lundi 26 janvier 2015

Albert Camus / La femme adultère


Albert Camus

Une mouche maigre tournait, depuis un moment, dans l'autocar aux glaces pourtant relevées. Insolite, elle allait et venait sans bruit, d'un vol exténué. Janine la perdit de vue, puis la vit atterrir sur la main immobile de son mari. Il faisait froid. La mouche frissonnait à chaque rafale du vent sableux qui crissait contre les vitres. Dans la lumière rare du matin d'hiver, à grand bruit de tôles et d'essieux, le véhicule roulait, tanguait, avançait à peine. Janine regarda son mari. Des épis de cheveux grisonnants plantés bas sur un front serré, le nez large, la bouche irrégulière, Marcel avait l'air d'un faune boudeur. À chaque défoncement de la chaussée, elle le sentait sursauter contre elle. Puis il laissait retomber son torse pesant sur ses jambes écartées, le regard fixe, inerte de nouveau, et absent. Seules, ses grosses mains imberbes, rendues plus courtes encore par la flanelle grise qui dépassait les manches [14] de chemise et couvrait les poignets, semblaient en action. Elles serraient si fortement une petite valise de toile, placée entre ses genoux, qu’elles ne paraissaient pas sentir la course hésitante de la mouche.
Soudain, on entendit distinctement le vent hurler et la brume minérale qui entourait l’autocar s’épaissit encore. Sur les vitres, le sable s’abattait maintenant par poignées comme s’il était lancé par des mains invisibles. La mouche remua une aile frileuse, fléchit sur ses pattes, et s’envola. L’autocar ralentit et sembla sur le point de stopper. Puis le vent parut se calmer, la brume s’éclaircit un peu et le véhicule reprit de la vitesse. Des trous de lumière s’ouvraient dans le paysage noyé de poussière. Deux ou trois palmiers grêles et blanchis, qui semblaient découpés dans du métal, surgirent dans la vitre pour disparaître l’instant d’après.
-Quel pays ! dit Marcel.
L’autocar était plein d’Arabes qui faisaient mine de dormir, enfouis dans leurs burnous. Quelques-uns avaient ramené leurs pieds sur la banquette et oscillaient plus que les autres dans le mouvement de la voiture. Leur silence, leur impassibilité finissaient par peser Janine ; il lui semblait qu’elle voyageait depuis des jours avec cette escorte muette. Pourtant, le car était parti à l’aube, du terminus de la voie ferrée, et, depuis deux heures, dans le matin froid, il progressait sur un plateau pierreux, désolé, qui, au départ du moins, étendait ses lignes droites jusqu’à des horizons rougeâtres. Mais le vent s’était levé et, peu à peu, avait avalé l’immense étendu. A partir de ce moment, les passagers n’avaient plus rien vu ; l’un après l’autre, ils s’étaient tus et ils avaient navigué en silence dans une sorte de nuit blanche essuyant parfois leurs lèvres et leurs yeux irrités par le sable qui s’infiltrait dans la voiture.
« Janine ! » Elle sursauta à l’appel de son mari. Elle pensa une fois de plus combien ce prénom était ridicule, grande et forte comme elle était. Marcel voulait savoir où se trouvait la mallette d’échantillons. Elle explora du pied l’espace vide sous la banquette et rencontra un objet dont elle décida qu’il était la mallette. Elle ne pouvait se baisser, en effet, sans étouffer un peu. Au collège pourtant, elle était première en gymnastique, son souffle était inépuisable. Y avait-il si longtemps de cela ? Vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans n’étaient rien puisqu’il lui semblait que c’était hier qu’elle hésitait entre la vie libre et le mariage, hier encore qu’elle pensait avec angoisse à ce jour où, peut-être, elle vieillirait seule. Elle n’était pas seule, et cet étudiant en droit qui ne voulait jamais la quitter se trouvait maintenant à ses côtés. Elle avait fini par l'accepter, bien qu'il fût un peu petit et qu'elle n'aimât pas beaucoup son rire avide et bref, ni ses yeux noirs trop saillants. Mais elle aimait son courage à vivre, qu'il partageait avec les Français de ce pays. Elle aimait aussi son air déconfit quand les événements, ou les hommes, trompaient son attente. Surtout, elle aimait être aimée, et il l'avait submergée d'assiduités. À lui faire sentir si souvent qu'elle existait pour lui, il la faisait exister réellement. Non, elle n'était pas seule...
L'autocar, à grands coups d'avertisseur, se frayait un passage à travers des obstacles invisibles. Dans la voiture, cependant, personne ne bougeait. Janine sentit soudain qu'on la regardait et se tourna vers la banquette qui prolongeait la sienne, de l'autre côté du passage. Celui-là n'était pas un Arabe et elle s'étonna de ne pas l'avoir remarqué au départ. Il portait l'uniforme des unités françaises du Sahara et un képi de toile bise sur sa face tannée de chacal, longue et pointue. Il l'examinait de ses yeux clairs, avec une sorte de maussaderie, fixement. Elle rougit tout d'un coup et revint vers son mari qui regardait toujours devant lui, [15] dans la brume et le vent. Elle s'emmitoufla dans son manteau. Mais elle revoyait encore le soldat français, long et mince, si mince, avec sa vareuse ajustée, qu'il paraissait bâti dans une matière sèche et friable, un mélange de sable et d'os. C'est à ce moment qu'elle vit les mains maigres et le visage brûlé des Arabes qui étaient devant elle, et qu'elle remarqua qu'ils semblaient au large, malgré leurs amples vêtements, sur les banquettes où son mari et elle tenaient à peine. Elle ramena contre elle les pans de son manteau. Pourtant, elle n'était pas si grosse, grande et pleine plutôt, charnelle, et encore désirable -elle le sentait bien sous le regard des hommes - avec son visage un peu enfantin, ses yeux frais et clairs, contrastant avec ce grand corps qu'elle savait tiède et reposant.
Non, rien ne se passait comme elle l'avait cru. Quand Marcel avait voulu l'emmener avec lui dans sa tournée, elle avait protesté. Il pensait depuis longtemps à ce voyage, depuis la fin de la guerre exactement, au moment où les affaires étaient redevenues normales. Avant la guerre, le petit commerce de tissus qu'il avait repris de ses parents, quand il eut renoncé à ses études de droit, les faisait vivre plutôt bien que mal. Sur la côte, les années de jeunesse [16] peuvent être heureuses. Mais il n'aimait pas beaucoup l'effort physique et, très vite, il avait cessé de la mener sur les plages. La petite voiture ne les sortait de la ville que pour la promenade du dimanche. Le reste du temps, il préférait son magasin d'étoffes multicolores, à l'ombre des arcades de ce quartier mi-indigène, mi-européen. Au-dessus de la boutique, ils vivaient dans trois pièces, ornées de tentures arabes et de meubles Barbès. Ils n'avaient pas eu d'enfants. Les années avaient passé, dans la pénombre qu'ils entretenaient, volets mi-clos. L'été, les plages, les promenades, le ciel même étaient loin. Rien ne semblait intéresser Marcel que ses affaires. Elle avait cru découvrir sa vraie passion, qui était l'argent, et elle n'aimait pas cela, sans trop savoir pourquoi. Après tout, elle en profitait. Il n'était pas avare ; généreux, au contraire, surtout avec elle. « S'il m'arrivait quelque chose, disait-il, tu serais à l'abri. » Et il faut, en effet, s'abriter du besoin. Mais du reste, de ce qui n'est pas le besoin le plus simple, où s'abriter ? C'était là ce que, de loin en loin, elle sentait confusément. En attendant, elle aidait Marcel à tenir ses livres et le remplaçait parfois au magasin. Le plus dur était l'été où la chaleur tuait jusqu'à la douce sensation de l'ennui.
[17] Tout d'un coup, en plein été justement, la guerre, Marcel mobilisé puis réformé, la pénurie des tissus, les affaires stoppées, les rues désertes et chaudes. S'il arrivait quelque chose, désormais, elle ne serait plus à l'abri. Voilà pourquoi, dès le retour des étoffes sur le marché, Marcel avait imaginé de parcourir les villages des hauts plateaux et du Sud pour se passer d'intermédiaires et vendre directement aux marchands arabes. Il avait voulu l'emmener. Elle savait que les communications étaient difficiles, elle respirait mal, elle aurait préféré l'attendre. Mais il était obstiné et elle avait accepté parce qu'il eût fallu trop d'énergie pour refuser. Ils y étaient maintenant et, vraiment, rien ne ressemblait à ce qu'elle avait imaginé. Elle avait craint la chaleur, les essaims de mouches, les hôtels crasseux, pleins d'odeurs anisées. Elle n'avait pas pensé au froid, au vent coupant, à ces plateaux quasi polaires, encombrés de moraines. Elle avait rêvé aussi de palmiers et de sable doux. Elle voyait à présent que le désert n'était pas cela, mais seulement la pierre, la pierre partout, dans le ciel où régnait encore, crissante et froide, la seule poussière de pierre, comme sur le sol où poussaient seulement, entre les pierres, des graminées sèches.
[18] Le car s'arrêta brusquement. Le chauffeur dit à la cantonade quelques mots dans cette langue qu'elle avait entendue toute sa vie sans jamais la comprendre. « Qu'est-ce que c'est ? » demanda Marcel. Le chauffeur, en français, cette fois, dit que le sable avait dû boucher le carburateur, et Marcel maudit encore ce pays. Le chauffeur rit de toutes ses dents et assura que ce n'était rien, qu'il allait déboucher le carburateur et qu'ensuite on s'en irait. Il ouvrit la portière, le vent froid s'engouffra dans la voiture, leur criblant aussitôt le visage de mille grains de sable. Tous les Arabes plongèrent le nez dans leurs burnous et se ramassèrent sur eux-mêmes. « Ferme la porte », hurla Marcel. Le chauffeur riait en revenant vers la portière. Posément, il prit quelques outils sous le tableau de bord, puis, minuscule dans la brume, disparut à nouveau vers l'avant, sans fermer la porte. Marcel soupirait. « Tu peux être sûre qu'il n'a jamais vu un moteur de sa vie. - Laisse ! » dit Janine. Soudain, elle sursauta. Sur le remblai, tout près du car, des formes drapées se tenaient immobiles. Sous le capuchon du burnous, et derrière un rempart de voiles, on ne voyait que leurs yeux. Muets, venus on ne savait d'où, ils regardaient les voyageurs. « Des bergers », dit Marcel.
[19] À l'intérieur de la voiture, le silence était complet. Tous les passagers, tête baissée, semblaient écouter la voix du vent, lâché en liberté sur ces plateaux interminables. Janine fut frappée, soudain, par l'absence presque totale de bagages. Au terminus de la voie ferrée, le chauffeur avait hissé leur malle, et quelques ballots, sur le toit. À l'intérieur du car, dans les filets, on voyait seulement des bâtons noueux et des couffins plats. Tous ces gens du Sud, apparemment, voyageaient les mains vides.
Mais le chauffeur revenait, toujours alerte. Seuls, ses yeux riaient, au-dessus des voiles dont il avait, lui aussi, masqué son visage. Il annonça qu'on s'en allait. Il ferma la portière, le vent se tut et l'on entendit mieux la pluie de sable sur les vitres. Le moteur toussa, puis expira. Longuement sollicité par le démarreur, il tourna enfin et le chauffeur le fit hurler à coups d'accélérateur. Dans un grand hoquet, l'autocar repartit. De la masse haillonneuse des bergers, toujours immobiles, une main s'éleva, puis s'évanouit dans la brume, derrière eux. Presque aussitôt, le véhicule commença de sauter sur la route devenue plus mauvaise. Secoués, les Arabes oscillaient sans cesse. Janine sentait cependant le sommeil la gagner quand surgit devant elle une petite boîte jaune, remplie de [20] cachous. Le soldat-chacal lui souriait. Elle hésita, se servit, et remercia. Le chacal empocha la boîte et avala d'un coup son sourire. À présent, il fixait la route, droit devant lui. Janine se tourna vers Marcel et ne vit que sa nuque solide. Il regardait à travers les vitres la brume plus dense qui montait des remblais friables.
Il y avait des heures qu'ils roulaient et la fatigue avait éteint toute vie dans la voiture lorsque des cris retentirent au dehors. Des enfants en burnous, tournant sur eux-mêmes comme des toupies, sautant, frappant des mains, couraient autour de l'autocar. Ce dernier roulait maintenant dans une longue rue flanquée de maisons basses ; on entrait dans l'oasis. Le vent soufflait toujours, mais les murs arrêtaient les particules de sable qui n'obscurcissaient plus la lumière. Le ciel, cependant, restait couvert. Au milieu des cris, dans un grand vacarme de freins, l'autocar s'arrêta devant les arcades de pisé d'un hôtel aux vitres sales. Janine descendit et, dans la rue, se sentit vaciller. Elle apercevait, au-dessus des maisons, un minaret jaune et gracile. À sa gauche, se découpaient déjà les premiers palmiers de l'oasis et elle aurait voulu aller vers eux. Mais bien qu'il fût près de midi, le froid était vif ; le vent la fit frissonner. [21] Elle se retourna vers Marcel, et vit d'abord le soldat qui avançait à sa rencontre. Elle attendait son sourire ou son salut. Il la dépassa sans la regarder, et disparut. Marcel, lui, s'occupait de faire descendre la malle d'étoffes, une cantine noire, perchée sur le toit de l'autocar. Ce ne serait pas facile. Le chauffeur était seul à s'occuper des bagages et il s'arrêtait déjà, dressé sur le toit, pour pérorer devant le cercle de burnous rassemblés autour du car. Janine, entourée de visages qui semblaient taillés dans l'os et le cuir, assiégée de cris gutturaux, sentit soudain sa fatigue. « Je monte », dit-elle à Marcel qui interpellait avec impatience le chauffeur.
Elle entra dans l'hôtel. Le patron, un Français maigre et taciturne, vint au-devant d'elle. Il la conduisit au premier étage, sur une galerie qui dominait la rue, dans une chambre où il semblait n'y avoir qu'un lit de fer, une chaise peinte au ripolin blanc, une penderie sans rideaux et, derrière un paravent de roseaux, une toilette dont le lavabo était couvert d'une fine poussière de sable. Quand le patron eut fermé la porte, Janine sentit le froid qui venait des murs nus et blanchis à la chaux. Elle ne savait ou poser son sac, où se poser elle-même. Il fallait se coucher ou rester debout, et frissonner [22] dans les deux cas. Elle restait debout, son sac à la main, fixant une sorte de meurtrière ouverte sur le ciel, près du plafond. Elle attendait, mais elle ne savait quoi. Elle sentait seulement sa solitude, et le froid qui la pénétrait, et un poids plus lourd à l'endroit du cœur. Elle rêvait en vérité, presque sourde aux bruits qui montaient de la rue avec des éclats de la voix de Marcel, plus consciente au contraire de cette rumeur de fleuve qui venait de la meurtrière et que le vent faisait naître dans les palmiers, si proches maintenant, lui semblait-il. Puis le vent parut redoubler, le doux bruit d'eaux devint sifflement de vagues. Elle imaginait, derrière les murs, une mer de palmiers droits et flexibles, moutonnant dans la tempête. Rien ne ressemblait à ce qu'elle avait attendu, mais ces vagues invisibles rafraîchissaient ses yeux fatigués. Elle se tenait debout, pesante, les bras pendants, un peu voûtée, le froid montait le long de ses jambes lourdes. Elle rêvait aux palmiers droits et flexibles, et à la jeune fille qu'elle avait été.

Après leur toilette, ils descendirent dans la salle à manger. Sur les murs nus, on avait peint des chameaux et des palmiers, noyés dans une confiture rose et violette. Les fenêtres à arcade [23] laissaient entrer une lumière parcimonieuse. Marcel se renseignait sur les marchands auprès du patron de l'hôtel. Puis un vieil Arabe, qui portait une décoration militaire sur sa vareuse les servit. Marcel était Préoccupé et déchirait son pain. Il empêcha sa femme de boire de l'eau. « Elle n'est pas bouillie. Prends du vin. » Elle n'aimait pas cela, le vin l'alourdissait. Et puis, il y avait du porc au menu. « Le Coran l'interdit. Mais le Coran ne savait pas que le porc bien cuit ne donne pas de maladies. Nous autres, nous savons faire la cuisine. À quoi penses-tu ? » Janine ne pensait à rien, ou peut-être à cette victoire des cuisiniers sur les prophètes. Mais elle devait se dépêcher. Ils repartaient le lendemain matin, plus au sud encore : il fallait voir dans l'après-midi tous les marchands importants. Marcel pressa le vieil Arabe d'apporter le café. Celui-ci approuva de la tête, sans sourire, et sortit à petits pas. « Doucement le matin, pas trop vite le soir », dit Marcel en riant. Le café finit pourtant par arriver. Ils prirent à peine le temps de l'avaler et sortirent dans la rue poussiéreuse et froide. Marcel appela un jeune Arabe pour l'aider à porter la malle, mais discuta par principe la rétribution. Son opinion, qu'il fit savoir à Janine une fois de plus, tenait en effet dans ce [24] principe obscur qu'ils demandaient toujours le double pour qu'on leur donne le quart. Janine, mal à l'aise, suivait les deux porteurs. Elle avait mis un vêtement de laine sous son gros manteau, elle aurait voulu tenir moins de place. Le porc, quoique bien cuit, et le peu de vin qu'elle avait bu, lui donnaient aussi de l'embarras.
Ils longeaient un petit jardin public planté d'arbres poudreux. Des Arabes les croisaient qui se rangeaient sans paraître les voir, ramenant devant eux les pans de leurs burnous. Elle leur trouvait, même lorsqu'ils portaient des loques, un air de fierté que n'avaient pas les Arabes de sa ville. Janine suivait la malle qui, à travers la foule, lui ouvrait un chemin. Ils passèrent la porte d'un rempart de terre ocre, parvinrent sur une petite place plantée des mêmes arbres minéraux et bordés au fond, sur sa plus grande largeur, par des arcades et des boutiques. Mais ils s'arrêtèrent sur la place même, devant une petite construction en forme d'obus, peinte à la chaux bleue. A l'intérieur, dans la pièce unique, éclairée seulement par la porte d'entrée, se tenait, derrière une planche de bois luisant, un vieil Arabe aux moustaches blanches. Il était en train de servir du thé, élevant et abaissant la théière au-dessus [25] de trois petits verres multicolores. Avant qu'ils pussent rien distinguer d'autre dans la pénombre du magasin, l'odeur fraîche du thé à la menthe accueillit Marcel et Janine sur le seuil. À peine franchie l'entrée, et ses guirlandes encombrantes de théières en étain, de tasses et de plateaux mêlés à des tourniquets de cartes postales, Marcel se trouva contre le comptoir. Janine resta dans l'entrée. Elle s'écarta un peu pour ne pas intercepter la lumière. À ce moment, elle aperçut derrière le vieux marchand, dans la pénombre, deux Arabes qui les regardaient en souriant, assis sur les sacs gonflés dont le fond de la boutique était entièrement garni. Des tapis rouges et noirs, des foulards brodés pendaient le long des murs, le sol était encombré de sacs et de petites caisses emplies de graines aromatiques. Sur le comptoir, autour d'une balance aux plateaux de cuivre étincelants et d'un vieux mètre aux gravures effacées, s'alignaient des pains de sucre dont l'un, démailloté de ses langes de gros papier bleu, était entamé au sommet. L'odeur de laine et d'épices qui flottait dans la pièce apparut derrière le parfum du thé quand le vieux marchand posa la théière sur le comptoir et dit bonjour.
Marcel parlait précipitamment, de cette voix basse qu'il prenait pour parler affaires. Puis il [26] ouvrait la malle, montrait les étoffes et les foulards, poussait la balance et le mètre pour étaler sa marchandise devant le vieux marchand. Il s'énervait, haussait le ton, riait de façon désordonnée, il avait l'air d'une femme qui veut plaire et qui n'est pas sûre d'elle. Maintenant, de ses mains largement ouvertes, il mimait la vente et l'achat. Le vieux secoua la tête, passa le plateau de thé aux deux Arabes derrière lui et dit seulement quelques mots qui semblèrent décourager Marcel. Celui-ci reprit ses étoffes, les empila dans la malle, puis essuya sur son front une sueur improbable. Il appela le petit porteur et ils repartirent vers les arcades. Dans la première boutique, bien que le marchand eût d'abord affecté le même air olympien, ils furent un peu plus heureux. « Ils se prennent pour le bon Dieu, dit Marcel, mais ils vendent aussi ! La vie est dure pour tous. »
Janine suivait sans répondre. Le vent avait presque cessé. Le ciel se découvrait par endroits. Une lumière froide, brillante, descendait des puits bleus qui se creusaient dans l'épaisseur des nuages. Ils avaient maintenant quitté la place. Ils marchaient dans de petites rues, longeaient des murs de terre au-dessus desquels pendaient les roses pourries de décembre ou, de loin en loin, une grenade, sèche et véreuse. [27] Un parfum de poussière et de café, la fumée d'un feu d'écorces, l'odeur de la pierre, du mouton, flottaient dans ce quartier. Les boutiques, creusées dans des pans de murs, étaient éloignées les unes des autres ; Janine sentait ses jambes s'alourdir. Mais son mari se rassérénait peu à peu, il commençait à vendre, et devenait aussi plus conciliant ; il appelait Janine « petite », le voyage ne serait pas inutile. « Bien sûr, disait Janine, il vaut mieux s'entendre directement avec eux. »
Ils revinrent par une autre rue, vers le centre. L'après-midi était avancé, le ciel maintenant à peu près découvert. Ils s'arrêtèrent sur la place. Marcel se frottait les mains, il contemplait d'un air tendre la malle, devant eux. « Regarde », dit Janine. De l'autre extrémité de la place venait un grand Arabe, maigre, vigoureux, couvert d'un burnous bleu ciel, chaussé de souples bottes jaunes, les mains gantées, et qui portait haut un visage aquilin et bronzé. Seul le chèche qu'il portait en turban permettait de le distinguer de ces officiers français d'Affaires indigènes que Janine avait parfois admirés. Il avançait régulièrement dans leur direction, mais semblait regarder au-delà de leur groupe, en dégantant avec lenteur l'une de ses mains. « Eh bien, dit Marcel en haussant les épaules, en voilà un [28] qui se croit général. » Oui, ils avaient tous ici cet air d'orgueil, mais celui-là, vraiment, exagérait. Alors que l'espace vide de la place les entourait, il avançait droit sur la malle, sans la voir, sans les voir. Puis la distance qui les séparait diminua rapidement et l'Arabe arrivait sur eux, lorsque Marcel saisit, tout d'un coup, la poignée de la cantine, et la tira en arrière. L'autre passa, sans paraître rien remarquer, et se dirigea du même pas vers les remparts. Janine regarda son mari, il avait son air déconfit. « Ils se croient tout permis, maintenant », dit-il. Janine ne répondit rien. Elle détestait la stupide arrogance de cet Arabe et se sentait tout d'un coup malheureuse. Elle voulait partir, elle pensait à son petit appartement. L'idée de rentrer à l'hôtel, dans cette chambre glacée, la décourageait. Elle pensa soudain que le patron lui avait conseillé de monter sur la terrasse du fort d'ou l'on voyait le désert. Elle le dit à Marcel et qu'on pouvait laisser la malle à l'hôtel. Mais il était fatigué, il voulait dormir un peu avant le dîner. « je t'en prie », dit Janine. Il la regarda, soudain attentif. « Bien sûr, mon chéri », dit-il. Elle l'attendait devant l'hôtel, dans la rue. La foule vêtue de blanc devenait de plus en plus nombreuse. On n'y rencontrait pas une seule femme et il semblait à Janine qu'elle [29] n'avait jamais vu autant d'hommes. Pourtant, aucun ne la regardait. Quelques-uns, sans paraître la voir, tournaient lentement vers elle cette face maigre et tannée qui, à ses yeux, les faisait tous ressemblants, le visage du soldat français dans le car, celui de l'Arabe aux gants, un visage à la fois rusé et fier. Ils tournaient ce visage vers l'étrangère, ils ne la voyaient pas et puis, légers et silencieux, ils passaient autour d'elle dont les chevilles gonflaient. Et son malaise, son besoin de départ augmentaient. « Pourquoi suis-je venue ? » Mais, déjà, Marcel redescendait.
Lorsqu'ils grimpèrent l'escalier du fort, il était cinq heures de l'après-midi. Le vent avait complètement cessé. Le ciel, tout entier découvert, était maintenant d'un bleu de pervenche. Le froid, devenu plus sec, piquait leurs joues. Au milieu de l'escalier, un vieil Arabe, étendu contre le mur, leur demanda s'ils voulaient être guidés, mais sans bouger, comme s'il avait été sûr d'avance de leur refus. L'escalier était long et raide, malgré plusieurs paliers de terre battue. À mesure qu'ils montaient, l'espace s'élargissait et ils s'élevaient dans une lumière de plus en plus vaste, froide et sèche, où chaque bruit de l'oasis leur parvenait avec une pureté distincte. L'air illuminé semblait vibrer autour [30] d'eux, d'une vibration de plus en plus longue à mesure qu'ils progressaient, comme si leur passage faisait naître sur le cristal de la lumière une onde sonore qui allait s'élargissant. Et au moment où, parvenus sur la terrasse, leur regard se perdit d'un coup au-delà de la palmeraie, dans l'horizon immense, il sembla à Janine que le ciel entier retentissait d'une seule note éclatante et brève dont les échos peu à peu remplirent l'espace au-dessus d'elle, puis se turent subitement pour la laisser silencieuse devant l'étendue sans limites.
De l'est à l'ouest, en effet, son regard se déplaçait lentement, sans rencontrer un seul obstacle, tout le long d'une courbe parfaite. Au-dessous d'elle, les terrasses bleues et blanches de la ville arabe se chevauchaient, ensanglantées par les taches rouge sombre des piments qui séchaient au soleil. On n'y voyait personne, mais des cours intérieures montaient, avec la fumée odorante d'un café qui grillait, des voix rieuses ou des piétinements incompréhensibles. Un peu plus loin, la palmeraie, divisée en carrés inégaux par des murs d'argile, bruissait à son sommet sous l'effet d'un vent qu'on ne sentait plus sur la terrasse. Plus loin encore, et jusqu'à l'horizon, commençait, ocre et gris, le royaume des pierres, où nulle vie n'apparaissait. À [31] quelque distance de l'oasis seulement, près de l'oued qui, à l'occident, longeait la palmeraie, on apercevait de larges tentes noires. Tout autour, un troupeau de dromadaires immobiles, minuscules à cette distance, formaient sur le sol gris les signes sombres d'une étrange écriture dont il fallait déchiffrer le sens. Au-dessus du désert, le silence était vaste comme l'espace.
Janine, appuyée de tout son corps au parapet, restait sans voix, incapable de s'arracher au vide qui s'ouvrait devant elle. A ses côtés, Marcel s'agitait. Il avait froid, il voulait descendre. Qu'y avait-il donc à voir ici ? Mais elle ne pouvait détacher ses regards de l'horizon. Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l'attendait qu'elle avait ignoré jusqu'à ce jour et qui pourtant n'avait cessé de lui manquer. Dans l'après-midi qui avançait, la lumière se détendait doucement ; de cristalline, elle devenait liquide. En même temps, au cœur d'une femme que le hasard seul amenait là, un nœud que les années, l'habitude et l'ennui avaient serré, se dénouait lentement. Elle regardait le campement des nomades. Elle n'avait même pas vu les hommes qui vivaient là, rien ne bougeait entre les tentes noires et, pourtant, elle ne pouvait [32] penser qu'à eux, dont elle avait à peine connu l'existence jusqu'à ce jour. Sans maisons, coupés du monde, ils étaient une poignée à errer sur le vaste territoire qu'elle découvrait du regard, et qui n'était cependant qu'une partie dérisoire d'un espace encore plus grand, dont la fuite vertigineuse ne s'arrêtait qu'à des milliers de kilomètres plus au sud, là où le premier fleuve féconde enfin la forêt. Depuis toujours, sur la terre sèche, raclée jusqu'à l'os, de ce pays démesuré, quelques hommes cheminaient sans trêve, qui ne possédaient rien mais ne servaient personne, seigneurs misérables et libres d'un étrange royaume. Janine ne savait pas pourquoi cette idée l'emplissait d'une tristesse Si douce et si vaste qu'elle lui fermait les yeux. Elle savait seulement que ce royaume, de tout temps, lui avait été promis et que jamais, pourtant, il ne serait le sien, plus jamais, sinon à ce fugitif instant, peut-être, où elle rouvrit les yeux sur le ciel soudain immobile, et sur ses flots de lumière figée, pendant que les voix qui montaient de la ville arabe se taisaient brusquement. Il lui sembla que le cours du monde venait alors de s'arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait. En tous lieux, désormais, la vie était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, [33] quelqu'un pleurait de peine et d'émerveillement.
Mais la lumière se mit en mouvement, le soleil, net et sans chaleur, déclina vers l'ouest qui rosit un peu, tandis qu'une vague grise se formait à l'est, prête à déferler lentement sur l'immense étendue. Un premier chien hurla, et son cri lointain monta dans l'air, devenu encore plus froid. Janine s'aperçut alors qu'elle claquait des dents. « On crève, dit Marcel, tu es stupide. Rentrons. » Mais il lui prit gauchement la main. Docile maintenant, elle se détourna du parapet et le suivit. Le vieil Arabe de l'escalier, immobile, les regarda descendre vers la ville. Elle marchait sans voir personne, courbée sous une immense et brusque fatigue, traînant son corps dont le poids lui paraissait maintenant insupportable. Son exaltation l'avait quittée. À présent, elle se sentait trop grande, trop épaisse, trop blanche aussi pour ce monde où elle venait d'entrer. Un enfant, la jeune fille, l'homme sec, le chacal furtif étaient les seules créatures qui pouvaient fouler silencieusement cette terre. Qu'y ferait-elle désormais, sinon s'y traîner jusqu'au sommeil, jusqu'à la mort ?
Elle se traîna, en effet, jusqu'au restaurant, devant un mari soudain taciturne, ou qui disait sa fatigue, pendant qu'elle-même luttait faiblement [34] contre un rhume dont elle sentait monter la fièvre. Elle se traîna encore jusqu'à son lit, où Marcel vint la rejoindre, et éteignit aussitôt sans rien lui demander. La chambre était glacée. Janine sentait le froid la gagner en même temps que s'accélérait la fièvre. Elle respirait mal, son sang battait sans la réchauffer ; une sorte de peur grandissait en elle. Elle se retournait, le vieux lit de fer craquait sous son poids. Non, elle ne voulait pas être malade. Son mari dormait déjà, elle aussi devait dormir, il le fallait. Les bruits étouffés de la ville parvenaient jusqu'à elle par la meurtrière. Les vieux phonographes des cafés maures nasillaient des airs qu'elle reconnaissait vaguement, et qui lui arrivaient, portés par une rumeur de foule lente. Il fallait dormir. Mais elle comptait des tentes noires ; derrière ses paupières paissaient des chameaux immobiles ; d'immenses solitudes tournoyaient en elle. Oui, pourquoi était-elle venue ? Elle s'endormit sur cette question.
Elle se réveilla un peu plus tard. Le silence autour d'elle était total. Mais, aux limites de la ville, des chiens enroués hurlaient dans la nuit muette. Janine frissonna. Elle se retourna encore sur elle-même, sentit contre la sienne l'épaule dure de son mari et, tout d'un coup, à demi endormie, se blottit contre lui. Elle dérivait [35] sur le sommeil sans s'y enfoncer, elle s'accrochait à cette épaule avec une avidité inconsciente, comme à son port le plus sûr. Elle parlait, mais sa bouche n'émettait aucun son. Elle parlait, mais c'est à peine si elle s'entendait elle-même. Elle ne sentait que la chaleur de Marcel. Depuis plus de vingt ans, chaque nuit, ainsi, dans sa chaleur, eux deux toujours, même malades, même en voyage, comme à présent... Qu'aurait-elle fait d'ailleurs, seule à la maison ? Pas d'enfant ! N'était-ce pas cela qui lui manquait ? Elle ne savait pas. Elle suivait Marcel, voilà tout, contente de sentir que quelqu'un avait besoin d'elle. Il ne lui donnait pas d'autre joie que de se savoir nécessaire. Sans doute ne l'aimait-il pas. L'amour, même haineux, n'a pas ce visage renfrogné. Mais quel est son visage ? Ils s'aimaient dans la nuit, sans se voir, à tâtons. Y a-t-il un autre amour que celui des ténèbres, un amour qui crierait en plein jour ? Elle ne savait pas, mais elle savait que Marcel avait besoin d'elle et qu'elle avait besoin de ce besoin, qu'elle en vivait la nuit et le jour, la nuit surtout, chaque nuit, ou il ne voulait pas être seul, ni vieillir, ni mourir, avec cet air buté qu'il prenait et qu'elle reconnaissait parfois sur d'autres visages d'hommes, le seul air commun de ces fous qui se camouflent sous des airs de [36] raison, jusqu'à ce que le délire les prenne et les jette désespérément vers un corps de femme pour y enfouir, sans désir, ce que la solitude et la nuit leur montrent d'effrayant.
Marcel remua un peu comme pour s'éloigner d'elle. Non, il ne l'aimait pas, il avait peur de ce qui n'était pas elle, simplement, et elle et lui depuis longtemps auraient dû se séparer, et dormir seuls jusqu'à la fin. Mais qui peut dormir toujours seul ? Quelques hommes le font, que la vocation ou le malheur ont retranchés des autres et qui couchent alors tous les soirs dans le même lit que la mort. Marcel, lui, ne le pourrait jamais, lui surtout, enfant faible et désarmé, que la douleur effarait toujours, son enfant, justement, qui avait besoin d'elle et qui, au même moment, fit entendre une sorte de gémissement. Elle se serra un peu plus contre lui, posa la main sur sa poitrine. Et, en elle-même, elle l'appela du nom d'amour qu'elle lui donnait autrefois et que, de loin en loin encore, ils employaient entre eux, mais sans plus penser à ce qu'ils disaient.
Elle l'appela de tout son cœur. Elle aussi, après tout, avait besoin de lui, de sa force, de ses petites manies, elle aussi avait peur de mourir. « Si je surmontais cette peur, je serais heureuse... » Aussitôt, une angoisse sans nom l'envahit. [37] Elle se détacha de Marcel. Non, elle ne surmontait rien, elle n'était pas heureuse, elle allait mourir, en vérité, sans avoir été délivrée. Son coeur lui faisait mal, elle étouffait sous un poids immense dont elle découvrait soudain qu'elle le traînait depuis vingt ans, et sous lequel elle se débattait maintenant de toutes ses forces. Elle voulait être délivrée, même si Marcel, même si les autres ne l'étaient jamais ! Réveillée, elle se dressa dans son lit et tendit l'oreille à un appel qui lui sembla tout proche. Mais, des extrémités de la nuit, les voix exténuées et infatigables des chiens de l'oasis lui parvinrent seules. Un faible vent s'était levé dont elle entendait couler les eaux légères dans la palmeraie. Il venait du sud, là où le désert et la nuit se mêlaient maintenant sous le ciel a nouveau fixe, là ou la vie s'arrêtait, où plus personne ne vieillissait ni ne mourait. Puis les eaux du vent tarirent et elle ne fut même plus sûre d'avoir rien entendu, sinon un appel muet qu'après tout elle pouvait à volonté faire taire ou percevoir, mais dont plus jamais elle ne connaîtrait le sens, si elle n'y répondait à l'instant. A l'instant, oui, cela du moins était sûr !
Elle se leva doucement et resta immobile, près du lit, attentive à la respiration de son mari. Marcel dormait. L'instant d'après, la chaleur [38] du lit la quittait, le froid la saisit. Elle s'habilla lentement, cherchant ses vêtements à tâtons dans la faible lumière qui, à travers les persiennes en façade, venait des lampes de la rue. Les souliers à la main, elle gagna la porte, Elle attendit encore un moment, dans l'obscurité, puis ouvrit doucement. Le loquet grinça, elle s'immobilisa. Son coeur battait follement. Elle tendit l'oreille et, rassurée par le silence, tourna encore un peu la main. La rotation du loquet lui parut interminable. Elle ouvrit enfin, se glissa dehors, et referma la porte avec les mêmes précautions. Puis, la joue collée contre le bois, elle attendit. Au bout d'un instant, elle perçut, lointaine, la respiration de Marcel. Elle se retourna, reçut contre le visage l'air glacé de la nuit et courut le long de la galerie. La porte de l'hôtel était fermée. Pendant qu'elle manœuvrait le verrou, le veilleur de nuit parut dans le haut de l'escalier, le visage brouillé, et lui parla en arabe, « je reviens », dit Janine, et elle se jeta dans la nuit.
Des guirlandes d'étoiles descendaient du ciel noir au-dessus des palmiers et des maisons. Elle courait le long de la courte avenue, maintenant déserte, qui menait au fort. Le froid, qui n'avait plus à lutter contre le soleil, avait envahi la nuit ; l'air glacé lui brûlait les poumons. [39] Mais elle courait, à demi aveugle, dans l'obscurité. Au sommet de l'avenue, pourtant, des lumières apparurent, puis descendirent vers elle en zigzaguant. Elle s'arrêta, perçut un bruit d'élytres et, derrière les lumières qui grossissaient, vit enfin d'énormes burnous sous lesquels étincelaient des roues fragiles de bicyclettes. Les burnous la frôlèrent ; trois feux rouges surgirent dans le noir derrière elle, pour disparaître aussitôt. Elle reprit sa course vers le fort. Au milieu de l'escalier, la brûlure de l'air dans ses poumons devint si coupante qu'elle voulut s'arrêter. Un dernier élan la jeta malgré elle sur la terrasse, contre le parapet qui lui pressait maintenant le ventre. Elle haletait et tout se brouillait devant ses yeux. La course ne l'avait pas réchauffée, elle tremblait encore de tous ses membres. Mais l'air froid qu'elle avalait par saccades coula bientôt régulièrement en elle, une chaleur timide commença de naître au milieu des frissons. Ses yeux s'ouvrirent enfin sur les espaces de la nuit.
Aucun souffle, aucun bruit, sinon, parfois, le crépitement étouffé des pierres que le froid réduisait en sable, ne venait troubler la solitude et le silence qui entouraient Janine. Au bout d'un instant, pourtant, il lui sembla qu'une sorte de giration pesante entraînait le ciel au-dessus [40] d'elle. Dans les épaisseurs de la nuit sèche et froide, des milliers d'étoiles se formaient sans trêve et leurs glaçons étincelants, aussitôt détachés, commençaient de glisser insensiblement vers l'horizon. Janine ne pouvait s'arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond, où le froid et le désir maintenant se combattaient.  Devant elle, les étoiles tombaient, une à une, puis s'éteignaient parmi les pierres du désert, et à chaque fois Janine s'ouvrait un peu plus à la nuit. Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. Après tant d'années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement, sans but, elle s'arrêtait enfin. En même temps, il lui semblait retrouver ses racines, la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus. Pressée de tout son ventre contre le parapet, tendue vers le ciel en mouvement, elle attendait seulement que son cœur encore bouleversé s'apaisât à  son tour et que le silence se fît en elle. Les dernières étoiles des constellations laissèrent tomber leurs grappes un peu plus bas sur l'horizon du désert, et s'immobilisèrent. Alors,  avec une douceur insupportable, [41] l'eau de la nuit commença d'emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu'à sa bouche pleine de gémissements. L'instant d'après, le ciel entier s'étendait au-dessus d'elle, renversée sur la terre froide.

Quand Janine rentra, avec les mêmes précautions, Marcel n'était pas réveillé. Mais il grogna lorsqu'elle se coucha et, quelques secondes après, se dressa brusquement. Il parla et elle ne comprit pas ce qu'il disait. Il se leva, donna la lumière qui la gifla en plein visage. Il marcha en tanguant vers le lavabo et but longuement à la bouteille d'eau minérale qui s'y trouvait. Il allait se glisser sous les draps quand, un genou sur le lit, il la regarda, sans comprendre. Elle pleurait, de toutes ses larmes, sans pouvoir se retenir. « Ce n'est rien, mon chéri, disait-elle, ce n'est rien. »




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