samedi 3 janvier 2015

Jacques Tournier / La Maison de thé


La Maison de thé


Le 04/06/2011 - Mise à  jour le 18/09/2013 à  17h42
 


La mémoire du vieil homme est à l'image de la maison de thé près de laquelle, au côté d'un enfant de 6 ans, petit-fils d'adoption et de coeur, il attend que la nuit tombe. Il ne s'agit pas d'une maison de famille saturée de meubles et d'objets, une de ces demeures vastes et labyrinthiques aux murs épais. Non, la maison de thé est un sobre quadrilatère, quatre murs de toile tendue qu'on imagine guère plus épais que des feuilles de papier. Semblablement léger, décanté, dépouillé est le lest de souvenirs que l'homme égrène en ces pages : quelques visages, quelques lieux, quelques instants conservés parmi tous ceux qu'il a croisés, qu'il a vécus. Emouvant défilé de silhouettes et de voix, les unes réelles, d'autres rêvées, placées côte à côte sans distinction de statut, sans ordre de préséance, au moment de la récapitulation.

Ecrivain, mais aussi traducteur, notamment de Fitzgerald, de Truman Capote - entre autres activités ayant occupé ses décennies de vie très active -, Jacques Tournier aura bientôt 89 ans, et voici donc ses Mémoires. A dire vrai, il n'y est guère question de lui. Pas du tout question, par exemple, de cette Noële aux quatre vents qu'il créa naguère pour la radio, puis la télévision sous le pseudonyme de Dominique Saint-Alban. Pas question non plus des quelques très beaux livres qu'il a publiés, de façon discrète autant que parcimonieuse, depuis quinze ans : Le Dernier des Mozart, A l'intérieur du chien ou Francesca de Rimini, tous romans ou récits aussi subtils et précieux que ce livre-ci.

De l'enfance de Tournier, juste quelques mentions : un père mort très jeune, une mère inconsolée, qui, à la fin de sa vie, cousut ensemble des lambeaux de vêtements du disparu et de sa robe de mariée pour s'en faire un étrange manteau, l'enveloppant comme un linceul. De sa vie, quelques paysages, Paris, Venise ou La Haye. L'ombre fugace, mystérieuse et poignante, d'un enfant « qui dormait quand la terre s'est ouverte, et la maison s'est effondrée ». Pour les souvenirs personnels, ce sera tout. A la place, ce sont Suzanne Flon, Barbara, Teresa Berganza, Scottie Fitzgerald - la fille de Scott et Zelda -, ou encore Pierre Fresnay et Yvonne Printemps... qui apparaissent tour à tour, saisis par Jacques Tournier en des instants, des attitudes qui sont toujours à mille lieues de l'anecdote - c'est vers l'essence, vers la justesse que tend l'écrivain. A leurs côtés, Carson McCullers, Adèle, mère attentive du pein­tre Toulouse-Lautrec, la sainte Ursule de Carpaccio dormant d'un long sommeil dans un musée de Venise, un jeune Vénitien peint par Giorgione, Chardin scrutant son propre vieillissement dans une série d'autoportraits. D'autres tableaux encore. De la musique aussi, Mahler ou Purcell.

On avance dans ces pages avec un sentiment d'intimité. De gravité sans pesanteur. Le sentiment que ce qui se joue là, dans ces souvenirs rassemblés, dépasse le simple sens des mots. Prononcée par Gérard Philipe, presque au milieu du récit, une phrase de Shakespeare, admirable réplique du vieux roi dans Tout est bien qui finit bien, résonne comme un message clandestin à peine codé, le juste éclairage du récit : « A tout ce que j'entreprends désormais se mêle un bruit secret, le pas du temps. »

| Ed. du Seuil | 88 p., 13 EUR.
Telerama n° 3203
TELERAMA




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