La pierre qui pousse) avec cependant des types sociaux plus 'romanesques' avec le missionnaire chrétien du Renégatet l'artiste peintre qu'est Jonas.
Ces personnages ont comme point commun le sentiment de l'échec et de la solitude : échec du couple dans la Femme adultère, échec de la foi dans Le Renégat, échec de la vie sociale dans Les muets, échec de l'intégration dans L'Hôte, échec de la création pour Jonas, lassitude de D'Arrast dans la La pierre qui pousse. Ils ont le sentiment de vivre dans l'exil et la solitude qui les tient loin de la plénitude, loin du royaume. Certains cependant trouvent un chemin d'espérance comme Janine en fusion sensuelle avec le désert, Jonas qui revient à la lumière et qui « guérira », ou D'Arrast qui se découvre admis dans le groupe social des villageois brésiliens. Ce chemin positif passe par la résolution de l'antithèse des deux paronymes : solitaire/solidaire.
Il est aisé de voir dans ces personnages l'écho du malaise d'Albert Camus dans ces années cinquante, peinant à écrire de nouvelles œuvres littéraires, en butte auxcontroverses et aux ostracismes, et miné par la situation algérienne qui le déchire. Le choix de l'artiste Jonas ou de l'instituteur pied-noir Daru est particulièrement parlant à cet égard.




samedi 24 janvier 2015

Albert Camus / Sa vie





Albert Camus

SA VIE



1913 - Naissance, le 13 novembre, d'Albert Camus à Mondovi, près de Bône ( Algérie ).



1914 - Camus ne connaîtra pas son père : Lucien Camus, mobilisé et blessé à la bataille de la Marne, meurt à l'hôpital militaire de Saint-Brieuc. Albert Camus, élevé par sa mère - une femme de ménage analphabète - et par sa grand-mère, "apprend la misère" dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger.

1923/1924 - A l'école communale, au CM2, un instituteur, Louis Germain ( auquel seront dédiés les Discours de Suède, prononcés à l'occasion de la remise du prix Nobel de littérature ), distingue l'enfant, s'intéresse à lui, l'aide, et convainc sa famille de présenter le jeune écolier au concours des bourses qui allait lui permettre d'aller au lycée. Reçu, Camus entre au lycée Bugeaud d'Alger en 1924.

1930 - Camus est en classe de philosophie. Premières atteintes de la tuberculose, maladie qui lui fait brutalement prendre conscience de l'injustice faite à l'homme ( la mort est le plus grand scandale de la création ) et qui aiguise son appétit de vivre dans le seul monde qui nous soit donné.

1932 - Premiers essais, premiers écrits publiés dans la revue Sud.

1931 - Rencontre du professeur et philosophe Jean Grenier.

1933 - Étude de philosophie à la faculté d'Alger.

1934 - Mariage en juin avec Simone Hié. Ils se sépareront l'année suivante.

1935/1937 - Adhésion au parti communiste.

1936/1939 - Au Théâtre du Travail, puis au Théâtre de l' Équipe, Camus joue ( et adapte ) de nombreuses pièces ( Le temps du mépris de Malraux, Les bas-fonds de Gorki, Le retour de l'enfant prodigue de Gide, Les frères Karamazov de Dostoïevski, dans l'adaptation de Copeau, etc. ).

1937 - Publication de L'envers et l'endroit, écrit de jeunesse qui témoigne de son enfance, et livre quelques clés essentielles de son univers. Élaboration du premier roman, La mort heureuse.

1938/1939 - Chroniques journalistiques "engagées" dans Alger Républicain.

1940 - Journaliste à Alger, Paris, Clermont-Ferrand et Lyon. Travaille aux "trois Absurdes" : L'étranger ( un roman ), Le mythe de Sisyphe ( un essai ) et Caligula ( une pièce de théâtre ). Le "cycle" est achevé le 21 février 1941. Remariage avec Francine Faure qui lui donnera deux enfants, Catherine et Jean.

1942 - Publication de L'étranger ( 15 juin ) et du Mythe de Sisyphe ( 16 octobre ).

1943 - Rencontre avec Sartre. Camus est journaliste à combat qui est diffusé clandestinement et devient lecteur chez Gallimard. Publication clandestine des premièresLettres à un ami allemand.

1945 - Première représentation de Caligula.

1947 - Publication de La peste ( 10 juin ), roman qui rencontre immédiatement un grand succès auprès du public.

1949 - Décembre : première représentation des Justes.

1951 - Publication de L'homme révolté essai qui suscitera de violentes polémiques et entraînera, en 1952 , la rupture de Camus avec la gauche communiste, avec Sartre et sa revue, Les temps modernes.

1953 - Camus revient au théâtre, passion qui dominera toutes les dernières années de sa vie . Il traduit et adapte Les esprits ( comédie de Pierre de Larivey ) , La dévotion à la croix( de Pedro Caldero'n ) qu'il présente au festival d'Angers (juin ). En octobre, projetant de mettre en scène Les possédés, il travaille à l'adaptation du grand roman de Dostoïevski.

1954 - Printemps : publication de L'été.
__4,5,6 octobre : court voyage aux Pays-Bas, unique séjour de Camus dans ce pays qui sert de cadre à La chute. Camus demeura deux jours à Amsterdam ; à la Haye, il visita le célèbre musée Mauritshuis, où il admira plus particulièrement les Rembrandt.
__Premier novembre : le FLN ( le Front de libération nationale ) algérien passe à l'attaque ( meurtre de civils arabes et français). Début de la guerre d'Algérie qui fut pour Camus "un malheur personnel".

1955 - Mars : représentation d'Un cas intéressant ( adaptation d'une pièce de Dino Buzzati ).
__Avril 1955 : premier voyage de Camus en Grèce, lumineux berceau de la civilisation méditerranéenne, terre de "la pensée de midi" (conclusion de L'homme révolté ).
__Mai 1955-février 1956 : Camus écrit dans L'express des chroniques où il traite de la crise algérienne ( ces "papiers" seront réunis plus tard et publiés sous le titre d'Actuelles III ).

1956 - 22 janvier : Camus lance un appel pour une trêve civile en Algérie. Appel qui ne rencontre aucun écho. De part et d'autre, les positions se durcissent, les actes de terrorisme se multiplient, le conflit se généralise.
__Mai : publication de La chute.
__22 septembre : première représentation triomphale de Requiem pour une nonne, adaptation de l'œuvre de Faulkner.

1957 - L'exil et le royaume.
__Réflexions sur la guillotine ( vibrant plaidoyer contre la violence "légale", contre la peine de mort ).
__Représentation du Chevalier d'Olmedo ( adaptation de la pièce de Lope de Vega ) au festival d'Angers ( juin ).
__Décembre : Camus obtient le prix Nobel de littérature "pour l'ensemble d'une œuvre qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes"

1958 - Dépression. Parution de Discours de Suède et d'Actuelles III. Achète une maison à Lourmarin dans le Lubéron.

1959 - Représentation des Possédés. Camus entreprend de nombreuses démarches pour donner corps à un vieux rêve : fonder sa propre compagnie théâtrale.
Travaille sur un roman, Le premier homme, texte à caractère autobiographique inachevé, et posthume ( publication en 1994).

1960 - 4 janvier : mort d'Albert Camus dans un accident de voiture près de Sens.

USERS






vendredi 23 janvier 2015

Albert Camus / Catherine Camus parle de son père


Centenaire Albert Camus: 

Catherine Camus parle de son père

 |  PAR JOURNAL CESAR

Pas de manifestation officielle, pas de partage culturel national autour du centenaire de la naissance d’Albert Camus (1913-1960), l’auteur de L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe ou d’Actuelles, dont l’œuvre est traduite en soixante langues. Mais aux quatre coins de la France et de par le monde, une myriade d’initiatives. On dira que cela correspond mieux à l’esprit libertaire de Camus, mais quand même. D’autant que la grande exposition prévue par Marseille-Provence Capitale européenne de la Culture a avorté. Il était donc l’heure d’aller rencontrer celle qui, avec pudeur et humilité, s’occupe de la vie des œuvres de son père. Catherine Camus a accepté de nous recevoir dans la fameuse maison de Lourmarin, celle que les habitants du cru refusent de vous indiquer afin de la protéger des indiscrets. Extraits d’une très longue conversation ponctuée de beaucoup de rires.

Journal César - Deux mots sur ce lieu. Votre père qui fréquentait René Char à l’Isle sur Sorgues a acheté cette maison et en a fait la surprise à sa famille ?
Catherine Camus - Il l’a trouvée en septembre 1958. Il nous a amenés ici. Je me souviens d’un jour de septembre brumeux, très doux, et de la grande rue de Lourmarin qui était paysan à l’époque. Il a demandé si l’on regretterait la mer. Mon frère a dit non, moi j’ai dit oui. Puis il a acheté la maison et l’a entièrement arrangée avant de nous faire venir. Il y avait tout, rideaux, lits, draps, tasses, assiettes, meubles. Il avait tout conçu avec des artisans et des brocanteurs. C’était un cadeau magnifique, irréel pour nous qui avions été élevés sans superflu.

Qu’est-ce qui lui plaisait dans cette maison ?
Elle possède une vue magnifique. On y ressent un sentiment de respiration, de beauté. Et pour lui, la mer était derrière les montagnes et, derrière la mer, il y avait l’Algérie.

Lorsqu’on évoque Albert Camus, il y a le mythe. Mais pour vous, il y a le père. Comment le décrire ?
C’était quelqu’un de rassurant. De juste. De sévère. D’éthique. Et de tendre.

Des tonalités que l’on retrouve dans ses écrits si l’on estime qu’Albert Camus, ça grandit le lecteur, ça apaise, ça suscite des interrogations ?
En effet, ce n’est pas lui qui répond à votre place. Mon père nous posait des questions. Il nous mettait devant qui on était, ce qu’on avait fait. Il nous demandait ce qu’on en pensait. Il m’a appris à ne pas mentir. Le mensonge est mortifère, il tue la vie. On était libres et responsables. C’est sûr que c’est fatigant. C’est pour cela que beaucoup de gens n’ont pas envie d’être libres. Cela suppose un état d’alerte permanent. La liberté sans responsabilité n’existe pas. Sinon vous êtes un parasite. Vous êtes responsable de vous-même et de vos actes. Et à chaque heure de la journée, vous faites un choix et ce choix a des conséquences. Aujourd’hui, les responsabilités sont extrêmement diluées. Vous ramassez un truc des impôts, vous dites que vous avez payé, mais on vous dit que c’est l’ordinateur. Lequel ordinateur peut aller jusqu’à vous envoyer le commissaire ou le serrurier. On ne sait pas quand cela va s’arrêter, mais c’est la faute à personne. Après, le principe de transversalité dont on nous rebat les oreilles, c’est la dilution de la responsabilité individuelle.

Comment se manifestait à l’égard de votre frère et de vous cette exigence ?
Elle se manifestait tout le temps, dans le mal et le bien. Par exemple, il m’apportait des livres et me demandait ce que j’en pensais. Ce que je disais ne devait pas être d’un très haut niveau intellectuel, mais il ne m’a jamais dit que c’était idiot. Au contraire, il me demandait pourquoi je pensais cela, insistait sur des points particuliers. Si l’on avait fait une connerie, il ne criait pas. Il nous demandait ce qu’on en pensait. Mon père disait toujours : « Ce qu’on ne peut pas changer, il faut juste en tenir compte mais pas se résigner ». Et quand il y avait un gros problème, il disait qu’il fallait « se faire une disposition pour ». Cela m’a aidée toute ma vie. Et Dieu sait que je n’ai pas eu une vie sur des roulements à billes. Mais j’ai pensé que ma vie, c’est ma vie, la seule que j’ai. Et que la seule liberté que j’ai, c’est de faire en sorte que j’accepte même l’inacceptable s’il est inéluctable. Sinon, l’on se perd. Or, qu’est ce qu’on peut donner aux autres si on s’est perdu ?

Autre aspect de la personnalité de votre père, il était plutôt spartiate, pas dispendieux.
Mon père avait vécu dans la nécessité, se demandant si on allait manger et s’il y aurait de l’argent pour le lendemain. Il avait une juste idée de comment on dépense son argent. Alors, élevée comme cela, c’est un peu compliqué pour moi d’accepter l’époque dans laquelle on vit. Aujourd’hui, on est tellement passé à la machine à laver de la publicité que les gens sont malheureux parce qu’ils ne consomment pas assez ou parce qu’il y a un retard dans le train. (Ici l’on évoque Pierre Rahbi qu’elle adore et ses réflexions sur « la sobriété heureuse »).

Vous avez composé un livre, Albert Camus, solitaire et solidaire 1. Pourquoi ces deux termes ?  
Un jour, je lui demande : «Tu es triste ? » et il me répond : « Je suis seul ». C’était au moment de L’Homme révolté et j’ai compris beaucoup plus tard pourquoi, parce que lorsque vous avez neuf ans, vous ne savez pas 2. Je l’ai juste regardé en espérant qu’il ait compris. Car, pour moi, il n’était pas seul puisque j’étais là ! Mais évidemment que oui, il était seul ! Il y a des gens comme cela qui ont autour d’eux une espèce de cristal de solitude qui fait comme un sas entre le monde et eux. Et qui sont présents quand même.

Doit-on voir dans cette solitude le fait que certains de ses écrits, dans leur souci des nuances humaines, juraient avec les logiques idéologiques d’une époque, celle de la Guerre froide, terriblement manichéiste ?
Oui ! Et c’est en cela qu’il était seul. D’autant qu’il n’avait pas derrière lui un parti, ou l’orchestre que beaucoup de gens prennent la précaution d’avoir avant de s’exprimer. Lui, il était seul, à côté de l’Homme. De tous les hommes. De tous ceux qui justement n’avaient pas la parole.
A propos du mot solidaire. Peut-on comprendre Camus à travers la métaphore de la passe en football ? Lui qui disait :« Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois » ?  Bien sûr. La passe, c’est la solidarité. Sans les autres, vous n’êtes rien. En 2008, d’ailleurs, Wally Rosell a écrit un truc génial pour les Rencontres méditerranéennes Albert Camus de Lourmarin : Eloge de la passe tiré de l’acte fondateur du football anarcho-camusien.

Quid des rapports d’Albert Camus avec les libertaires ?
J’ai souvent suggéré en haut lieu qu’on fasse quelque chose sur ce thème mais l’on m’a regardée en me faisant comprendre qu’on n’était pas sur la même fréquence d’ondes. Aussi ce thème fut abordé lors des Rencontres. A ce propos, j’avais dis à l’organisatrice, Andrée Fosty : « Je t’assure que c’est intéressant. Ceci dit, si les libertaires débarquent à Lourmarin je te souhaite du plaisir ». En fait, le seul remous qu’il y eut fut à propos du football. Wally Rosell, qui est le neveu de ce libertaire formidable, Maurice Joyeux, s’était mis à expliquer qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre (rire)…

Pour sa part, votre père avait été gardien de but du Racing Universitaire d’Alger ?
Et il paraît que c’était un bon ! A cet égard, étant donné que Marseille Provence 2013 fut un échec, j’ai proposé que Lourmarin-Provence-2013 organise le 15 juin un match en hommage au premier goal Prix Nobel de Littérature. Il y aura une équipe Camus contre l’IJSF (La jeunesse sportive de Lourmarin) et des chibanis. L’arbitre sera le facteur qui est un bon joueur de foot !
Vous gérez l’œuvre de votre père depuis 1980 mais n’avez jamais voulu être une gardienne du temple. Quelle est votre philosophie à l’égard de toutes les sollicitations qui vous parviennent ?
Il n’y en a pas (rire). A partir du moment où l’esprit, l’éthique, de mon père sont respectés, j’accepte. Les demandes sont aussi variées que l’humanité. Et donc, à ceux qui s’adressent à moi, y compris les opportunistes pour lesquels papa fait plus tabouret qu’autre chose, je dis oui si c’est correctement fait. Après, j’ai une vision de l’oeuvre de Camus comme tous les lecteurs. Je ne détiens aucune vérité.

Dans toutes ces propositions, je suppose qu’il y en a d’étonnantes ?
Il y en a aussi de consternantes et j’ai d’ailleurs constitué un dossier de « curiosités » (rire). Mais il y a aussi des choses en bien. J’ai été très étonnée, par exemple, lorsque Abd al Malik souhaitait travailler sur la préface de L’Envers et l’endroit. L’oeuvre n’est pas très connue et la préface, très importante, l’est encore moins. Quand ce garçon formidable m’a envoyé ses textes je les ai trouvés en harmonie avec la préface. Et bien que n’ayant pas une passion pour le rap, lorsque je suis allée l’écouter, j’ai été fort séduite par son travail et j’ai eu le sentiment que mon père était à sa place.

Vous avez achevé la publication du manuscrit Le Premier homme au bout de huit ans 3. Qu’avez-vous découvert à travers ce texte ?
Ce qu’il y avait dans Le Premier homme, je le savais. Une chose a changé, c’est la vision de ma grand-mère maternelle qui se promenait quand même avec un nerf de bœuf. Je la détestais parce que papa s’y référait lorsque nous voulions quelque chose de superflu, nous expliquant qu’on avait un toit, à manger et des livres, ou lorsqu’il nous disait comment il enlevait ses chaussures pour pouvoir jouer au foot. Et puis, je me suis rendu compte qu’elle avait eu des méthodes un peu rudes mais qu’elle n’avait pas eu le choix.

Vous avez dit qu’en travaillant sur ce livre vous sentiez presque son écriture ?
Vous ne pouvez pas travailler longtemps sur un manuscrit de mon père au risque de partir sur une mauvaise piste. C’est comme un tricot. Vous sautez deux mailles, vous avez un trou dans le tricot ou montez une manche à l’envers. Il faut faire attention à chaque mot. Donc, j’y travaillais trois heures par jour. Mais c’est vrai que par moments j’avais l’impression que l’écriture ne passait pas par ma tête mais que je mettais le mot qu’il fallait. C’était juste parce que c’était du corps à corps avec le texte. C’est limite comme impression ! On sent que Montfavet n’est pas très loin (rire).

Comment était ce manuscrit ?
Très raturé. Il comportait beaucoup de rajouts, d’interrogations, que j’ai respectés. Pour certaines feuilles, c’était la place de l’Etoile. Avec le doigt, vous devez suivre la ligne pour voir si vous ne vous êtes pas trompé…
Parlant de votre lecture de La Chute lorsque vous aviez 17 ans, vous avez dit : « Je trouvais qu’il était innocent » ?
Ce livre est douloureux. Et lorsque je l’ai lu à cet âge-là, je me suis demandée : « mais il ne le savait pas qu’on est double ? » Mais lui, avait dû me l’apprendre. C’est en cela que je l’avais trouvé innocent. Mais c’est vrai que La Chute c’est aussi le déchirement de la perte de l’innocence…

Ceci dit, il y toujours en filigrane dans les écrits d’Albert Camus une innocence ?
Oui, au sens originel, ce qui ne nuit pas. Et en ce sens, je pense que les écrits de mon père tendent à aider les autres. Quand il dit : un artiste ne juge pas, il essaie de comprendre. Mais artiste ou pas, nous devrions tous faire cela. Certes, il y a des choses à ne pas accepter et on peut juger que quelqu’un qui va dénoncer un Juif durant la guerre est incompréhensible, mais en dehors de situation extrême, dans la vie courante, on peut essayer de comprendre sans toutefois admettre.

Vous le voyiez écrire ?
Oui, debout à son écritoire. Je pense que lorsqu’on a été très malade et qu’on a pensé mourir (Ndlr : Camus fut atteint de tuberculose), le lit est quelque chose de très anxiogène. Qu’on a besoin de remuer…

Votre père était exigeant avec la langue française, au point, lors de son discours de réception du Prix Nobel de Littérature à Stockholm, de saluer Louis Germain, son instituteur. Il pensait que c’était une conquête pour lui ?
C’en était une ! Car enfant, il parlait le pataouète, le langage de la rue à Belcourt 4. C’est ce qui le sépare de la majeure partie des écrivains français de son époque qui étaient issus de milieux aisés.

Comment a-t-il vécu cette célébrité ?
Comme tout un artiste, il aimait être reconnu. Mais il était pudique et ne se prenait pas pour Pic de la Mirandole. Car vous perdez de l’humain dans la célébrité.

(1) Albert Camus, solitaire et solidaire, Ed Michel Lafon. L’essentiel des œuvres d’Albert Camus est disponible chez Gallimard.
(2) Paru en 1951, L’Homme révolté suscite une violente polémique avec les « Existentialistes » qui sera entretenue par la revue Les Temps modernes et qui entraîne la brouille définitive avec Sartre. Camus écrira : « C’est un livre qui a fait beaucoup de bruit mais qui m’a valu plus d’ennemis que d’amis (du moins les premiers ont crié plus fort que les derniers). (…) Parmi mes livres, c’est celui auquel je tiens le plus ».
(3) Un roman qu’écrivait Albert Camus au moment de son accident mortel. Une oeuvre aux accents autobiographiques qui évoque avec tendresse ses souvenirs d’enfance.
(4) Le parler des Français d’Algérie qui comporte beaucoup d’emprunts à l’arabe, à l’espagnol et à l’italien.





mercredi 21 janvier 2015

Antonio Tabucchi / Pour Isabel


Antonio Tabucchi
POUR ISABEL

«Mais vous êtes qui?, demanda-t-il en me fixant. Celui qui est indiqué sur le billet, répondis-je, je suis Tadeus. Je ne vous connais pas, répliqua-t-il. Mais vous connaissiez Isabel, dis-je, c'est pour cela que vous me recevez dans votre appartement, le nom d'Isabel a éveillé votre curiosité. Isabel appartient au passé, ré pondit-il. C'est possible, dis-je, mais je suis ici pour reconstruire ce passé, je suis en train de faire un mandala.» Antonio Tabucchi avait achevé la rédaction de Pour Isabel en 1996. Il l'avait conçu comme un mandala : chaque chapitre dessine un cercle dans lequel le protagoniste Tadeus rencontre un nouveau personnage ayant connu Isabel. Cette dernière a mystérieusement disparu depuis des années, et son ami Tadeus cherche à retrouver sa trace... L'éditeur italien d'Antonio Tabucchi a qualifié l'aventure de Tadeus Slowacki d'«enquête que l'on dirait menée par un Philip Marlowe métaphysicien». Difficile de mieux résumer ce magnifique inédit du grand écrivain italien.