mercredi 26 janvier 2022

Katya Apekina / De la vie des poissons en eaux profondes / L’écrivain vampire

 

De la vie des poissons en eaux profondes, de Katya Apekina

L’écrivain vampire

par Liliane Kerjan
3 mars 2021

Avec De la vie des poissons en eaux profondes, l’Américaine Katya Apekina aborde les tensions de la vie familiale et l’ombre de la maladie mentale chez des parents écrivains et leurs deux filles partagées entre New York et la Louisiane. Fugues et personnages-satellites composent une mosaïque étonnante sur le tourment et la fragilité, l’effroi et l’espoir. 


Katya Apekina, De la vie des poissons en eaux profondes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Ménard. Flammarion, 411 p., 23 €


Traductrice de Maiakovski, née à Moscou, scénariste à Los Angeles, Katya Apekina passe de la nouvelle à son premier roman. Férue de littérature russe, dont elle aime en particulier Boulgakov, Gogol et Nabokov, elle joue de sa double sensibilité et de la tradition, mêlant ici histoire de l’Amérique et histoire de famille. Qui plus est, cette débutante s’interroge non seulement sur l’art d’écrire mais aussi sur la face obscure des écrivains.

D’emblée, le climat est à la fois très littéraire et très lourd : Marianne, la mère qui écrit des poèmes, vient d’effectuer une nouvelle tentative de suicide ; ses deux filles adolescentes, Edith et Mae, se replient de Louisiane à New York. Décor sombre, la ville est croquée en 1997 par une nuit froide, hantée de sans-abris et d’ambulanciers. Dennis Lomack les accueille. « Écoutez-moi bien, nous dit-il d’une voix émue. Je comprends que vous me considériez de prime abord comme un étranger. Mais je ne suis pas un étranger. Je suis votre père. »


Katya Apekina

 

Cet homme est écrivain, charismatique, séducteur, une sorte d’icône culturelle urbaine dont le portrait va se développer au fil des épisodes. À l’origine, un couple d’auteurs face aux contingences de la vie ordinaire, aux inégalités, à la tyrannie et au vertige d’un métier. À ses médecins, Marianne dit que son mari l’avait habituée à s’en remettre à lui pour juger de sa valeur artistique et qu’il a considéré ses écrits « avec générosité, mais uniquement parce qu’ils ne lui portaient pas ombrage, sans les estimer pour autant d’une qualité ou d’une médiocrité particulière ». Elle le perçoit clairement comme un écran entre elle et le monde et, là, Katya Apekina songe en particulier à Ted Hughes et Sylvia Plath, dont les renommées lui paraissent inégales aux yeux d’une critique partisane.

À l’évidence, le travail sur la forme caractérise ce premier roman qui se découvre comme une mosaïque avec ses motifs dominants éclairés par des compléments fractionnés. Katya Apekina renonce aussi bien au confort de la troisième personne du narrateur omniscient qu’à l’unité de temps et au développement linéaire. Ainsi les passages dédiés à Mae seront-ils écrits au passé, ceux d’Edie au présent. Très attachée à la multiplicité des points de vue, elle croise cette famille nucléaire éclatée avec une dizaine de témoins, de visiteurs et de proches observateurs, des voisins, des hôtes de passage qui aèrent latéralement le récit. S’y ajoutent aussi des lettres anciennes, des extraits de journal de bord, des bulletins médicaux, des notes, soit les pièces à conviction d’une vie, des documents primaires, comme s’il fallait faire contrepoint à la fiction pour donner des espaces au non-dit et à la contradiction. Chaque section répond à la précédente par réfraction, tout concourt à renseigner, à nuancer ce qui n’aurait été que l’instantané d’une crise, d’une saison et d’un nœud œdipien. Et pour prolonger ce discours sous-jacent sur la représentation, les deux adolescentes deviendront, l’une photographe plongée dans la magie de la chambre noire, et l’autre cinéaste.

L’aphorisme du titre d’origine tient toutes ses promesses : plus on descend en eaux profondes et plus c’est laid. Reste le fil de l’histoire d’un bouleversement et d’une recomposition : comment les deux sœurs vont-elles se comporter face au désastre familial ? Comment faire un choix entre un père et une mère ? Des vignettes brèves, de petites scènes de la vie quotidienne à New York, que Katya Apekina connait bien pour y avoir vécu ses années de collège, apportent pittoresque et vigueur. De même, ses années passées à La Nouvelle-Orléans vont donner la réplique à l’aventure new-yorkaise, confortant sa technique du vis-à-vis et ajoutant une dimension politique par l’évocation des Freedom Rides de 1961 et du combat violent pour les droits civiques. Dennis, Marianne, Jackson McLean, son père, ont été des militants maltraités.

À la fin de la première partie, Edith veut retrouver sa mère, la maison et la Louisiane, introduisant le motif récurrent de la fugue, si bien que l’action se relance sur deux lieux et deux espaces-temps. On reconnait l’influence de Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, son recours à la multiplicité des lignes narratives pour rendre compte de la complexité d’une réalité diverse selon qui la vit et qui l’observe : les deux sœurs présentent une vision dédoublée du monde, une double tentative d’explication qui permet des allégeances contradictoires et des passions familiales opposées. En lisière rôdent la maladie mentale, la fragilité héréditaire, la mémoire toujours vive. Katya Apekina ne lésine pas sur la complexité des sentiments et des émotions : tout jugement ou événement s’éclaire à travers des vignettes multiples, parfois violentes, des mises à l’épreuve, la mort, la vengeance voire l’immolation.

Demeure la question-clé : à quel prix est-on écrivain ? D’emblée les poncifs de la jeune muse inspirant le poète, comme se plait à penser Dennis dans une lettre à Marianne, sa jeune épouse, ou dans un entretien avec un journaliste, sont jetés aux orties, d’emblée la supériorité et l’influence du genre masculin sont contestées. Certes, la réussite de Lomack est patente, le romancier, traducteur de contes russes, est devenu objet de thèse, les femmes le courtisent, les droits d’adaptation sont achetés par le cinéma qui lui fait fête, prétexte à une scène satirique. Mais il y a surtout l’envers de la page, les eaux profondes et troubles, car, au fil des témoignages, ses amis devenus modèles à leur insu font part de leur stupéfaction et se brouillent lorsqu’ils découvrent des portraits à peine voilés et peu flatteurs. « Des anecdotes d’ordre intime, des confidences que je lui avais faites sous le sceau du secret se trouvaient étalées sur la place publique, paragraphe après paragraphe. C’était profondément blessant. » La trahison, l’indiscrétion sans scrupule, le côté suceur de sang, n’embarrassent pas Lomack, l’auteur à succès, par ailleurs acharné et solitaire, obsédé par la date butoir de la remise des manuscrits. Univers délétère que Katya Apekina allège par une courte troisième partie située à Los Angeles en 2012 : un moment d’apaisement, après le feu et la purgation, au terme de ce parcours chaotique de la filiation et de la création.

EN ATTENDANT NADEAU




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