lundi 31 octobre 2016

Richard Flanagan / “Si je n'avais pas fait ce livre, j'étais mort comme écrivain” / Entretien




Richard Flanagan : “Si je n'avais pas fait ce livre, j'étais mort comme écrivain”


Gilles Heuré
Publié le 16/01/2016. Mis à jour le 18/01/2016 à 10h49.


Dans son nouveau roman, “La Route étroite vers le nord lointain”, l'auteur australien s'inspire de l'expérience de son père dans un camp de prisonniers au Japon pendant la Seconde guerre mondiale.
Romancier réputé, auteur désormais de six romans, dont le dernier, La Route étroite vers le nord lointain, traduit dans quarante pays, a remporté le prestigieux Man Booker Prize en 2014, Richard Flanagan garde son franc parler et n’est pas disposé à se plier à toutes les sollicitations, notamment cinématographiques. Sa satisfaction, c’est que les lecteurs s’emparent de son livre et qu’ils aient des avis différents. Rencontre avec un grand romancier voyageur et définitivement Australien pure souche.
Combien de temps vous a pris l’écriture de ce livre ?
Douze ans. J’ai écrit cinq versions mais je les ai toutes rejetées alors j’ai supprimé les documents de mon ordinateur.
Pour quel motif ces versions ne vous convenaient-elles pas ?
C’était… mauvais. Point barre.
Votre père avait été prisonnier des Japonais, en 1943, et forcé de travailler sur la « Voie ferrée de la Mort », entre la Thaïlande et la Birmanie. Est-ce lui qui vous a raconté tous les détails qu’il y a dans ce livre ? 
Il racontait parfois certains moments, mais j’ai inventé toute l’histoire. A chaque fois qu’il racontait une bribe d’histoire, il y avait toujours un côté comique. L’humour est parfois la dernière chose qui reste dans certaines situations, le rire est une arme quand on n’a plus rien, comme c’était son cas quand il était prisonnier dans cet enfer. Mais il ne m’a jamais raconté les détails de sa captivité. Ce qui m’a rendu curieux, et qui m’a aussi façonné en quelque sorte, c’est précisément tout ce qu’il ne m’a pas raconté. Il avait par exemple une obsession des serrures, rangeait les choses de manière maniaque, et il était absolument incapable de faire du mal à ses enfants de quelque façon que ce soit. Je me rends compte aujourd’hui qu’il a donné à ses enfants une liberté extraordinaire.

L'odeur du tibia qui pourrit

En grandissant, j’ai réalisé que j’étais un rejeton du chemin de fer de la mort. Ce qui est curieux c’est que je ne voulais absolument pas écrire ce livre, mais j’ai compris que si je ne le faisais pas, j’étais mort comme écrivain. Je lui posais des questions très simples, comme par exemple quel goût avait le riz rance, quelle odeur dégageait un tibia qui pourrissait et il répondait toujours à mes questions. Mais il ne m’a jamais interrogé sur l’histoire que j’écrivais et n’a jamais demandé à lire la moindre version. Il me faisait entièrement confiance. Quand j’ai rendu le manuscrit à mon éditeur, mon père m’a demandé comment ça s’était passé puis il est mort.
Vous avez tout de même travaillé sur de la documentation ? 
(Rires) Ça, c’est une question que les Américains adorent poser. Il leur faut du tangible et ils ont du mal à concevoir que ce qu’on écrit vient d’abord de l’intérieur de nous-mêmes. Un jour, à Los Angeles, je participais à une présentation devant deux milles personnes avec un écrivain américain célèbre dont je tairai le nom et cette question lui a été posée. Il a répondu pendant au moins un quart d’heure que ses recherches avaient été sérieuses, qu’il avait été sur place, qu’il avait engagé des gens pour l’aider dans ses investigations, qu’il avait constitué une ribambelle de bases de données, etc. Et je voyais que le public était absolument fasciné par ses explications. Parce que pour beaucoup d’Américains, la littérature doit s’adosser à des faits réels et être le produit d’une recherche.
Au bout d’un long moment, la même question m’a évidemment été posée et j’ai simplement répondu que, comme Australien, j’étais un peu paresseux, que je me levais le matin, que j’inventais et que j’écrivais. Je trouvais que c’était pas mal comme blague. Mais elle a fait un flop magistral, personne n’a ri dans la salle. C’était le silence total. Il traduisait la méfiance, voire l’hostilité que les Américains éprouvent envers le roman et la création.
Ils estiment que la vérité d’un livre réside dans le réel dont il s’inspire mais ils ne conçoivent pas que les plus profondes vérités puissent provenir de l’imagination. Or, nous portons tous en nous un univers qui nous est propre. La difficulté est alors, dans quelque activité artistique que ce soit, d’extraire les différentes facettes de la personnalité qui est en chacun de nous. 
Comme officier médecin, le personnage de Dorrigo Evans est toujours entre la vie, celle des autres qu’il doit sauver, et la mort qui est partout présente ; comme homme, il est entre Ella, la femme qui est sa fiancée et Amy, sa maîtresse. Puis, après-guerre, il est déchiré entre la popularité qui est la sienne en tant que héros de guerre et la profonde solitude qui le ronge. Il est encore entre les souvenirs de ce qu’il a vécu et l’oubli du nom des hommes qui furent ses compagnons de captivité. Dans tout le roman, il sembler rechercher une forme d’équilibre qu’il ne parvient pas à trouver.
Je n’y avais pas pensé, mais ça me semble juste. L’erreur d’un écrivain est de penser qu’il connaît son personnage. S’il le cerne de trop près, ce personnage est alors destiné à n’être qu’une caricature. Ce qui me touche le plus dans la réaction des lecteurs, c’est que certains détestent Dorrigo et que d’autres l’admirent. Dans le monde anglophone, il y a une grande pression sur le romancier : il doit rendre le personnage aimable. Dorrigo prend conscience des paradoxes de ce qu’il a vécu, il comprend qu’après être sorti vivant de cet enfer, il a un rôle social et familial à tenir qui est aussi la condition pour que ceux qui l’entourent puissent vivre avec son passé. Mais le courage qu’on veut lui attribuer est une notion abstraite, une illusion, un mensonge car il sait qu’il n’a jamais été héroïque, pas plus qu’il n’a été lâche.  
Vos personnages féminins, Ella la fiancée qui deviendra sa femme, et Amy, sa maîtresse qu’il n’oubliera jamais, sont décrits différemment. La seconde, est très sensuelle, l’autre l’est moins. 
Je voulais évoquer les différentes formes d’amour que peut ressentir un être humain. On n’obéit pas à un code moral. L’amour peut être très destructeur si l’on aime plusieurs personnes de manière différente. Il était très important pour moi dans ce roman qui parle des côtés sombres des hommes de montrer qu’ils n’y étaient pas enfermés. Je voulais montrer que la plus grande manifestation de l’espoir c’est l’amour, quelles que soient ses formes et son intensité. 

La tyrannie du cinéma




Alec Guinness, Le Pont de la rivière Kwaï

Avez-vous vu Le Pont de la rivière Kwaï, le film de David Lean, auquel on songe en lisant votre livre qui en dit beaucoup plus que les images sur la condition des prisonniers ? 
J’avais vu ce film quand j’étais juste adolescent, et je pensais que ce n’était qu’une histoire, palpitante mais inventée. Ce n’est qu’à l’âge de trente ans que j’ai réalisé que cette histoire était celle qu’avait vécue mon père. Mais lui, il a dû trouver ce film risible. 
Vous avez été scénariste d’Australia (2008), le film de Baz Luhrmann, réalisé un film, présenté au festival de Berlin, The sound of one hand clapping (1998) à partir de votre livre éponyme. Envisageriez-vous de réaliser un film sur La Route étroite vers le nord lointain, ou d’en être le scénariste ?
Non. La réalisation est une activité artistique passionnante, mais le monde du cinéma est complètement réactionnaire : c’est une tyrannie dont le tyran est l’argent. Ce n’est pas surprenant qu’il y ait autant de mauvais films. Les livres, eux, appartiennent à la République des lettres et je préfère vivre dans une république, même si elle est un peu brinquebalante, que dans une tyrannie, parce que la subversion y est toujours possible et les puissants n’ont pas leur mot à dire sur l’histoire que l’on écrit.
Oliver Stone m’a contacté l’année dernière pour écrire un scénario avec lui, mais ça ne m’intéressait pas. Ce que j’ai appris sur le cinéma c’est qu’un film qui fonctionne est basé souvent sur une nouvelle, une histoire courte avec des passages poétiques. Faire un film sur tout un roman, c’est beaucoup plus compliqué. Maintenant, évidemment, un haïku de trois lignes peut être sublime mais faire un film dessus peut s’avérer délicat. La meilleure chose que puisse faire un réalisateur qui adapte un roman à l’écran, c’est de le trahir. Mais faire du cinéma, c’est rigolo, c’est comme partir avec une troupe de cirque.



samedi 29 octobre 2016

Richard Flanagan / La Route étroite vers le Nord lointain / Critique


La Route étroite vers le Nord lointain


Richard Flanagan. Traduit de l'anglais (Australie) par France Camus-Pichon.


Puissant et précis, l'auteur décrit l'horreur et la violence, en 1941, d'un camp de prisonniers australiens soumis à la folie d'un commandant japonais.
Quatre phrases, tirées de ce volumineux roman, pourraient à elles seules résumer le projet de Richard Flanagan : « Un livre peut contenir l'horreur, lui donner forme et sens. Mais dans la vie, l'horreur n'a pas plus de forme que de sens. Elle est là, tout simplement. Et aussi longtemps qu'elle règne, rien dans l'univers ne semble épargné. » Voici l'histoire d'un homme et de milliers d'autres, l'histoire des survivants et des morts, des noms oubliés et des corps à jamais enfouis dans la jungle.
Dorrigo Evans est un jeune Australien qui a réussi. D'origine modeste, il a gravi les étapes pour devenir chirurgien. Et bientôt soldat quand, en 1941, il est versé dans l'Australian Imperial Force en tant que médecin militaire. Après les combats en Syrie et en Egypte, à la suite de la reddition des forces alliées à Singapour, Evans fait partie de la moitié des vingt-deux mille prisonniers australiens affectée à la construction d'une ligne de chemin de fer reliant la Thaïlande à la Birmanie. C'est « La Ligne »,projet fou auquel les Japonais tiennent à tout prix, y faisant travailler non pas des prisonniers de guerre mais des esclaves, Australiens, Tamouls, Chinois, Malais, Thaïs ou Javanais.
Comme la guerre ignore souvent la géométrie, La Ligne épouse les contours des cercles de l'enfer que traversent le colonel Dorrigo Evans et ses compagnons de captivité. La Convention de Genève relative aux traitements des prisonniers de guerre n'existe plus : seule prévaut ici la folie du commandant japonais du camp, fas­ciné par les nuques qu'il peut trancher de son sabre, et pour lequel le ­Japon, l'Empereur et la voie ferrée à construire sont les seules valeurs auxquelles les hommes doivent se soumettre. Et tenter de survivre...
Lisant La Route étroite vers le Nord lointain, on songe évidemment au Pont de la rivière Kwaï (1957), le film de David Lean, mais l'Australien Richard Flanagan — dont le père a travaillé sur ce chantier — sait décrire avec des mots précis ce que les images d'un film ne peuvent qu'effleurer. L'impitoyable cohorte des maladies — béribéri, dysenterie, choléra, typhus ou dengue... — déforme et décharne les corps de ces hommes, jadis solides trappeurs ou tondeurs de moutons. Pieds nus, vêtus d'un pagne, dormant sous des toits de palme ou des bâches rongées par l'humidité, ils ne sont plus que des cadavres en sursis, « des corps pareils aux racines de mangrove »,qui subissent les furieuses bastonnades des gardiens et doivent mener un projet insensé armés de machettes rouillées et de cordages pourris. A quoi Dorrigo Evans pense- t-il, pendant ces longs mois de capti­vité au cours desquels il ampute les membres gangrénés et tente de lutter contre les maladies ? A la vie d'autrefois — il y a quelques mois seulement, mais cela semble si loin que la mémoire capitule à se souvenir d'Ella, une fiancée promise au mariage ; d'Amy, une autre femme aimée, qui remontait avec tant d'élégance le col de son corsage...
La violence démentielle est le thème de ce beau roman, lauréat en 2014 du Man Booker Prize, dans lequel les hommes s'interrogent davantage sur leur foi en l'humanité que sur Dieu. L'autre motif majeur est la mémoire qui s'effrite, l'oubli qui assèche les têtes enfiévrées. Après la guerre, Evans, que ses hommes appelaient « Big Fella, le Grand chef », sera un héros, un glorieux survivant sollicité par les médias. Marié, chirurgien réputé, collectionnant les mignonnettes de whisky et les femmes de passage, il réalisera pourtant que sa vie « tombe en morceaux », dispersant les noms et les visages de ceux qui sont morts — dont il ne reste, le long de La Ligne, que les ossements blanchis par les pluies. — Gilles Heuré

The Narrow Road to the Deep North, traduit de l'anglais (Australie) par France Camus-Pichon, éd. Actes Sud, 432 p., 23 €.
Gilles Heuré



mardi 25 octobre 2016

L'écrivain Péter Esterházy est mort / Il ne subvertira plus l'Histoire



Péter Esterházy

L'écrivain Péter Esterházy est mort : il ne subvertira plus l'Histoire


Gilles Heuré
Publié le 19/07/2016.


Rejeton d'une vieille lignée aristocratique confrontée au régime communiste, l'écrivain hongrois Péter Esterházy est mort le 14 juillet 2016, à l'âge de 66 ans. Nous l'avions rencontré en 2006, dans sa ville de Budapest. Nous republions aujourd'hui ce reportage.
Si l'on en croit Péter Esterházy, Budapest est une ville qui laisse entrer, « avec délectation, le serpent du Danube entre ses seins », Buda et Pest. Nous serions donc au bord du sein droit, à Buda, au café Angélika, où l'écrivain hongrois arrive en souriant. C'est tôt dans la matinée, mais aucune trace tangible de la bringue organisée la veille pour l'anniversaire de sa femme. Goulasch de brochet, oignons farcis, quelques crus hongrois « entre amis » : c'est tout dire. Pour l'heure, il commande de l'eau minérale et du café. Il est venu en train de sa maison familiale, située dans les faubourgs de la ville. Une ville qui resplendit sous le soleil de juin. A quelques pas, le fameux pont des Chaînes, surveillé par quatre lions de pierre qui ouvrent une gueule sans langue (selon la légende, János Marschalkó, leur sculpteur, se serait jeté dans le Danube après s'en être aperçu), est occupé par les chalands et de petits quatuors jouant musique classique ou tsigane.

Péter Esterházy

A Pest, de l'autre côté, grandes avenues et petites rues découpent des quartiers hétéroclites : ancien ghetto juif dont les maisons aux façades de suie sont encadrées de petites synagogues, ruelles aux teintes ocre, pastels satinés par les siècles et, toujours, des bâtiments grisâtres qui évoquent moins les influences orientales de la ville que le régime communiste qui a sculpté l'espace. « Vous avez dû voir comme certains immeubles puent encore le communisme », lâche Esterházy. A chaque coin de rue, la ville peut en effet changer d'aspect. Elle se pare de magasins de luxe, absorbe des hordes de touristes, rappelle qu'elle s'est parfois repliée sur elle-même ou noyée dans le sang des insurgés d'octobre-novembre 1956.

Le café Angelika, Budapest, juillet 2006.

Du régime qui a étouffé la Hongrie de 1945 à 1989, il est beaucoup question dans les livres d'Esterházy. Une œuvre nourrie d'histoire familiale, autant dire d'Histoire tout court. Descendant d'une grande famille de l'aristocratie magyare dépossédée de ses biens et exilée à la campagne en 1951 par le régime communiste, petit-fils du dernier Premier ministre de l'Empire austro-hongrois, il est né trop tard, en 1950, pour jouir de tous ses privilèges. Inutile de le taquiner par un « A moi, comte, deux mots ! ». Cet écrivain au casque gris et à la carrure massive, et dont les yeux pétillent de malice derrière des lunettes cerclées, n'est pas le genre à s'incliner devant le protocole.
Trois anges me surveillent, paru en Hongrie en 1979, traduit bien l'ironie mordante, mais jamais cynique, de cet auteur dont l'art du loufoque n'est pas sans évoquer celui de Boulgakov. Un récit ? Mieux, une mitraille de personnages et de situations. On y croise un pigeon voyageur anversois, un « pédégé » qui envoûte des secrétaires, des petits chefs qui gonflent les joues, soulevant des jupes ou trucidant des collègues dans des bureaux gris. Tout un monde métallique emporté par une verve irrévérencieuse, un jubilatoire délire de verbe et de situations absurdes où Kafka et Terry Gilliam auraient pu festoyer.

Péter Esterházy


Le vrai remue-ménage dans ce monde verrouillé, c'est donc l'écrivain virtuose qui le crée. Comme si après tant d'Histoire officielle il s'autorisait à bousculer l'histoire romanesque. Caprice d'auteur ? Sûrement pas. Dans ce fatras d'intelligence, alternance de pirouettes hilarantes et de phrases classiques, la réalité transpire : on surveille, on persécute, on perquisitionne. La littérature, elle aussi, peut être une pièce à charge contre un régime et s'emparer du destin d'un pays comme l'avaient fait jadis Miklós Bánffy ou Sándor Márai. « Je pense que c'est une caractéristique de la littérature de l'Europe de l'Est, avance Esterházy. La grande Histoire est très proche de la vie des gens. »


C'est peu dire que c'est le cas avec sa famille, qu'il aborde dans Harmonia cælestis, œuvre monumentale où chaque ancêtre est appelé « mon père ». Trois siècles d'histoire familiale, politique et culturelle, du XVIIe siècle à la période contemporaine, pas moins. Ecrire sur l'opulence des grandes familles aristocratiques suppose une lutte continuelle entre fiction et réalité. L'écrivain Esterházy, lui, subvertit le genre, comme eût pu le faire un Proust ébouriffé qui aurait connu le communisme, tronçonnant son récit baroque et fantaisiste en sotties réarticulées avec une secrète logique mathématique. Dans un véritable tourbillon littéraire, il met en scène des officiers claquant talons, des cochers à moustache, convoque ancêtres, Haydn ou Guillaume II, se permet toutes les bifurcations dans les lignées généalogiques et, dans un style déroutant, fait se succéder reparties comiques et réflexions plus sombres. Il y a un côté Sissi impératrice froufroutant chez les Marx Brothers tellement Esterházy s'amuse, mais le propos n'a rien d'anecdotique.« L'Histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les écrivains imaginent. Seule la mort est indéniable », écrit-il.
L'Histoire, toujours elle. En hongrois, explique-t-il dans une langue gutturale à la fois âpre et secrètement poétique, il y a deux mots pour désigner « histoire » : történet, au sens de « récit », et történelem, pour « Histoire ». Il regarde sa traductrice et complice Agnès Járfás, s'assure du tempo des réponses, s'amuse de voir le Français perdu devant la complexité de la langue hongroise et répond du tac au tac quand on lui demande s'il a cru au scénario de « la fin de l'Histoire » qu'évoquait l'Américain Francis Fukuyama à la chute du communisme. « La fin de l'Histoire, c'est un point de vue de résignation, chemin vers lequel nous suivons nos frères occidentaux. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est que sous la dictature le temps n'existe pas. Tout ce qui s'y réfère est tenu en suspicion parce que la dictature, par définition, n'est pas éternelle. Ce n'est pas un raisonnement intellectuel, c'est une expérience de tous les jours. Dans une dictature totalitaire, comme était la nôtre, on nous voit toujours, il n'y a pas d'ombre. »
Il s'arrête un instant, baisse les yeux, hésite et nous fixe de nouveau : « Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelques années, j'ai emmené mes enfants à Buchenwald. Le fait qu'Imre Kertész (1), qu'ils connaissaient bien, ait été déporté à cet endroit les a encore plus bouleversés. A un moment, ils n'en pouvaient plus. Ils ne supportaient plus ce lieu. Non pas à cause des chiffres, ni des photos de cadavres qu'ils venaient de voir, mais en raison d'une charrette à bras qui servait à transporter les cadavres et dont ils avaient remarqué qu'elle était équipée d'une rigole spécialement conçue pour laisser s'écouler les liquides des corps. Qu'on ait pu pousser l'imagination technique et scientifique à ce point les a horrifiés. Mon fils de 8 ans a crié de façon hystérique : « Allons-nous-en d'ici ! Sa soeur de 12 ans a répondu calmement : “Mais pour aller où ?” La question “où aller” est celle de tout homme vivant sous la dictature, il n'y a nulle part où aller. »
Péter Esterházy

1989, les années noires

L'enfermement absolu : c'est l'impression qui nous étreint en visitant Terror Háza, littéralement « la maison de la terreur ». Dans les anciens locaux de la police politique, sur l'avenue Andrássy, sont reconstitués salles d'interrogatoires et bureaux des commissaires politiques. Au sous-sol, les geôles et les potences sont restées intactes. Dans la librairie du musée, les effigies de Lénine et de Staline, y compris sous forme de bougies décoratives, traduisent l'improbable adaptation de l'Histoire au merchandising. De cette visite on sort rompu, et l'on reste pétrifié par la menace encore vive d'un char de l'Armée rouge encastré dans l'ancienne cour sombre. Que sera la commémoration de la révolte d'octobre-novembre 1956, dans quelques mois ? Esterházy brasse l'air avec ses mains de bûcheron : « Ce sera catastrophique parce que 1956 sera l'objet d'une bataille politique entre les partis. L'enjeu sera : qui possède le passé ? Car l'insurrection de Budapest en 1956 est immensément importante. Sous le régime de Kádár (2), on devait l'oublier. C'était le prix à payer pour survivre. »
La chute du communisme, en 1989, n'a pas sonné l'apaisement. Péter Esterházy a vu resurgir de façon foudroyante ces années noires. A l'automne 1999, juste au moment où il terminait Harmonia cælestis, livre qui lui avait demandé dix années de travail, il a entrepris des démarches pour obtenir son dossier de police à l'Office national de l'histoire contemporaine, où ont été déposés les dossiers des services secrets du régime communiste. Trois mois plus tard, en janvier 2000, on lui donnait plusieurs cartons dans lesquels il reconnut l'écriture de son père, mort depuis peu. Il eut alors la révélation que celui-ci avait été un informateur de la police. Il écrivit tout de suite un livre, Revu et corrigé, terriblement poignant, dans lequel il recopia les fiches remplies par son père, en rouge, en les assortissant de ses propres commentaires, en noir : deux couleurs, deux générations, un père et un fils qui se font face. Publié en 2002 en Hongrie, le livre se vendit à plus de 60 000 exemplaires et connut un succès encore plus grand en Allemagne. Les lecteurs en achetaient jusqu'à quatre exemplaires à la fameuse Librairie des Ecrivains, située au centre de Budapest : autant par peur inavouée qu'il puisse disparaître des rayons que pour l'offrir autour d'eux. Un livre intime, personnel, qui avait valeur de témoignage politique et universel.

Terror Háza, “la maison de la terreur”, un musée dérangeant installé dans un bâtiment utilisé par les nazis hongrois, puis par la police politique communiste.

Un livre pour permettre l'apaisement politique sur cette période ? « Je pense que l'oubli est un acte social très important, développe Esterházy, car on ne peut oublier que si on s'est souvenu avant. Or nous n'avons pas regardé notre passé en face. Ça ne signifie pourtant pas qu'il faille procéder à des confessions publiques. » Il se penche vers la fenêtre et désigne les tramways jaunes stationnés en bordure du quai.« Que peut faire le chauffeur qui a pris sa carte au Parti simplement pour passer chauffeur en chef ? Il n'a pas besoin de l'avouer publiquement. Il suffit que chacun regarde sa propre histoire. Ce n'est pas facile. Nos histoires sous le régime de Kádár sont mesquines, ridicules, pitoyables. On s'est tu et le voisin n'a pas eu sa Trabant, on s'est tu et l'autre voisin a été tué. Ça se passait comme ça. Les niveaux de compromission ont été différents et il ne faut pas tous les confondre. C'est un processus très compliqué et la société n'est pas prête à l'analyser. »


On se risque à lui dire qu'à lire Revu et corrigé son père apparaît presque comme un piètre informateur, obligé de faire des rapports sur les autres en cherchant souvent à les dédouaner. Mais Péter Esterházy s'anime dans un geste de dénégation : « On ne peut pas ne rien dire. On dit toujours quelque chose. Mon père cherchait peut-être à les "rouler", mais ils le roulaient aussi. J'ai lu beaucoup de rapports d'informateurs, dans les archives des services hongrois et aussi dans celles de la Stasi. Des textes qui semblent ne rien dire et d'autres, beaucoup plus violents, qui dénoncent nominativement. Ne nous y trompons pas : entre ces deux types de textes, il y a très peu de différence. On voit comment un homme peut glisser dans ce monde de dénonciation. Il est impitoyablement aspiré par le système et il ne peut pas s'en extraire. Mon espoir, en publiant ce livre, était que le lecteur comprenne la façon dont l'Histoire peut broyer les existences. Revu et corrigé ne cherchait pas à provoquer une catharsis collective. Je ne voulais pas que les gens se sentent obligés de tout raconter de leur propre histoire, mais qu'ils en aient intimement l'intention. La vie d'un livre s'inscrit dans le long terme. Le livre est là et la société peut s'en emparer quand elle veut. »
Le livre est là, parmi d'autres, de plus en plus nombreux. Sous l'ère communiste, les éditions appartenaient à l'Etat et proposaient de la littérature autorisée à un prix modique. Depuis, les éditeurs ont pullulé, parfois de façon éphémère, mais les livres sont chers et le marché n'est pas assez important pour que se déploient les éditions de poche. Péter Esterházy dispose, lui, d'un second public, celui de l'Allemagne, auquel il vient d'offrir un livre sur le ballon rond : Voyage au bout de la surface de réparation. Ce fou de foot, dont le frère cadet fut international, n'hésite pas à invoquer la ferveur pour ce sport en parlant d'événements plus solennels. « La chute du régime communiste s'est faite sans révolution. Il y eut pourtant des moments révolutionnaires, comme le 16 juin 1989. Ce jour-là, aux obsèques nationales d'Imre Nagy (3), exécuté en 1958, 100 000 personnes étaient dans Budapest. 100 001, parce que j'étais là aussi. C'était un sentiment incomparable. Les gens devaient ressentir la même chose en 1956. Pour parler de façon désinvolte, c'est uniquement lors d'un match important qu'on peut éprouver la même chose : faire partie d'une communauté en parvenant à rester soi-même. Lors de cette manifestation, on pouvait ressentir l'ivresse de l'Histoire. » Et si le foot avait changé la face du monde ? Dans son livre sur le football, Esterházy imagine que si les Hongrois avaient gagné la fameuse finale de Berne contre les Allemands en 1954 l'histoire politique aurait été bouleversée.
On veut le ramener un instant à des considérations plus profondes peut-être. Pourquoi joue-t-il ainsi dans ses livres avec la vérité et le mensonge ? Cela provient-il de ses études mathématiques ou de ses lectures de Wittgenstein ? Veut-il flirter avec la métaphysique ? Esterházy vient de parler de foot, il a l'humeur joyeuse. « Non, non, la plupart de ces réflexions sont des citations de Pascal. » Le dernier mot de l'écrivain sera donc un sourire. Une autre façon de questionner son lecteur et interlocuteur.


samedi 22 octobre 2016

“Belle de jour”, cet obscur objet du désir


“Belle de jour”, cet obscur objet du désir

Gilles Heuré
Publié le 30/03/2016. Mis à jour le 30/03/2016 à 14h42.

Diffusé ce mercredi 30 mars sur Arte (20h55), le film de Buñuel est l'adaptation d'un roman de Joseph Kessel. Ecrivain et cinéaste accusés l'un comme l'autre de licence pornographique surent, chacun à leur époque, peindre ce charme plus que secret de la bourgeoise.
Séverine, le personnage principal de Belle de jour, est une jeune bourgeoise mariée à Pierre Sérizy, un brillant chirurgien qu’elle aime mais avec lequel elle est physiquement distante. Sans doute marquée par un souvenir d’enfance qu’évoque Kessel dans le prologue de son roman, elle est tenaillée par un désir de luxure avec des hommes de classes sociales inférieures. Elle se rend un jour chez Madame Anaïs, qui tient une maison de rendez-vous rue Virène, et fait acte de candidature comme pensionnaire en demandant de ne travailler qu’entre 14h et 17h. Là, elle se donne à plusieurs clients dont Marcel, jeune truand rêvant de devenir son souteneur. C’est lui qui, accidentellement, frappera Pierre d’un coup de couteau alors, qu’à la demande de Séverine, il voulait faire taire Husson – qui courtisait Séverine et avait découvert ses activités, menaçant sans doute de tout révéler à son mari. Celui-ci, grièvement blessé, restera paralysé. On notera que la fin du film de Bunuel est sensiblement différente de celle du roman.



Belle de jour, histoire sulfureuse, parut d’abord dans le périodique Gringoire en novembre 1928, et les réactions furent si vives, les accusations de licence et de pornographie si violentes que Joseph Kessel se sentit obligé de faire paraître une préface à l’édition chez Gallimard. « Exposer le drame de l’âme et de la chair, écrit-il, sans parler aussi librement de l’une que de l’autre, cela me semble impossible. Je ne crois pas avoir passé la mesure permise à un écrivain qui ne s’est jamais servi de la luxure pour appâter le lecteur ». S’il n’a pas appâté le lecteur, il a intéressé les lectrices. De nombreuses lettres et témoignages de femmes parvinrent chez l’éditeur, félicitant Kessel d’avoir si bien compris leurs penchants inavoués. Gaston Gallimard avait prévu de les publier mais, malheureusement, il oublia tout le paquet de lettres dans un taxi.




C’est en février 1928 que Kessel acheva le manuscrit. Dans sonJournal, à la date du 7 août 1927, Roger Martin du Gard (Journal II 1919-1936, Gallimard, 1993, p. 574-575) évoque cette anecdote : « Je tiens à noter ici une incroyable histoire que m’a racontée, assez confidentiellement, Gaston Gallimard ! Kessel est en train d’écrire la vie d’une femme, restée noble de cœur mais, physiquement, descendue“jusqu’aux pires dégradations de la sexualité”. Sentimental, marié, pas coureur, ne sachant où se documenter, il a prié Gaston de lui trouver des adresses de maisons de passe. Mais ce qu’il voulait était très particulier. Il cherchait à savoir de façon sûre, s’il existe des endroits où une femme débauchée peut venir se choisir des hommes, qu’elle paierait au besoin. Gaston, fort inexpert aussi (dit-il…) s’informe et finalement on lui donne l’adresse d’une espèce d’agence particulière, rue du Faubourg-Montmartre. Rendez-vous est pris avec Kessel pour aller faire sur place une incursion. Mais Kessel, obligé de rejoindre sa femme en Suisse [sa femme, tuberculeuse, est soignée à Davos, NDRL], fait faux bond et prie Gaston d’y aller seul. Gaston y va. L’agence occupe le dernier étage de la maison. Un dernier palier, une seule porte. Gaston est introduit auprès d’une dame, dans un bureau, et demande ce qu’on peut lui offrir. La dame explique que sa seule spécialité est de procurer des mineures, de vraies mineures, à domicile ; des gosses que les mères ou les sœurs prostituent, chez elles, avec toutes les garanties désirables. Ce n’était pas du tout ce que cherchait Gaston, qui s’en va. Il sort sur le palier, referme la porte, descend quelques marches, et voit monter vers lui un monsieur, sous un grand feutre foncé, qui, bien évidemment, ayant franchi l’avant-dernier étage, montait vers l’agence, seule locataire du haut. Or ce monsieur était : Charlie ! [Charles Du Bos, NDRl] Charlie, avec tous ses stylos hérissés dans sa poche, sa grosse serviette de livres sous le bras. Il reconnaît Gaston, se décompose, et ne trouve, après une longue hésitation, que ces mots : “Bonjour, Gaston… Comment va Yvonne ?”(Yvonne, c’est la femme de Gaston. Et le piquant c’est que ladite Yvonne est en train d’intenter à Gaston un procès en divorce). »



Sur l’adaptation qu’il en fit en 1967 avec Jean-Claude Carrière, Luis Buñuel apporta quelques précisions : « Le roman me semblait assez mélodramatique mais bien construit. Il offrait en outre la possibilité d’introduire en images certaines des rêveries diurnes de Séverine, le personnage principal, qu’interprétait Catherine Deneuve, et de préciser le portrait d’une jeune bourgeoise masochiste ». Si les perversions sexuelles, pour lesquelles il dit n’éprouver qu’une « attirance théorique et extérieure », et si le fétichisme qu’il a exploré dans Le Journal d’une femme de chambre (1964) et El (1953), l’intéressent, il regrette que la censure ait exigé des coupes : « en particulier la scène entre Georges Marchal et Catherine Deneuve, où elle est allongée dans un cercueil tandis qu’il l’appelle sa fille, se déroulait dans une chapelle privée, après une messe célébrée au-dessous d’une splendide copie du Christ de Grünewald, dont le corps torturé m’a toujours impressionné. »


Certaines coupes exigées par la censure seront néanmoins levées grâce à André Malraux alors ministre de la Culture qui se souvenait que Kessel avait été un des premiers à faire l’éloge de son roman La Voie royale
Mais le film introduit un petit mystère d’autant plus intriguant que personne ne pourra jalmais l’élucider. Luis Buñuel le raconte ainsi : « De toutes les questions inutiles qui m’ont été posées sur mes films, une des plus fréquentes, des plus obsédantes, concerne la petite boîte qu’un client asiatique apporte avec lui dans le bordel. Il l’ouvre, montre aux filles ce qu’elle contient (nous ne le voyons pas). Les filles refusent avec des cris d’horreur sauf Séverine, plutôt intéressée. Je ne sais combien de fois on nous a demandé, des femmes surtout : “qu’est-ce qu’il y a dans la petite boîte ?” Comme je n’en sais rien, la seule réponse possible est : “ce que vous voudrez”. Et de conclure : « Belle de jour fut peut-être le plus gros succès commercial de ma vie, succès que j’attribue aux putains du film plus qu’à mon travail ».


Extrait d'une rencontre avec Catherine Deneuve et Jean-Claude Carrière au sujet de Belle de jour, de Luis Buñuel (1966).