mercredi 20 avril 2022

Philippe Lançon / Un pays dirigé par un âne et Kafka


Un pays dirigé par un âne et Kafka



Philippe Lançon ·
Mis en ligne le 20 avril 2022 
Paru dans l'édition 1552 du 20 avril

 

Peu avant le second tour, sur Twitter, j’ai lu ceci : «  Je voterais pour un âne si c’était le seul moyen de ne pas subir Macron cinq ans de plus. » Tiens, me suis-je dit, en voilà un qui se prend pour Sancho. Du moins, au début des aventures de Don Quichotte, quand l’expérience et l’amitié n’ont encore transformé ni l’un ni l’autre. Après l’épisode des moulins à vent, Sancho voterait pour son âne, si c’était le seul moyen d’éviter à Don Quichotte la suite de ses folies (lesquelles consistent, Le Pen n’aurait pas dit mieux, à trouver « les offenses à réparer, les torts à redresser, les injustices à corriger, les abus à réformer et les dettes à satisfaire »). Cependant, celui qui a écrit ce tweet n’est pas un brave laboureur « avec fort peu de plomb dans la cervelle », qui abandonne femme et enfants pour suivre le chevalier errant. C’est un professeur de philosophie. A-t-il de longues oreilles ? Je n’en sais rien. Mais cela me conduit à une question : que serait un pays dirigé par un âne ?

Un dessin de Foolz sur lequel Jean-Marie tient une canne à pêche avec une carotte accrochée au bout. Il tend la canne en direction de sa fille Marine Le Pen.

Cette question ne rejoint pas la dystopie de ce numéro de Charlie, mais j’avoue avoir très peu d’imagination quand il s’agit de prévoir le pire, peut-être parce que je l’ai vécu. Un pays dirigé par un âne plutôt que par Le Pen, à défaut de Macron, voilà qui convient, sinon à mon rêve, du moins à ma fantaisie. Les ânes sont injustement décriés. Don Quichotte commence par faire la grimace face à celui de Sancho, se demandant s’il « se souvenait que quelque chevalier errant eût emmené avec lui un écuyer monté sur un âne ; mais aucun ne lui revint en mémoire. Néanmoins, il décida qu’il le prendrait avec lui, avec l’intention de pourvoir son écuyer d’une plus honorable monture, dès que l’occasion se présenterait, en ôtant son cheval au premier chevalier discourtois qu’il rencontrerait ». Don Quichotte a promis à Sancho le gouvernement d’une île, les promesses inconsidérées sont choses fréquentes en politique. Sancho va donc « sur son âne, comme un patriarche, avec son bissac et sa gourde, et avec grand désir d’être déjà gouverneur de l’île que son maître lui avait promise ». Il l’obtiendra tel un gouverneur de comédie, mais, en politique, rien n’a presque jamais lieu comme on l’imaginait, et il arrive que l’habit finisse par faire le moine : Sancho se montrera excellent dans l’art de gouverner ; excellent, parce que juste. Sans doute est-il conseillé par son âne.

L’âne est fidèle, têtu et endurant, habitué à porter des fardeaux, à subir des coups. De ces humiliations, de toute cette vilenie humaine, il sait tirer avantage en résistance, noblesse et sympathie. Un pays dirigé par un âne serait du côté des humiliés. L’animal trouverait comment améliorer leur sort sans leur vendre sans cesse du ressentiment, de la colère et des lendemains qui chantent. Il les accompagnerait en silence, avec efficacité, comme un miroir qui a vécu, sur un chemin difficile. Quant à ceux qui le maltraitaient ou l’ignoraient, quant à tous ces maîtres, il en ferait des laboureurs et des écuyers, avec interdiction de frapper ou de surcharger leurs ânes. Bref, il leur apprendrait la patience et l’humilité.






Mon âne préféré, c’est Platero. Platero et moi a été écrit par ­l’Espagnol Juan Ramón Jiménez entre 1906 et 1914. C’est un classique de la littérature enfantine ; autrement dit, un classique de la littérature tout court. Vingt ans après la publication, l’auteur justifiait son goût pour l’animal qu’il avait créé :

« Je continue à te préférer, Platero, pour chaque jour qui passe, à n’importe quel autre ami. Je te préfère comme un enfant. Parce que toi, tel que tu es, comme un enfant, comme un chien aussi, et comme mon cheval Almirante, tu me tiens compagnie sans m’enlever la solitude, et, à l’inverse, me révèle ma solitude sans m’enlever la compagnie. Je peux tout te raconter, dans l’enthousiasme ou dans la peine, Platero, et tout cela te paraît bien. Et toi, en revanche, bon comme tu l’es, jamais tu ne m’interromps, tu n’en as pas besoin, tu sais te faire valoir par toi-même. Tu ne me dis même pas que je suis ridicule ou égoïste, même quand tu le penses ; tu me tais en te taisant, par sérieux ou par distraction. Comme tu es supérieur à moi et à tous, Platero ! C’est pourquoi nous pouvons être aussi bons amis. Je n’aimerais pas avoir des amis qui soient pires que moi. »

 

Juan Ramón Jiménez a quitté l’Espagne en 1936. Le franquisme ayant gagné, il n’y est jamais retourné. •

CHARLIE HEBDO


jeudi 14 avril 2022

Entretien avec Siri Hustvedt

 

Siri Hustvedt


Entretien avec Siri Hustvedt

par Steven Sampson
11 février 2020


Souvenirs de l’avenir, de Siri Hustvedt, raconte les débuts new-yorkais d’une jeune romancière à la fin des années 1970, vus à travers ses souvenirs. Pour l’auteure originaire du Midwest, aujourd’hui résidente à Brooklyn avec son mari, Paul Auster, imagination = mémoire. Venue à Paris pour présenter son roman, elle a accordé un entretien à EaN.


Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf. Actes Sud, 333 p., 22,80 €  


Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

Siri Hustvedt © Jean-Luc Bertini

Quelle a été la genèse de ce texte ?

Je travaillais sur un autre roman ; il était inerte, un échec. Lors d’une dernière tentative pour le sauver, j’ai eu l’idée que la narratrice entende la voix d’une voisine à travers le mur. Tout s’est mis en place : le sinistre texte désincarné écrit par la voisine ; le roman à l’intérieur du roman, une sorte de polar à la Sherlock Holmes avec un duo comique ; et la perspective du présent, vue par une narratrice âgée. Chacun de ces éléments représente un morceau du temps : le passé vécu dans le présent comme souvenir ; la reconstruction imaginée du passé, celle-ci faisant aussi partie de la mémoire. Parce que, sans la mémoire, on ne peut imaginer l’avenir.

Comme dans Tout ce que j’aimais, l’évènement déclencheur est la découverte des documents : en l’occurrence, l’ancien journal new-yorkais de la narratrice.

Mon intérêt pour les lettres, les notes et les messages remonte loin, et vient de mon amour pour les romans du XVIIIe et du XIXe siècle, dans lesquels la découverte de lettres parfois compromettantes est importante.

« S.H. », la narratrice, se remémore sa jeunesse new-yorkaise à la fin des années 1970. S’agit-il d’un Bildungsroman nostalgique ?

On peut le considérer comme un Bildungsroman, mais non conventionnel, à cause des commentaires de la vieille narratrice. Je ne suis pas nostalgique du Manhattan de 1978. Manhattan était plus moche et plus violent qu’aujourd’hui ; pour une étudiante pauvre, c’était difficile. Tout est résumé par cette phrase du roman : « L’argent y reste dominant. » C’était aussi vrai en 1978 qu’aujourd’hui, avec cette différence : à cause d’une crise financière et le départ d’un million d’habitants, il était possible de trouver un appartement bon marché. La scène artistique – aujourd’hui disparue – était alors vivante.

S.H. vit dans un grand appartement à Brooklyn – quartier fétichisé en France –, comme vous et votre mari, Paul Auster. Êtes-vous consciente qu’on vous voit parfois comme ambassadrice de la « marque » Brooklyn ?

Nous y vivons depuis 1981. À l’époque ce n’était pas chic, et moins cher que Manhattan. Votre question me fait marrer : je me sens marginale par rapport à la culture générale.

Fraîchement arrivée à New York, la narratrice acquiert le surnom « Minnesota », d’après son État d’origine. Elle se lie d’amitié avec Whitney, New-Yorkaise sophistiquée. Incarnent-elles la différence entre le Midwest et New York ?

Au début, Minnesota, jusque-là séquestrée dans une petite ville, voit en Whitney l’incarnation du glamour cosmopolite. Au fur et à mesure de leur amitié, elle percevra la souffrance de Whitney, pourtant son objet d’amour central.

Ici, comme dans certains de vos romans précédents, le père de l’héroïne est médecin dans le Minnesota rural, où il soigne des maladies parfois sévères. Partagez-vous avec lui un intérêt pour la pathologie ?

J’ai publié un livre intitulé Les mirages de la certitude dans lequel j’examine le dualisme entre soma et psyché par rapport aux fondements néocartésiens de la neuroscience computationnelle contemporaine. Moi, je suis plutôt moniste et organiciste. Je crois que le dénigrement du corps dans la culture occidentale est lié à la misogynie. En considérant le cerveau et la raison – associés à la masculinité – comme une substance immatérielle, on réduit le corps à un objet naturel et abruti et donc féminin, d’où notre dégoût pour celui-ci. Dans mon enfance, le médecin d’une petite ville, toujours un homme, était perçu comme un demi-dieu, investi d’une magie paternelle. Enfant, Minnesota assiste à une scène de résurrection miraculeuse, empruntée à un incident que j’ai découvert dans d’obscurs mémoires médicaux et ensuite embelli (je collectionne ces mémoires, ainsi que ceux des patients psychiatriques).

Siri Hustvedt serait-elle un médecin frustré ? La fiction a-t-elle une fonction psychothérapeutique ?

Pendant quatre ans, j’ai été professeur d’écriture pour des patients confinés à la Payne Whitney Clinic. J’ai publié des articles dans des journaux psychiatriques et neurologiques sur ce sujet. Actuellement, je prépare une communication pour l’Association allemande de psychiatrie que je donnerai à Berlin. Ces invitations, ainsi que mon embauche par Cornell, ont suivi la publication de La femme qui tremble. J’en suis venue à considérer l’écriture comme thérapeutique, en particulier pour des patients psychiatriques. Maintenant je collabore avec des savants et des scientifiques travaillant sur cette question : comment la lecture et l’écriture peuvent-elles produire des changements physiologiques ? On a constaté des améliorations au niveau du foie et du système immunitaire.

Telle Nicole Krauss, aussi de Brooklyn, vous jouez avec des éléments de votre vie : ici, comme dans Les yeux bandés, l’héroïne vit sur la 109e rue. Comme vous à l’époque ? Cet aspect « méta », que signifie-t-il ?

Oui, j’y ai vécu. L’espace est réel, ainsi que mes souvenirs de cet appartement, pas complètement fiables à cause du brouillard de la mémoire – je n’ai aucun souvenir du frigo. Ce roman est un commentaire ironique sur la mémoire et les mémoires, le caractère fluctuant et fictionnel du souvenir. Je me moque des «mémoires » qui prétendent raconter « la vraie histoire » d’une vie à travers des pages de dialogues et des descriptions détaillées des visages et des vêtements dont seul un savant se souviendrait.

Tel Bachelard, votre privilégiez la configuration spatiale. La femme qui tremble contient cette phrase : « Les lieux favorisent les souvenirs explicites. » Chez vous, c’est lié à la figure du voisin – fou, bruyant, criminel, érotique – habitant à côté ou au-dessus. Ici il s’agit de Lucy Brite.

Les lieux sont fondamentaux pour le souvenir autobiographique. La poétique de l’espace m’a marquée quand j’étais étudiante, mais je m’intéresse davantage aux systèmes artificiels de la mémoire. Frances Yates, que j’ai lue au début de la vingtaine, est très importante pour moi. Je me demande pourquoi mes personnages habitent si près les uns des autres. Peut-être s’agit-il d’une géographie rêvée : on ouvre une porte et on tombe sur de l’intime. La proximité permet aussi l’écoute clandestine et les observations à l’improviste. Sur la 109e rue, il y avait un couple dont j’avais peur, ils se disputaient beaucoup, mais j’ignore d’où vient Lucy.

Lucy est une sorcière. Avez-vous été influencée par Rosemary’s Baby ou par Les sorcières d’Eastwick ?

J’ai fait des recherches sur la Wicca des années 1970, en Californie et dans l’État de New York. C’est un méli-mélo d’idées païennes filtrées à travers des textes du XIXe siècle, du féminisme, et de diverses formes de psychothérapie. J’ai ajouté des éléments plus sérieux – la gestation et la naissance –, largement évincées de la philosophie occidentale, qui traite partout des étapes de la mort. L’horreur des origines fait partie de notre héritage : « Nous naissons entre les excréments et l’urine », pour citer Tertullien, je crois [« Inter faeces et urinam nascimur », saint Augustin, ndlr]. Ce qui est intéressant dans les films et le roman que vous évoquez, c’est qu’ils sont infusés d’une peur et d’une haine des femmes qui passaient à l’époque. Je ne dis pas que la littérature devrait être purifiée de la haine ; celle-ci fait partie de la vie. C’est juste qu’on devrait la remarquer. Mes sorcières sont folles, fonctionnent comme des figures de deus ex machina, et sont dépositaires d’une certaine sagesse.

S.H. se considère comme plus quichottesque que bovaryenne. Vous aussi ?

Il y a quelques années, j’ai relu Madame Bovary. C’est un livre brillant mais cruel, dont le fondement médical est une conception de l’hystérie féminine qui était déjà un cliché à l’époque. En tant que lectrice, Minnesota cherche un héros pour modèle plutôt qu’une victime féminine tuée par son auteur. La vieille narratrice a choisi le personnage de Cervantès ; même si elle songe à l’amour, elle languit après l’aventure (voir le premier paragraphe).

Minnesota écrit un roman autour de deux héros : Ian Feathers (IF) et Isadora Simon (IS). Avez-vous écrit un roman à vingt-deux ans ? Ces acronymes désignent-ils une disposition fondamentale de chaque sexe ?

Non, j’ai inventé ce petit roman pour le grand. Il se passe dans une version fictive de la ville natale de Minnesota. « IF » – Sherlock Holmes [dont les initiales sont celles de Siri Hustvedt] –, logicien brillant, est écarté par l’héroïne, « IS » – Watson –, écrivain et biologiste. Je ne crois pas à une différence entre les sensibilités masculine et féminine. Cette « dichotomie » d’origine culturelle a été intégrée dans nos corps, dans notre matérialité. Mais la mémoire, le langage et les sentiments ne sont pas des attributs flottants, associés à une chose mystérieuse qu’on appelle le « mental » : ils trouvent leur origine dans les processus du cerveau et du corps. Minnesota n’arrive pas à écrire son roman, elle s’égare, donc elle se met à écrire sa propre vie comme si c’était un roman, avec un commentaire ajouté par la vieille narratrice. Minnesota s’exprime en « romancien » [terme utilisé dans le roman de Siri Hustvedt, ndlr], en expérimentant des styles variés. Son roman est son autoportrait en tant qu’adolescente. Tandis que le livre que vous, le lecteur, tenez dans vos mains serait la « clé » de cette histoire (de détective).

À la fin du roman, vous révélez la présence d’un « personnage caché » du XXIe siècle, une « doctoresse » à qui la narratrice racontera « des secrets derrière la porte close d’une chambre ». La psychanalyse a-t-elle nourri ce roman ?

Très astucieux de votre part ! Ce printemps, je mettrai fin à une psychanalyse qui aura duré plus de dix ans. Cette expérience m’a libérée, et si je ne l’avais pas faite ce livre n’existerait pas.

Chez vous, il y a des « frontières instables » entre certaines figures récurrentes : les fantômes, les femmes tremblantes, les épileptiques, les sujets des fugues dissociatives, les sorcières. Tous vivent dans un autre état de conscience.

C’est vrai, je suis obsédée par des frontières de tout genre – que ce soient les cadres conceptuels ou les lignes de démarcation entre les espèces. On se mêle, on se chevauche : c’est le flou, à l’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur. La maladie, en particulier la pathologie neurologique, remet en question notre conception du self. Des migraines, des convulsions inexplicables, la synesthésie tactile (je les ai tous eues) sont autant d’avenues pour explorer des frontières diverses : corps/cerveau ; vous/moi ; dehors/dedans ; objet/sujet. Je n’ai tremblé que quatre fois, mais ce fut le symptôme idéal pour l’autoanalyse.

Autre frontière floue ici : la paternité des œuvres d’art. Concernant la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, croyez-vous qu’elle a vraiment créé Fontaine, le célèbre ready-made en forme d’urinoir attribué à Marcel Duchamp ? 

Je l’ai rencontrée dans Le bois de la nuit, de Djuna Barnes. Elle paraît aussi dans un canto de Pound. Je savais qu’elle faisait partie du cercle Dada à New York et qu’elle avait publié dans The Little Review. Mais c’est quand j’ai lu la biographie d’Irene Gammel (2002) qu’elle a pris vie pour moi, et que l’histoire de l’urinoir est devenue importante pour moi comme exemple d’une artiste dont l’œuvre et l’héritage avaient été balayés. Je suis convaincue qu’elle était l’auteure de l’urinoir. Les recherches ne viennent pas de moi : elles ont été faites par Gammel, Glyn Thompson et Julian Spalding. À mes yeux, c’est irréfutable. C’est par excellence une affaire pour Sherlock Holmes !

Le critique du Guardian prétend que le thème central ici est le pouvoir masculin. Pour moi, c’est la mémoire. Y a-t-il un rapport entre les deux ?

Le livre est « surdéterminé », comme on dit en psychanalyse. Les thèmes sont enchevêtrés : une intrigue se fond dans une autre. Des souvenirs douloureux – l’incident traumatisant pile au centre du roman en plus de multiples incidents antérieurs, tous tournant autour de l’hostilité et la condescendance masculine – sont réinventés selon la perspective plus large de la vieille narratrice. La figure de la baronne est celle du couteau : elle était artistiquement et sexuellement agressive. Elle a choqué ses cohortes Dada, ces « révolutionnaires » censés découper l’art et ses dogmes. Le couteau et la clé sont les deux images en mouvement perpétuel dans ce roman. Le couteau, symbole de la rage refoulée de la jeune femme (S.H.), représente ce qu’elle ne peut dire ni ressentir. Elle aura besoin d’une clé pour aller au-delà de son passé, ce dernier s’articulant, en effet, autour de l’abus et du pouvoir masculins. Le livre qu’écrit la vieille narratrice est une tentative pour recadrer ce passé pesant.

La mémoire et l’imagination sont une seule faculté selon S.H., idée exprimée aussi dans La femme qui tremble, où vous écrivez que la notion du temps nous est transmise par le langage. On dirait une sorte de E = mc2 littéraire.

Cette idée a un long pedigree. Vico a avancé le même argument dans La science nouvelle (troisième édition, 1744), texte fondamental pour moi : memoriafantasia et ignegno font également partie de la « mémoire ». Pour William James, celle-ci n’est pas fixe, elle ne cesse de bouger. Quant à Freud, sa notion de Nachträglichkeit implique que la mémoire est altérée par le présent. La recherche des neuroscientifiques sur la reconsolidation des souvenirs témoigne du pouvoir transformateur du matériel remémoré. Ma contribution réside dans la proposition selon laquelle les images mentales de la mémoire et celles de l’imagination sont du même « genre ». Je crois également que ces images se rapprochent de celles des rêves et des hallucinations. Tout cela doit être distingué de la perception immédiate. Le temps, qu’on a mal compris, arrive peut-être à travers le langage. Si seulement on pouvait interviewer les bébés ! « Avant » et « après » puisent leurs racines en tout état de cause dans les séquences de l’enfance : l’allaitement et le bercement (Daniel Stern), même si le temps se précise postérieurement. Celui-ci peut se perdre, comme ici, où la mère vacille entre passé immédiat et futur anticipé.

En écrivant par le biais de souvenirs, avez-vous illustré la thèse de Kant, citée dans Élégie pour un Américain : « Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. »

En effet, je suis kantienne dans la mesure où je ne crois pas qu’on ait accès à « das Ding an sich ». L’attente est un aspect profond de la perception. Elle sert de base à certains chercheurs (Karl Friston) dans leurs modèles du fonctionnement du cerveau. Cela dit, je crois que la réalité réussit à pénétrer notre attente, et qu’on s’adapte à la nouveauté, aspect nécessaire de la survie. Je ne suis pas solipsiste mais plutôt sceptique concernant la validité des paradigmes qui prétendent découvrir la connaissance absolue. Je préfère utiliser diverses épistémologies dont chacune fournirait une réponse partielle à une question précise, prenant pour mot d’ordre la phrase du statisticien George Box : « Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. »

Kierkegaard est mentionné dans plusieurs de vos livres.

Il me rend folle, mais je l’adore. Un monde flamboyant est explicitement kierkegaardien : sa structure ; les couches d’ironie ; les personnages poétiques et les masques ; sa haine de « la foule » ; l’idée que le lecteur ne doit dépendre que de lui-même. Dans Souvenirs, il paraît de manière cachée (tel l’analyste) : Kierkegaard est Le mystérieux gentilhomme boiteux ou MGB. C’est lui dans le dessin, créé à partir des souvenirs des caricatures que j’ai vues à Copenhague. La boiterie fait référence à son handicap – peut-être l’épilepsie – qu’il n’a jamais nommé.

Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

Seriez-vous plus philosophe que romancière ? En mélangeant essai et fiction, cherchez-vous à subvertir des formes littéraires patriarcales ?

Oui. En vieillissant, je m’intéresse davantage à la philosophie. L’année dernière, j’ai donné une communication dans un colloque à Paris sur la philosophie et la médecine, avec pour sous-titre : « Platon, Placebo, Placenta ». La philosophie peut revêtir diverses formes, dont le roman, ce dernier étant l’idéal pour un débat. D’ailleurs, Ou bien… ou bien se lit à la fois comme un roman habillé en philosophie et comme de la philo habillée en roman. Les obsessions restent les mêmes dans tous mes livres. Quant à la subversion, dans Souvenirs, le défilé de « grands hommes » est à taille humaine, afin d’exposer l’absurdité de la littérature et de la vie.

S.H. sort avec un intellectuel new-yorkais avant de se rendre compte de sa rigidité cérébrale. Selon elle : « La pensée occidentale a été une fuite devant des ambiguïtés mêlées. » La maternité et la frontière poreuse entre mère et enfant qu’elle induit apprennent-elles aux mères à accepter l’ambiguïté, dont celle d’une narration non linéaire ?

C’est une question profonde. L’ambiguïté est mon thème. Bien évidemment, l’autonomie est une idée importante élaborée par les Lumières, avec ses avantages et ses défauts, notamment sa représentation extrême du « self-made man », né de personne et ne dépendant de personne. Toutes les femmes ne deviennent pas mères, mais l’expérience de la grossesse implique un brouillage de la frontière entre soi et l’autre, un mouvement vers la pluralité, ce qui, dans mon cas, a modifié ma vision du monde. Je me demande toujours si l’expérience de la gestation et de l’accouchement est à l’origine de diverses expressions de l’ambiguïté. De la souillure de Mary Douglas m’inspire depuis longtemps.

Comme Percival Everett et Yiyun Li, vous êtes fascinée par Alice au pays des merveilles. Ici, la chienne de Lucy s’appelle Alice, introduite ainsi : « Alice ! Alice ! Couchée ! Couchée » (« Alice!  Alice!  Down!  Down! »).

Enfant, qu’est-ce que j’ai adoré ce livre ! Je l’aime encore. J’ai appris beaucoup plus tard que l’auteur souffrait de migraines. Si je l’avais su à l’époque, mon expérience de lecture aurait été encore plus profonde.

À l’instar de Lewis Carroll, vos dessins paraissent à côté de votre texte !

Je dessine depuis l’enfance, et j’ai écrit sur l’art visuel (Les mystères du rectangle : Vivre, penser, regarder ; Les mirages de la certitude). Je songeais aux dessins des livres de mon enfance, de Dickens jusqu’à Sherlock Holmes.

Votre thèse de doctorat portait sur les métaphores de la fragmentation et l’emploi des pronoms chez Dickens.  Tout cela a-t-il influencé vos romans ?

Pendant ma thèse, j’ai commencé à m’intéresser à l’aphasie. Pour les gens atteints de cette maladie, le premier pronom à sauter est celui à la première personne. Quant à Dickens, il vit en moi depuis longtemps ; son style comique, brillant et plein d’entrain a influencé le langage de l’histoire Ian/Isadora.

Vous donnez des cours à la faculté de psychiatrie à la Weill Medical School de l’université de Cornell. Y a-t-il un rapport avec votre fiction ?

Dans mon séminaire avec les psychiatres, j’ai découvert que mes lectures m’ont donné plus de connaissances qu’en ont la plupart de mes étudiants concernant l’histoire de leur discipline, les recherches en neuroscience psychiatrique ou la philosophie du self. On prend des textes littéraires pour aborder la psychiatrie. Tout cela a sans doute influé sur ma fiction.

Le placenta est évoqué de façon poétique dans ce roman, pour réparer l’absence globale des scènes d’accouchement dans la littérature.

Actuellement, je fais des recherches pour un livre sur le placenta, où j’interrogerai cette lacune d’un point de vue philosophique, tout en examinant ce qu’on sait de la biologie et du fonctionnement de cet organe.

Le premier livre achevé par S.H. a été signé par Elena Bergthaler. Est-ce un autre exemple de l’appropriation artistique, comme avec la baronne ?

Ça fait des années qu’on attribue mon travail à mon mari, ou qu’on dit qu’il m’a tout appris. Souvent on évoque sa supposée expertise sur un sujet qui ne l’intéresse pas, si ce n’est qu’il m’a emprunté son commentaire (par exemple sur Lacan, Bakhtine). Quant à lui, il se demande pourquoi, après m’avoir cité dans un entretien, l’attribution ne paraît pas une fois l’article publié. L’enjeu, c’est l’appropriation de mon travail afin de préserver les structures de pouvoir. Il s’agit de la très répandue violence symbolique : écraser l’influence de Lee Krasner sur Jackson Pollock ; attribuer des livres et des idées à Sartre qui viennent en fait de Simone de Beauvoir ; et puis l’histoire de Duchamp et de la baronne. Ce n’est pas uniquement la question du pouvoir masculin : Elena, femme riche, est cavalière dans son attitude envers Minnesota, qu’elle traite comme une simple dactylographe. Minnesota se sent effacée ; c’est encore une question de pouvoir.

On est frappé dans ce roman par l’agglomération des significations. Un détail : à un certain moment, vous évoquez Chris Kraus, puis, plus tard dans un autre contexte, vous écrivez « They love Dick ». Cela suggère une trame souterraine.

Vous avez mis le doigt sur le cœur du livre. Le couteau, la clé, la répétition des phrases : il y en a beaucoup. Ensemble ils constituent le rythme du livre, présent dès le premier paragraphe : un mètre, un rythme qui s’appuie sur une répétition, alors qu’avec chaque nouvelle répétition la signification se modifie.

Propos recueillis par Steven Sampson

EN ATTENDANT NADEAU




lundi 11 avril 2022

Roberto Saviano / La Beauté et l’Enfer

 


Roberto Saviano : La Beauté et l’Enfer


Katalin
6 mai 2018

Après la parution de son livre Gomorra, en 2006, le journaliste d’investigation Roberto Saviano vit menacé de mort par la Mafia et sous protection permanente. Exil, solitude, menaces, mais aussi reconnaissance mondiale, celui qui « dérange » jusqu’à Berlusconi et qui a brisé l’omerta napolitaine a accepté son sort et décidé de remercier ses lecteurs en leur dédiant un chef d’œuvre. La pépite, parue en 2010, s’intitule « La Beauté et l’Enfer ». Elle est un recueil d’articles publiés entre 2004 et 2009 dans les journaux du monde entier et expose avec profondeur et émotion ce que sont, aux yeux de l’auteur, l’oppression et la résistance.

Beaucoup plus qu’un travail, écrire a coïncidé avec ma vie même. Ceux qui pensaient m’obliger au silence en me faisant vivre dans des conditions impossibles se sont trompés. Ce que j’avais à dire, je ne l’ai pas tu, je ne l’ai pas perdu. Mais ça été une vraie lutte, quotidienne, un corps à corps silencieux, comme un combat fantôme. Ecrire, ne pas me taire, c’était ne pas me perdre. Ne pas m’avouer vaincu. Ne pas désespérer.

Les lignes dépassent la forme journalistique. Elles rejoignent l’art total d’un roman : intenses, crues, poétiques, violentes, nécessaires. Pour Roberto Saviano, le monde est profondément noir et les mots doivent le changer, parce que, eux, ne s’endorment pas sur eux-mêmes, ni sur les serpents ni sur les oiseaux. Ils sont la conséquence de « voir » mais peuvent aussi en être la cause. Alors, l’auteur dévoile des cauchemars bien éveillés à un monde mal réveillé et s’en explique :

C’est ma question, comment cette terre se voit-elle, quelle représentation a-t-elle d’elle-même, quelle image ? Et vous, quelle image avez-vous de votre terre, de votre pays ? Comment vous sentez-vous quand vous allez au travail, quand vous vous promenez, quand vous faites l’amour ? Est-ce que vous vous posez au moins la question, ou vous suffit-il de dire : « ça a toujours été ainsi et ce sera toujours ainsi » Vous suffit-il vraiment de croire que rien de ce qui arrive ne dépend de votre engagement ou de votre indignation ? Que tout le monde, au fond, s’en sort, alors autant vivre son petit quotidien et voilà tout ? Cela vous suffit-il pour aller de l’avant ? Vous suffit-il de dire : « Je ne fais rien de mal, je suis quelqu’un d’honnête » pour vous sentir innocent ? Pour que ce que vous apprenez glisse sur votre peau et votre âme ?

Mais « Chacun ne grandit que s’il est rêvé » écrit Danilo Dolci. Et Roberto Saviano dresse, avec tendresse et ferveur, des portraits d’hommes et de femmes qu’il a croisé, de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, assassinée parce qu’elle dérangeait le pouvoir de Poutine, en passant par Myriam Makeba, qui a « enseigné la rage de la dignité », jusqu’à Michel Petrucciani. Dès lors, les lumières, ainsi décrites par Saviano, percent l’enfer. Plus rageuses encore que lui, elles dressent leurs poings désespérés entre chaque ligne. Au bout de chacune d’elle : la beauté.

Des gens sont incapables de comprendre le mécanisme de la beauté. La beauté ne tient pas seulement à la physionomie, à l’élégance, au rayonnement, au charme. C’est aussi la capacité de faire apparaître à l’extérieur ce qu’on est à l’intérieur. De ressembler à ce que l’on imagine, de montrer qui l’ont est vraiment. Chaque fois que je m’interroge sur la beauté, je pense à Michel Petrucciani.

Dans « La Beauté et l’Enfer », l’auteur reprends des forces et en donne également. Certes, le livre raconte comment la mafia est en train de pourrir un monde entier de l’intérieur et  balance même les noms parce que « “Les responsables ont des noms. Ils ont des visages. Peut-être même une âme. Ou peut-être pas », mais il parle surtout de ce qu’il faut en soi pour être dans cette démarche de « creuser » puis de « révéler ». Etre celui là qui a « encore ouvert sa grande gueule » et qu’on essaye de faire taire. A travers son histoire et celles de quelques autres, il parle de son métier et de ceux qui s’y consacrent avec une passion certaine pour les autres et pour la vie, qu’on n’écoute pas mais qu’on condamne tout de même à l’isolement, bien loin des médias de masse qui désinforment, eux, en toute sérénité.

Et c’est au nom de la force de la dénonciation, unie à la faiblesse de la personne humaine, qu’il faudra trouver les outils pour faire renaître un nouveau journalisme d’investigation, plus diffus et plus efficace. Pour ne pas contraindre à un combat héroïque et solitaire quelques journalistes locaux, que personne n’écoute.

Voilà. Il y a des livres dangereux, où des écritures sans compromis soulèvent des couvercles de silence et donnent à voir au monde ce qui grouille dans son ventre. Ceux qui écrivent ces livres là ont fouillé les mots et les faits avant de savoir ce qu’ils allaient en faire. Ils ont décidé de placer la vérité avant leur existence, jusqu’à ce que l’une et l’autre ne fasse plus qu’une. Et plus dangereux encore, ils sont lus. Avec eux, les vérités appartiennent à tout le monde. Ils dérangent l’ordre établi. Roberto Saviano est de cette trempe là. Et quand une plume vous rappelle à ce point ce qu’est le courage, la chose à faire en tant que lecteur, c’est de la lire.

Roberto Saviano
La Beauté et l’Enfer
Editions Robert Laffont, 2010
319 pages







UNDERNIERLIVRE