Carson MCCULLERS,
La Ballade du café triste.
Titre original : The Ballad Of The Sad Café.
Traduction de Jacques Tournier.
Paris : LGF, 2004. Poche biblio. 189 p.
"Everything significant that has happened in my fiction has also happened to me."
Carson McCullers le reconnaît, ses écrits sont largement inspirés de sa propre vie. Et quelle vie !
Née en 1917 à Columbus, petite ville de l’état de Géorgie, elle aurait dû être un garçon et reçoit le prénom masculin de Carson. La déception maternelle est cependant limitée, puisque Carson présente très tôt les dons musicaux espérés qui la conduisent à New York après le lycée pour intégrer la prestigieuse Académie Juilliard. Or la perte de la somme destinée aux frais d’inscription la force à renoncer à cette ambition. Qu’importe, elle s’inscrit à la place aux cours de création romanesque et techniques littéraires de l’université de Columbia. C’est en effet dans l’écriture qu’elle trouve refuge, loin de cette impression de rejet et de cette solitude qui l’accompagneront toute sa vie.
Car Carson est différente des autres jeunes filles. Outre le prénom, elle a aussi une allure ambiguë, comme le montrent les photographies de Carl Van Vechten. Grande, maigre, souvent vêtue de pantalons, elle cultive une apparence androgyne qui lui confère cette singularité souvent chère aux artistes. Elle en souffre cependant à l’adolescence, où elle nourrit un amour secret pour celle qui lui enseigne le piano. Cette attraction féminine se retrouve tout au long de sa vie, chaque fois qu’elle croit rencontrer son double, la personne la plus à-même de la comprendre. Un homme, Reeves McCullers, mérite ce titre, et elle l’épouse en 1937. Or une ambition commune peut s’avérer fatale lorsqu’un seul rencontre le succès, ainsi le couple divorce cinq ans plus tard après la publication de la première nouvelle et du premier roman de Carson. Elle le revoit en 1943 avant qu’il ne parte au front, et c’est dans ce contexte de résurgence des sentiments qu’elle écrit La Ballade du café triste, publiée la même année. Ils se remarient en 1946 pour ne trouver que solitude en leur compagnie mutuelle, un paradoxe à la fois vécu et thème de prédilection de son oeuvre. Leur relation se dégrade progressivement, tout comme la santé de Carson, jusqu’au suicide de Reeves en 1953. Carson McCullers décède en 1967 d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de 50 ans.
Tous ces éléments donnent un aperçu du contenu des sept nouvelles qui constituent le recueil, dont l’ordre est le suivant :
La Ballade du café triste
Wunderkind
Le Jockey
Mme Zilensky et le roi de Finlande
Celui qui passe
Un problème familial
Une pierre, un arbre, un nuage
Bien qu’ayant vécu majoritairement dans la moitié nord des Etats-Unis, Carson McCullers ne rompt pas avec ses origines, et son style s’apparente à la littérature gothique caractéristique du Sud, dans la lignée de Faulkner, toutefois sans la technique du flux de conscience.
Dès la première page de la nouvelle éponyme, le lecteur est invité à entrer dans l’atmosphère paisible mais désolée de la petite ville de Cheehaw. Il devient alors l’auditeur privilégié d’une histoire singulière, qui lui est transmise selon la tradition orale si populaire dans ces régions rurales. Le narrateur, anonyme, met en évidence les articulations et liens de cause à effet de son récit dans une langue réaliste, voire familière dès qu’il s’agit de dialogues, qui n’en exclut pas pour autant les tournures poétiques lorsque l’histoire prend une dimension toute autre. Un résumé succin de l’intrigue plante le décor et éveille la curiosité ; on apprend ainsi que cette morne ville a jadis été égayée d’un café, tenu par Miss Amelia et son prétendu cousin Lymon, mais que le retour de l’ancien mari de Miss Amelia, Marvin Macy, en a provoqué la fermeture. Après maintes péripéties, la boucle se referme, l’épilogue et l’incipit se font écho avant que la focalisation ne se déplace vers la route de Forks Fall où se déroule une scène épiphanique sans laquelle l’histoire serait dépourvue de moralité.
La ville est triste, la ballade aussi, mais les personnages ne manquent pas de couleur. Grotesques, conformément au genre, ils inspirent à la fois répulsion et compassion.
Cousin Lymon, bossu au visage épargné par les marques du temps, n’a peut-être aucun lien de parenté avec Miss Amelia ; ce qui n’empêche pas cette dernière d’accéder à son désir d’interaction sociale en l’hébergeant et en développant un café à partir de son magasin.
Marvin Macy, l’époux éconduit, est le personnage peu recommandable de l’histoire. Ses manières rustres et peu vertueuses semblent s’expliquer par une enfance difficile. Son retour dans la vie de Miss Amelia donne lieu à une scène de bataille épique et sensuelle dont l’apogée met en abyme le dénouement.
Miss Amelia Evans, enfin, dont la description physique rappelle étrangement celle de Carson McCullers, est affublée d’un strabisme. Deux yeux qui se croisent, incapables de communication directe avec autrui, forment peut-être le symbole d’un destin étroitement lié à la solitude.
Certes, les trois personnages principaux forment un triangle où chacun est aimé et aime à son tour, c’est cette réception ou non d’amour qui module leurs comportements. Tous en manifestent un profond besoin, le café lui-même remplit cette fonction à l’échelle de la ville puisque son succès s’attribue à la forte demande d’un lieu de vie et d’échange de chaleur humaine, au sens métaphorique comme littéral.
Or, le caractère éphémère de l’amour, le manque de réciprocité et de communication ne suggèrent-ils pas l’inhérence de la solitude à la condition humaine ? C’est du moins la thèse de Carson McCullers. La seule forme d’amour à laquelle se raccrocher est l’agapè, l’amour de Dieu, désintéressé, dont son écriture est la quête.
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