mardi 11 janvier 2022

Salomé Kiner / Grande couronne

 


« Grande couronne » – Initiation(s)


« Grande couronne » – Initiation(s)


Emma Poesy
17 SEPTEMBRE 2021

Attention, le contenu de cet article parle de violences sexuelles et peut choquer.

Dans ce premier roman au ton acerbe et aux accents trash, Salomé Kiner met en scène une jeune collégienne de la grande couronne parisienne prête à faire des passes pour gagner sa vie et accéder à son bonheur  : posséder des marques. 

Grande Couronne s’ouvre sur une scène de viol et on sait d’emblée que l’autrice ne nous épargnera rien. L’héroïne, dont on ignore le vrai prénom, est au collège en quatrième. Sa vie de famille est banale. La collégienne a trois frères et sœurs. Sa mère organise des réunions hebdomadaires pour que la fratrie confie ce qu’elle a sur le cœur. Le père, lui, est présent mais juste physiquement. Tout ce petit monde vit en périphérie parisienne, pas très loin de Marne-la-Vallée, dans un ensemble de villes que l’on appelle maintenant Grande Couronne.

Classes moyennes

Dans ces quartiers-là, on n’est pas vraiment pauvre. Pas plus que l’on est riche, d’ailleurs. La mère fait les courses en hypermarché, achète des marques distributeur. Au grand désespoir de sa fille, elle traîne dans des vieux jeans sans griffe qu’elle porte depuis des années. Les enfants non plus, ne portent pas de marque. Et ça, c’est impardonnable quand on est au collège. L’héroïne louche sur son amie Kat Linh qui porte des Nike, des survêtements griffés et mange de vraies Pom’potes au goûter.

Le bonheur, ça doit être ça  : manger des Trésor le matin et pas des «  carrés fourrés au chocolat  », porter des Adidas aux pieds, avoir un Eastpak sur le dos. On la met en relation avec Nelly, qui la met en relation avec Miguel. Grâce à lui, elle pourra gagner de l’argent. Elle monte dans sa voiture et il sort son pénis flasque sous son regard catastrophé. Il veut lui montrer comment on fait, elle n’obtempère pas alors Miguel l’attrape de force et essaie de la sodomiser sur le parking d’une maison pour handicapés. Elle s’échappe in extremis, Nelly s’excuse. Elle ne sera pas obligée d’aller au bout et rejoindra le groupe Magritte, elle n’aura qu’à masturber les garçons qui paient. C’est le début de la grande vie. 

Initiation trash

Avec Grande Couronne, les premières fois sont trash et le rire cynique. L’héroïne raconte à la première personne du singulier ses mésaventures d’une violence accablante sans jamais s’offusquer de ce qui lui arrive. De son expérience du viol elle sort traumatisée et se souvient de Miguel «  qui a essayé de l’enculer sur le parking des Orangers  ». On rit de ce ton acerbe. Le texte, dans toute sa gravité a des airs burlesques, tant les mésaventures traversées sont absurdes. On rit et on est gêné de rire. C’est noir, un brin vulgaire. Un peu naïf et en même temps plein de désillusion. C’est génial. 

«  Il tenait ma tête appuyée contre la vitre de sa Renault Clio. Des moucherons morts s’incrustaient dans ma joue et je sentais son sexe qui voulait s’introduire en moi, devant, derrière, mais j’étais maigre et pas très disposée à me faire dépuceler sur le parking des Orangers.  »

Salomé Kiner, Grande couronne

Les premiers clients des passes de notre héroïne – nom de code  : Tennessy –, elle les appelle les «  zguègues  » avec une désinvolture qui fait sourire. Parce qu’après tout, ils ne sont rien d’autres que ça. Des zguègues et un billet de cinquante francs. D’ailleurs, ils sont aussi terrorisés qu’elle la plupart du temps. À l’image de Damien, ce grand puceau et éjaculateur précoce qui finira par la quitter parce qu’il a rencontré une «  pute gratuite  » en vacances. Entendez-là, une vraie copine. Et Teness’ de se dire qu’il y a des filles qui font l’amour sans contrepartie, que c’est une sacrée faute de goût. Et nous, lecteurs, de nous offusquer, de sourire face à ce pragmatisme noir comme un puits sans fond. Romantiques de tous bords, passez votre chemin. 

Quête de soi

Ce qui choque le plus et qui fait, dans le même mouvement, la saveur de Grand Couronne, c’est que la gravité de ce qui arrive à cette adolescente n’est pas le sujet du livre. Il n’est pas question ici de plaindre Teness’. Le réseau de prostitution est au centre de l’histoire sans jamais être l’histoire. Ce qui se joue ici, de très grave, c’est la recherche du bonheur.

Cette quête effrénée de soi qui constitue l’adolescence fait tout passer au second plan. Le désir de consommer. Celui d’être comme les autres. Mais aussi de voir quelque chose à travers les fumées brumeuses de l’avenir. La traversée vers l’âge adulte est difficile. Les garçons ne tiennent pas les promesses faites par les contes de fées, les parents ne sont pas les héros que l’on imaginait. Le monde s’écroule et de ses ruines doit advenir quelque chose. Ce quelque chose n’est pas encore tout à fait-là. 

«  J’admirais Amanda parce qu’elle avait des vêtements de marque, des produits de beauté de marque et de goûters de marque. Des Prince, des Pepito, des Mikado, de l’Oasis. (…) Moi, ma mère me donnait des compotes de pommes, mais pas des Andros  : des berlingots discounts que la voisine ramenait par palettes de Picardie pour les revendre aux familles nombreuses du quartier. Impossible d’épuiser le stock avant la date de péremption.  »

Salomé Kiner, Grande Couronne

Avec ce récit initiatique, Salomé Kiner réinvente un imaginaire consumériste où les choses, et plus précisément les marques, donnent la valeur des individus. Par instants, on pense aux Choses de Pérec où les individus se goinfrent d’objets déclinés en longues listes pour se sentir exister. Référence est aussi faite aux romans de Bret Easton Ellis où les marques de chaque objet sont autant de symboles de fierté. De petits talismans, synonymes de valeur qui disent l’importance des individus. L’autrice revendique d’ailleurs cette filiation avec l’auteur américain. Tout en lui opposant, cette fois, un regard féminin, là où ce dernier traitait dans ses textes les femmes comme un signe extérieur de richesse supplémentaire. 

Grande Couronne de Salomé Kiner, éditions Christian Bourgois, dix-huit euros cinquante. 

Auteur·rice

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