lundi 31 janvier 2022

Russell Banks / Voyager / Le vieux bouc

 


Russell Banks, Voyager, Actes Sud

Russell Banks © Nancie Battaglia


Le vieux bouc

par Liliane Kerjan
20 juin 2017

Série de fugues, de promenades ou de récits destinés à des revues de luxe, Voyagermet en scène une facette peu connue de l’écrivain américain Russell Banks, un personnage fier de ses performances et de ses curiosités, en quête de soi et de jouvence, qui défend l’aventure des voyages avec son talent de conteur. Du mouvement et des haltes propices aux confidences et aux méditations composent cette lucide exploration du monde qui mêle hédonisme et politique.


Russell Banks, Voyager. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan. Actes Sud, 314 p., 22,50 €


Comme il y avait « le vieux saltimbanque », l’ami Jim Harrison, il y a en écho « le vieux bouc » Russell Banks. C’est ainsi qu’il se totémise lors d’une randonnée au Népal où, en montée vers les célèbres Trois Cols de l’Himalaya, il rencontre le jharal brun et barbu à longue crinière, un mâle dominant qui veille sur ses femelles. Un trek entrepris à soixante-douze ans avec un sentiment de défi et d’urgence qui clôt provisoirement la série des récits de voyage à la manière d’un testament anticipé : « Il ne faisait rien d’autre que prendre la mesure de ses limites physiques absolues, noter la proximité de la fin de tout, s’approcher autant qu’il le pouvait de ce saut dans le vide tout en restant debout sur la planète. » Sans compter que là-haut, dans les nuages de l’Everest, l’ascension devient « une façon de rencontrer les dieux à égalité ».

Le vieux bouc, voyageur et écrivain aguerri, soigne son entrée en matière, rappelant une continuité du désir, un besoin d’évasion depuis son adolescence dangereuse et son tropisme ancien vers les Caraïbes ; il fait la distinction entre les genres, d’un côté les Mémoires qu’il récuse pour cause de complaisance et de l’autre le récit qu’il adopte parce qu’il permet d’agréger des fragments dispersés. À chaque fois un voyage, l’oubli, un retour délibéré suivi « au moment où j’écris, par un débordement de souvenirs qui me permettent de revivre à soixante quinze ans l’expérience vécue jadis. De presque revivre. » Le recueil comporte un long essai en première partie – la croisière caribéenne – puis en seconde partie une dizaine de moments forts de sa vie sur la planète.Souvenons-nous que le roman Le livre de la Jamaïque a lancé Russell Banks, si bien qu’une décennie plus tard, à la fin des années 1980, lorsqu’un magazine de voyages new-yorkais lui propose d’écrire, pour une clientèle de luxe, un texte libre sur un périple d’hiver dans les Caraïbes, il accepte et se met en congé sabbatique de Princeton. Cette commande bienvenue lui offre une évasion décalée d’ethnologue amateur en même temps qu’un cabotage idyllique avec tout le loisir à bord de courtiser Chase qui va devenir sa quatrième épouse. Ainsi la première partie va-t-elle pérégriner d’une côte à l’autre des trente deux îles des Petites Antilles sous le ciel irisé, « lyrique, turbulent, érotique », faisant du mercenaire Banks un cicérone de luxe, un guide touristique zélé qui inscrit scrupuleusement le nom des hôtels, des restaurants et des parcs à thème, distillant les atmosphères, recommandant le « Bistrot nu » de Marigot, les plages de Maggens Bay, Sapphire Beach et Cokie Point à Saint Thomas, notant les mines renfrognées des jeunes qui traînent sur les trottoirs dont les visages semblent dire « Comment vous qui êtes si vulgaires et impolis à notre égard, faites vous pour être bourrés de fric à ce point? Ou encore : Expliquez moi encore pourquoi je suis condamné à avoir besoin de vous ? »

À la Martinique, une très belle évocation de la Plantation Leyritz fait sortir les fantômes des ruines et les voix dans le vent, par dessus l’odeur du vieux rhum. Chemin faisant, Banks raconte des épisodes de son passé, tel son pèlerinage politico-romantique de l’hiver 1959, où, parti rejoindre Fidel Castro et sa bande de révolutionnaires barbus, il échoue minablement à Miami, devient étalagiste et se marie avec une jeune beauté du magasin. Pour la seconde épouse, cérémonie de noce dans une synagogue du New Hampshire en 1962, où rabbin et proches font une tête d’enterrement, prélude au drame permanent de leur union de solitude. Puis, affleurent, du côté de la Soufrière, la déprime et les souvenirs des cinq tièdes années du troisième mariage new-yorkais. Mais il est déjà temps de mettre le cap sur Montego Bay, et, après la visite du village marron d’Accompong, c’est la fin du voyage. L’Hégire caribéenne a fait le point à chaque moment : Banks assume être le guide de son introspection et, dit-il, « le Rafistoleur » aux alliances ratées, tandis que ce tour des îles se révèle être, à maints égards, un essai péripatéticien, une réparation intime, un approfondissement de soi. « Je ne cesse de revenir en arrière et c’est avec une clarté croissante que je revois les lieux et mes « moi » passés. Et également le passé de la planète ». Russell Banks, toujours prêt à accrocher son sac à dos, reconnait la tentation de la fuite, les boucles et les redites du temps mais aussi le rêve faustien du retour de la jeunesse. À telle enseigne qu’à l’échec de 1959 répond la réussite de 2003 : une coda raconte le voyage à Cuba pour la foire du livre de La Havane, la visite à Fidel Castro et la partie de pêche aux homards dans les eaux de Las Rocas, île privée, minuscule, de la Baie des Cochons. Banks sait conclure ce périple sous le vent dans la liesse d’un moment hors du commun qui va faire transition avec la série des escales de par le monde.

Russell Banks, Voyager, Actes Sud

« Voyage à rebours du pèlerin » ouvre le mélange de la seconde partie : en 1986 sur la route de Chapel Hill, Caroline du Nord, vont se retrouver quelque trois cents anciens étudiants pour la fête nationale. En camping-car, Banks et ses amis font route avec leurs souvenirs de hippies des années 1960 où remontent les mots de Bob Dylan, les marches du noir James Meredith et l’attaque du Ku Klux Klan. De la même manière, l’inévitable présent du conteur va s’effacer dans « Rêves des temps premiers » pour faire place à une ancienne époque : « dès que vous passez l’entrée du parc national des Everglades, c’est comme si vous aviez franchi un portail donnant sur un tout autre temps, un temps lointain et perdu qui précède d’une éternité l’arrivée des premiers Européens. » Ascension des Andes et promenade de santé aux Seychelles, autant de défis et d’exploits physiques, autant d’émerveillements, de quêtes émouvantes et importantes pour Banks le randonneur : « Pour moi, l’événement majeur a été de voir le tchitrec. C’est cela qui m’a brisé le cœur. Je n’arrivais pas à dépasser le fait qu’il n’en reste que quarante couples sur terre, tous dans l’île lointaine de la Digue, et que l’un de ces oiseaux avait gazouillé sur une branche de flamboyant juste devant moi. » Autre exotisme, la parade nuptiale des tourtereaux quinquagénaires – Russell et Chase, nimbés de « la lumière innocente de l’amour tardif » – qui convolent à Édimbourg, émus comme il se doit, rassurés par le bon présage d’une plaque de bronze rappelant le mariage en 1811 du poète Shelley avec la jeune Harriet. Fleur bleue à ses heures privées, plongeur au milieu des poissons dont il traverse les nuées, « poissons-demoiselles bleus et jaune vif, sergents-majors rayés, poissons-perroquets qui grattent le corail et le transforment en sable, poissons-chauves souris, aiguilles de mer », Russell Banks n’en repart pas moins au combat, témoin des saccages de la nature, dénonçant la « frénésie boulimique des derniers jours », l’achat de mastodontes automobiles tel son Hummer qui fascine les passants de Homer, ces buveurs de bière d’Alaska.

Sa faim de voyages, son œil exercé à capter les tableaux vivants prolongent ici, dans un format court qu’il maîtrise bien depuis ses poèmes et nouvelles, ses œuvres de fiction. L’essai de la première partie fait écho au Livre de la Jamaïque (1991), aussi bien qu’à Continents à la dérive (1994) qui abordent l’ère post-coloniale, les rêves d’Afrique et d’ailleurs. Quant au beau récit « La maison des esclaves » qui relate l’émouvant voyage à Dakar et à l’île de Gorée, il entre en résonance avec les romans Pourfendeur de Nuages (1998) et American Darling (2005). Dès cette année-là, Banks déclare qu’il recherche une perspective à l’échelle du monde, qu’il veut avant tout préserver et fixer des souvenirs, sans nostalgie ni sentimentalisme. Et c’est dans cet esprit qu’il écrit pour Francis Ford Coppola l’adaptation du livre de Jack Kerouac Sur la route.

Les décalages dans le temps et l’espace nourrissent les plaisirs de Banks mais aussi ses réflexions d’homme et de terrien. « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! » disait Baudelaire… Pourtant l’Américain de Nouvelle Angleterre, vieux campeur, s’invite toujours ailleurs, très loin, au mépris des risques et dangers, comme ses héros tutélaires et casse-cou, Robinson Crusoé et Errol Flynn. Tout membre de l’académie des arts et lettres qu’il est depuis 1998, tout président-fondateur de Cities of Refuge North America, avec ses vice-présidents Wole Soyinka et Salman Rushdie, qui se donne pour mission l’accueil d’écrivains en exil, Russell Banks prend le temps du voyage, garde pied ferme tant sur les sommets des Andes ou de l’Himalaya que sur le sable fin des grèves ou les chemins boueux de sa planète.

EN ATTENDANT NADEAU




dimanche 30 janvier 2022

Nana Kwame Adjei-Brenyah / Friday Black / Un monde violent à plein temps

 



Un monde violent à plein temps

par Liliane Kerjan
20 janvier 2021

Le recueil de nouvelles Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah, paru aux États-Unis en 2018, mêle dystopie et jeu de massacre. Il a de quoi étonner et réjouir, tant sa charge contre le consumérisme, la violence et l’injustice raciste fait flamber l’hyperbole sans renoncer à l’empathie. Iconoclaste et espiègle, inventif et futuriste, il marque le territoire de la satire.


Nana Kwame Adjei-Brenyah, Friday Black. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 258 p., 21,90 €


À vingt-huit ans, Nana Kwame Adjei-Brenyah, écrivain d’origine ghanéenne né dans le Queens de parents immigrés, semble déjà compter, grâce à ce recueil de douze nouvelles, parmi les voix afro-américaines qui apportent dynamisme et nouveauté. Comme le personnage du jeune homme préparant son entrée dans le monde du travail en ajustant son degré de noirceur, il apparaît « en colère, vivant et libre ». Et son humour décapant enchante les étudiants lecteurs du Harvard Crimson.

En résonance avec l’actualité américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah semble à chaque fois partir de circonstances très ordinaires, à commencer par la folie du « Black Friday », observée par un vendeur à l’œuvre dans un immense centre commercial. Mais, en une quinzaine de pages, la nouvelle (stratégiquement placée au centre du recueil) fait aussitôt surgir la démesure, « un hurlement d’humains affamés » avançant au pas de charge et toutes griffes dehors, poussant des hurlements. Il y aura du sang, des gens étalés sur des bancs et des pieds qui dépassent des poubelles, pour couronner un franc succès commercial.

De même, la nouvelle au charme ironique « Dans la vente » se déroule sur fond de suicide d’une caissière de Taco Town, tandis que, dans « Comment vendre un blouson selon les recommandations du Roi de l’hiver », le seigneur des soldes nous guide dans ses rets et rayons. Des évidences du quotidien, donc : la société consumériste, celle du chiffre, de la prouesse économique et de l’avidité. Autre lieu éminemment populaire : le parc de loisirs, ici Zimmer Land, un parc à thème placé sous la figure tutélaire de la justice, où le racisme devient sport national, calibré, orienté vers la sauvagerie dans un univers d’attaques et de combats, de transgression tarifée, où le client vient pour cogner, où s’enchainent les situations extrêmes dans une perversion des super-héros qui depuis un siècle nourrissent l’imaginaire américain.

Friday Black, de Nana Kwame Adjei-Brenyah : un monde violent

Nana Adjei-Brenyah © Limitless Imprint Entertainment

C’est encore le racisme exaspéré qui, dans la très belle nouvelle qui ouvre le recueil, « Les 5 de Finkelstein », insuffle son énergie et sa puissance d’évocation, à la fois de la fréquence des meurtres et de l’impunité, avec le rappel des cinq petits Noirs découpés à la tronçonneuse par un Blanc, devant la bibliothèque Finkelstein, en Caroline du Sud, un Blanc plaidant la légitime défense et acquitté après une courte délibération. Cette nouvelle apparait à l’auteur comme essentielle et c’est la raison pour laquelle il la place en premier, de manière qu’elle soit lue à tout prix. Elle devrait faire prendre conscience de l’immense épuisement de l’homme de couleur qui doit s’ajuster sans cesse au regard de méfiance, qui doit sans cesse jouer avec les codes dominants. Des faits, des scènes sans commentaires, une brutalité animale sans garde-fou, un territoire social plutôt que la sphère intime.

L’avenir reste l’une des préoccupations majeures du jeune Nana Kwame Adjei-Brenyah, qui multiplie les questions : comment se faire recruter lors d’un entretien d’embauche lorsqu’on est noir ? avec quel degré d’adaptation et d’authenticité se présenter et se représenter ? que va dire le médium consulté, un charlatan qui joue avec opportunisme sur les craintes et les incertitudes? quelle descendance peut-on espérer ? des enfants ? des avortons inachevés ? quel bien-être qui ne soit sorti de la pharmacopée ? quelle école, quel hôpital propose la société ? Le recueil s’apparente à une spirale ponctuée d’explosions pour donner une visibilité. Dans chaque domaine, des réponses déjantées : le corps social est déjà en voie de désintégration.

Ainsi, à partir de gens ordinaires placés en situation extraordinaire, Nana Kwame Adjei-Brenyah emballe la mécanique, joue de l’humour, pousse un cran de plus, amorce un revirement de dernier moment qui met à nu la grande fragilité de la société américaine. Cracheur de fantastique comme ses personnages de la nouvelle « Cracheuse de lumière », il bouscule. Bienvenue là où les anges ont des cornes incandescentes, où les républicains des campus tiennent le meeting « Libres de haïr », où les fantômes dialoguent, détachés du temps et de l’espace. Les douze nouvelles donnent aussi à voir des victimes de fusillades – expérience vécue par l’auteur –, des étudiants qui adhèrent à la Confrérie des Noirs tristes et solitaires, en marge d’une société de mutants égarés. Un livre sombre pour faire voir la vérité, à la limite du déviant, mais dont le ton n’est jamais revanchard, car tout peut arriver dans des circonstances apparemment banales. Ainsi l’angoissant passage aux urgences – dans « L’hôpital où », séquence sensible d’humanité et d’égarement – va-t-il, dans sa chute, permettre une envolée messianique.

Le paysage littéraire américain a toujours su ménager une belle place à la nouvelle, de Francis Scott Fitzgerald à Flannery O’Connor, de Richard Ford à Anthony Doerr, tandis que la sélection opérée par les revues engendre une relève de nouveaux écrivains, tant et si bien que la nouvelle devient l’antichambre du roman à venir. Parions que Nana Kwame Adjei-Brenyah, dont l’ambition est d’élargir l’imagination collective, sera sauvé de la dégringolade américaine par le mystérieux Dieu aux Douze Langues qui promet de lui donner des yeux neufs et de faire fructifier sa souffrance : « Je peux te donner le pouvoir d’être partout. De guérir le monde, de posséder le temps. De transformer le mensonge en vérité. De changer le jour en nuit et la nuit en jour. » Belle occasion de glisser dans le réalisme magique, de suivre le dieu tutélaire des écrivains, celui de George Saunders qui lui a montré qu’il faut rire dans les ténèbres, de Tommy Orange, de Colson Whitehead, qui soutiennent les débuts de ce jeune lauréat des grands prix littéraires. Une voix qui entend rappeler par ce titre, Friday Black, que ce qui semble familier dérape à tout moment, que la question raciale se pose au cœur du quotidien américain, que le monde est violent à plein temps.

EN ATTENDANT NADEAU


samedi 29 janvier 2022

L’enfant de la prochaine aurore / L’homme est un virus

 

Louise Erdrich

L’enfant de la prochaine auroreL’homme est un virus 

★★★★

Voici un roman dystopique de Louise Erdrich plutôt surprenant et réussi. L’action se déroule chez nos voisins du Sud, dans un futur assez proche. Le pays vient de déclarer l’état d’urgence à cause… d’un virus !


ÉRIC CLÉMENT
LA PRESSE
Publié le 13 mars 2021

Le tableau (de ce livre sorti en 2017 aux États-Unis) est toutefois beaucoup plus sombre qu’il ne l’est actuellement. Cedar Hawk Songmaker, jeune ojibwée adoptée par des Blancs du Minnesota, est enceinte quand le gouvernement américain décide de contrôler les naissances à cause du mystérieux virus qui cause des malformations génétiques.

Des animaux aux formes monstrueuses apparaissent. L’évolution des espèces semble régresser. Des scientifiques déclarent à la télévision : « Nous ne savons pas. Soyez patients. La science ne détient pas de réponses instantanées. La vérité prend du temps. »

Les futures mamans doivent se rapporter au gouvernement. Les délations se multiplient. Des femmes disparaissent sans laisser de traces. On retrouve l’atmosphère glauque de La servante écarlate, de Margaret Atwood. Le gouvernement contrôle la télévision. Les gens paniquent, sortent leur argent des banques, stockent des aliments, des cartouches de fusil et de l’alcool en cas de « fin du monde ».

Cedar (Mary Potts, de son nom autochtone) trouve du réconfort en écrivant à son enfant qui doit naître dans quelques mois. Elle use de sa plume pour philosopher, réfléchir à sa grossesse, à son identité. Pour tenir le coup aussi. Elle veut annoncer la bonne nouvelle à ses parents biologiques qu’elle ne connaît pas et qui vivent dans une réserve.

Pourra-t-elle accoucher ? Conserver son enfant ? Le livre nous tient en haleine tout en abordant des thèmes actuels. Les changements climatiques (l’hiver disparaît). La condition des Autochtones. Les dangers d’une dictature, un écho à l’actualité récente des États-Unis et, en même temps, un avertissement que le virus le plus dangereux est peut-être l’homme lui-même.

Seul petit bémol pour L’enfant de la prochaine aurore, la traduction faite en France, avec des expressions qu’on n’utilise plus chez nous, comme « les Indiens »…

IMAGE FOURNIE PAR ALBIN MICHEL

L’enfant de la prochaine aurore, de Louise Erdrich

L’enfant de la prochaine aurore
Louise Erdrich
Traduction de Isabelle Reinharez
Albin Michel
418 pages

LA PRESSE




vendredi 28 janvier 2022

Louise Erdrich / L’enfant de la prochaine aurore / Une « servante écarlate » amérindienne

 



Une « servante écarlate » amérindienne

par Liliane Kerjan
11 février 2021

Inquiet et inquiétant, le dernier roman de Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore, vibre comme une élégie à un univers quasi défunt : désormais privé des grands froids des hivers, un monde totalitaire et religieux boucle les États-Unis, contrôle les femmes et leur descendance à venir. Au milieu du désastre, une jeune Amérindienne raconte à l’enfant qu’elle porte cette angoissante régression.


Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez. Albin Michel, 402 p., 22,90 €


Avec le personnage principal de Cedar, née sur la réserve de ses parents, des Indiens Ojibwé, puis adoptée par un couple urbain d’avocats blancs, écologistes dans l’âme, s’installe d’emblée la double appartenance si chère à Louise Erdrich, qui, dans ses quinze romans précédents, a utilisé ce même va-et-vient entre ses deux territoires de vie, une grande ville du Minnesota et la réserve de Turtle Mountain dans le Dakota du Nord. La nouveauté ici vient d’ailleurs et en particulier d’une incursion dans le fantastique et la science-fiction : un flair d’anticipation dystopique pour explorer un genre littéraire hybride.

Sorti en 2017 aux États-Unis, L’enfant de la prochaine aurore a débuté en 2001, peu après l’élection, que Louise Erdrich juge catastrophique, de George Bush, lequel s’attaque immédiatement au droit à la contraception. Le manuscrit ressort avec un sentiment d’urgence en 2016, au lendemain de l’élection du président Donald Trump, toujours pour des motifs politiques, écologiques et féministes, sous l’emprise persistante de la sensation que le monde régresse à tous les niveaux. Un texte repris et remanié à diverses reprises, notamment après lecture de ses quatre filles qui partagent sa vie et son engagement dans la marche de la librairie indépendante Birchbark Books à Minneapolis. L’abondance de conseils et de pistes nuit sans doute à cette fable à visée religieuse et philosophique, trop longue malgré des coupes importantes.

L’enfant de la prochaine aurore, le nouveau roman de Louise Erdrich

Louise Erdrich, à Paris (2017) © Jean-Luc Bertini

À partir du constat de cette évolution à l’envers, trois lignes de force charpentent le roman : le réchauffement climatique, la surveillance totalitaire et l’euphorie angoissée d’une naissance. Pour la romancière, le texte vient à son heure. Dans un entretien très amical, Louise Erdrich confie à Margaret Atwood son admiration pour La servante écarlate, publié en 1985 aux États-Unis (en 1987 en France), dont le succès ne se dément pas, et commente ses propres intentions : « le livre décrit l’équivalent biologique du désordre actuel […] il parle avant tout d’un monde qui s’écroule, du chaos qui fait suite au désastre ».

Se construit alors une projection des malheurs à venir, un futur proche et terrifiant où s’efface le souvenir des dernières neiges sur terre, où dysfonctionnements et mutations menacent la fertilité du vivant animal et végétal et amènent le pouvoir à s’emparer des génitrices et du contrôle des enfants à naître, notamment pour conserver les sujets sains. Ainsi, Cedar, amoureuse libre qui a déjà avorté dix ans plus tôt – geste manifeste, révélateur dans l’Amérique des présidents Bush et Trump –, glisse-t-elle à son insu, à vingt-six ans, dans un parcours de grossesse de plus en plus entravé, marqué par un kidnapping et une détention dans un hôpital surveillé comme une prison. Autant la vie sur la réserve de sa mère biologique parait sereine et chaleureuse, rythmée par le conseil tribal qui aborde la routine des casinos et du black jack ou le projet d’une niche votive, autant le quotidien de Cedar, isolée et qui doit se cacher pour se soustraire à la rafle, devient précaire et dangereux. À l’évidence, les droits des femmes sont fragiles et leur vulnérabilité totale.

Le récit demeure étroitement chronologique, daté d’août à février, une trace testamentaire sous forme d’un journal de bord intime destiné à être lu par l’enfant à venir. Malgré les personnages de Phil, le jeune amoureux naïf de Cedar, et d’Eddy, mari de sa mère indienne, savoureux dans sa correspondance et les extraits de son journal du suicide, il s’agit essentiellement d’un univers de femmes, celui des filles, dont une petite Lolita gothique née sur la réserve, mais essentiellement celui des mères, aimantes et angoissées, protectrices et toujours diligentes, en particulier la mère adoptive. Les combats d’une jeune femme enceinte, sa relation à l’enfant en développement, son questionnement sur les facteurs héréditaires, prennent un relief particulier dans une période sinistre de politique totalitaire menée par un pouvoir religieux qui s’approprie les ventres comme matière première et simples réceptacles.

Élevée en partie par des sœurs franciscaines, Louise Erdrich, catholique progressiste, considérant que les religions fondamentalistes, les mouvements évangéliques blancs, imaginent toujours des lois pour contrôler le corps des femmes, entend aussi écrire une fable à consonance religieuse qui s’achève par la venue sur terre de « l’enfant de Noël », un fils, un dieu, la lumière du monde. Il n’empêche que Cedar adresse ses prières à sainte Katheri Tekakwitha, Iroquoise du XVIIe siècle canonisée, alors même qu’elle est traquée par Mére, qui voit tout, entend tout et s’adresse à elle par la voix de l’ordinateur. Contrôle, délation, torture pour extorquer des renseignements sur les femmes gravides font de ce monde religieux le lieu de tous les dangers qui permettent d’alimenter une action dynamique, de cachette en fuite et de capture en évasion.

Cette fable orwellienne a de quoi inquiéter, telle une dystopie sur le point de devenir réalité. La permanence de l’inquiétude écologique et de la menace du dévoiement des pouvoirs nourrit cette fiction d’avertissement. En clôture du roman qui revient sur la catastrophe climatique globale et les hivers d’antan, la plume lyrique de Louise Erdrich reprend sa vigueur pour un regret ultime et une évocation somptueuse de la magie des rideaux mouvants de la neige, du craquement des glaces, des grands frimas sur la réserve, dans le regret d’un froid intense et à jamais perdu : « Nous ne savions pas que c’était le paradis ».

EN ATTENDANT NADEAU

jeudi 27 janvier 2022

Katya Apekina / De la vie des poissons en eaux profondes

 


De la vie des poissons en eaux profondes, Katya Apekina

Publié le 7 juillet 2021



C’est la subjectivité de nos ressentis qui fait toute la richesse et la complexité de l’existence humaine, ce que Katya Apekina semble vouloir illustrer dans ce roman choral des plus déroutants. Edie et Mae quittent leur Sud natal pour New York quand leur mère se retrouve hospitalisée suite à sa tentative de suicide. Elles découvrent là-bas ce père qu’elles n’ont jamais connu et vont réagir très différemment à cette nouvelle vie, l’une prenant fait et cause pour Dennis, l’autre obnubilée par l’idée de rentrer chez elle retrouver Marianne. Alors que leurs chemins divergent, une foule de personnages secondaires prennent la parole pour partager leur vision de ce couple étrange et dysfonctionnel que formaient leurs parents, brouillant toujours plus les contours de la réalité.

Katya Apekina nous sert un roman terriblement anxiogène, où chaque mot, chaque chapitre, chaque extrait nous indique qu’un événement catastrophique est sur le point d’avoir lieu. Habités de fantasmes interdits et de troubles psychologiques irrésolus, les personnages principaux sont désarmants de sincérité, incapables de s’accommoder de la réalité et étrangement perturbants dans leurs idées fixes. On pense petit à petit découvrir la vérité sur l’histoire de Marianne et Dennis, on pense savoir à qui revient la faute, mais il suffit d’un mot, d’une anecdote, pour faire planer le doute à nouveau. La réalité n’est-elle qu’une question de point de vue ?

Ce premier roman déstabilisant m’a entièrement aspirée, je suis complètement laissée happée par cette ambiance lourde et menaçante, par ces circonvolutions de l’histoire, tellement changeante en fonction des narrateurs. Mené avec brio, ce livre n’en est pas moins foncièrement dérangeant, ce qui rend difficile un avis tranché.


Résumé de l’éditeur:

Peut-on identifier avec certitude le moment où une vie bascule ?

Pour Edie et Mae, c’est peut-être le jour où elles doivent aller vivre à New York chez leur père, qui a quitté le foyer familial dix ans plus tôt. Car si l’une prend fait et cause pour cet écrivain tourmenté, l’autre ne souhaite qu’une chose : retrouver leur mère, la fascinante mais si fragile Marianne. Face aux errements et à l’égoïsme des adultes, pourront-elles les sauver d’eux-mêmes sans se perdre en chemin ?

Leurs récits discordants s’entremêlent à ceux de leurs proches et témoignent d’une vision si différente des événements que l’on en vient à douter. Qui croire parmi les divers acteurs du drame qui guette à mesure que chacun, enfermé dans ses propres convictions, plonge dans les eaux troubles de la mémoire familiale?


C’est probablement pour cette raison que je suis devenue photographe : cette capacité que possède une image à deux dimensions de nous faire éprouver des sentiments si profonds. En regardant les yeux de mon père en noir et blanc j’ai tout à coup eu l’impression de le comprendre totalement, comme si je n’avais jamais vu jusqu’alors quelqu’un qui me plaise à ce point. Je le regardai ensuite tel qu’il était au milieu de ces gens – devenu vieux – sans pouvoir m’empêcher de penser que ma mère avait mangé la chair de l’orange et ne m’avait laissé que l’écorce. Je remarquai qu’Amanda regardait cette photo elle aussi et me demandai si elle éprouvait le même sentiment que moi.

Plus d’informations et de citations sur Babelio.


THE UNAMEDBOOKSHELF









mercredi 26 janvier 2022

Katya Apekina / De la vie des poissons en eaux profondes / L’écrivain vampire

 

De la vie des poissons en eaux profondes, de Katya Apekina

L’écrivain vampire

par Liliane Kerjan
3 mars 2021

Avec De la vie des poissons en eaux profondes, l’Américaine Katya Apekina aborde les tensions de la vie familiale et l’ombre de la maladie mentale chez des parents écrivains et leurs deux filles partagées entre New York et la Louisiane. Fugues et personnages-satellites composent une mosaïque étonnante sur le tourment et la fragilité, l’effroi et l’espoir. 


Katya Apekina, De la vie des poissons en eaux profondes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Ménard. Flammarion, 411 p., 23 €


Traductrice de Maiakovski, née à Moscou, scénariste à Los Angeles, Katya Apekina passe de la nouvelle à son premier roman. Férue de littérature russe, dont elle aime en particulier Boulgakov, Gogol et Nabokov, elle joue de sa double sensibilité et de la tradition, mêlant ici histoire de l’Amérique et histoire de famille. Qui plus est, cette débutante s’interroge non seulement sur l’art d’écrire mais aussi sur la face obscure des écrivains.

D’emblée, le climat est à la fois très littéraire et très lourd : Marianne, la mère qui écrit des poèmes, vient d’effectuer une nouvelle tentative de suicide ; ses deux filles adolescentes, Edith et Mae, se replient de Louisiane à New York. Décor sombre, la ville est croquée en 1997 par une nuit froide, hantée de sans-abris et d’ambulanciers. Dennis Lomack les accueille. « Écoutez-moi bien, nous dit-il d’une voix émue. Je comprends que vous me considériez de prime abord comme un étranger. Mais je ne suis pas un étranger. Je suis votre père. »


Katya Apekina

 

Cet homme est écrivain, charismatique, séducteur, une sorte d’icône culturelle urbaine dont le portrait va se développer au fil des épisodes. À l’origine, un couple d’auteurs face aux contingences de la vie ordinaire, aux inégalités, à la tyrannie et au vertige d’un métier. À ses médecins, Marianne dit que son mari l’avait habituée à s’en remettre à lui pour juger de sa valeur artistique et qu’il a considéré ses écrits « avec générosité, mais uniquement parce qu’ils ne lui portaient pas ombrage, sans les estimer pour autant d’une qualité ou d’une médiocrité particulière ». Elle le perçoit clairement comme un écran entre elle et le monde et, là, Katya Apekina songe en particulier à Ted Hughes et Sylvia Plath, dont les renommées lui paraissent inégales aux yeux d’une critique partisane.

À l’évidence, le travail sur la forme caractérise ce premier roman qui se découvre comme une mosaïque avec ses motifs dominants éclairés par des compléments fractionnés. Katya Apekina renonce aussi bien au confort de la troisième personne du narrateur omniscient qu’à l’unité de temps et au développement linéaire. Ainsi les passages dédiés à Mae seront-ils écrits au passé, ceux d’Edie au présent. Très attachée à la multiplicité des points de vue, elle croise cette famille nucléaire éclatée avec une dizaine de témoins, de visiteurs et de proches observateurs, des voisins, des hôtes de passage qui aèrent latéralement le récit. S’y ajoutent aussi des lettres anciennes, des extraits de journal de bord, des bulletins médicaux, des notes, soit les pièces à conviction d’une vie, des documents primaires, comme s’il fallait faire contrepoint à la fiction pour donner des espaces au non-dit et à la contradiction. Chaque section répond à la précédente par réfraction, tout concourt à renseigner, à nuancer ce qui n’aurait été que l’instantané d’une crise, d’une saison et d’un nœud œdipien. Et pour prolonger ce discours sous-jacent sur la représentation, les deux adolescentes deviendront, l’une photographe plongée dans la magie de la chambre noire, et l’autre cinéaste.

L’aphorisme du titre d’origine tient toutes ses promesses : plus on descend en eaux profondes et plus c’est laid. Reste le fil de l’histoire d’un bouleversement et d’une recomposition : comment les deux sœurs vont-elles se comporter face au désastre familial ? Comment faire un choix entre un père et une mère ? Des vignettes brèves, de petites scènes de la vie quotidienne à New York, que Katya Apekina connait bien pour y avoir vécu ses années de collège, apportent pittoresque et vigueur. De même, ses années passées à La Nouvelle-Orléans vont donner la réplique à l’aventure new-yorkaise, confortant sa technique du vis-à-vis et ajoutant une dimension politique par l’évocation des Freedom Rides de 1961 et du combat violent pour les droits civiques. Dennis, Marianne, Jackson McLean, son père, ont été des militants maltraités.

À la fin de la première partie, Edith veut retrouver sa mère, la maison et la Louisiane, introduisant le motif récurrent de la fugue, si bien que l’action se relance sur deux lieux et deux espaces-temps. On reconnait l’influence de Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, son recours à la multiplicité des lignes narratives pour rendre compte de la complexité d’une réalité diverse selon qui la vit et qui l’observe : les deux sœurs présentent une vision dédoublée du monde, une double tentative d’explication qui permet des allégeances contradictoires et des passions familiales opposées. En lisière rôdent la maladie mentale, la fragilité héréditaire, la mémoire toujours vive. Katya Apekina ne lésine pas sur la complexité des sentiments et des émotions : tout jugement ou événement s’éclaire à travers des vignettes multiples, parfois violentes, des mises à l’épreuve, la mort, la vengeance voire l’immolation.

Demeure la question-clé : à quel prix est-on écrivain ? D’emblée les poncifs de la jeune muse inspirant le poète, comme se plait à penser Dennis dans une lettre à Marianne, sa jeune épouse, ou dans un entretien avec un journaliste, sont jetés aux orties, d’emblée la supériorité et l’influence du genre masculin sont contestées. Certes, la réussite de Lomack est patente, le romancier, traducteur de contes russes, est devenu objet de thèse, les femmes le courtisent, les droits d’adaptation sont achetés par le cinéma qui lui fait fête, prétexte à une scène satirique. Mais il y a surtout l’envers de la page, les eaux profondes et troubles, car, au fil des témoignages, ses amis devenus modèles à leur insu font part de leur stupéfaction et se brouillent lorsqu’ils découvrent des portraits à peine voilés et peu flatteurs. « Des anecdotes d’ordre intime, des confidences que je lui avais faites sous le sceau du secret se trouvaient étalées sur la place publique, paragraphe après paragraphe. C’était profondément blessant. » La trahison, l’indiscrétion sans scrupule, le côté suceur de sang, n’embarrassent pas Lomack, l’auteur à succès, par ailleurs acharné et solitaire, obsédé par la date butoir de la remise des manuscrits. Univers délétère que Katya Apekina allège par une courte troisième partie située à Los Angeles en 2012 : un moment d’apaisement, après le feu et la purgation, au terme de ce parcours chaotique de la filiation et de la création.

EN ATTENDANT NADEAU