dimanche 18 juin 2023

Bernardo Zannoni / Écrire en fouine (Mes désirs futiles)

Roberto Zannoni, Mes désirs futiles (détail de la couverture © Quai Voltaire)

Bernardo Zannoni : écrire en fouine (Mes désirs futiles)




« Mon père mourut parce que c’était un voleur. » Les premiers mots de l’ouvrage pourraient évoquer L’Étranger de Camus, mais c’est à un autre prix Nobel qu’on pense pourtant, en l’occurrence à Coetzee. D’abord parce que c’est un animal, la fouine Archy, qui parle. Et ensuite parce que le vol place immédiatement le propos sur le plan de la morale. Si la figure de l’écrivain sud-africain affleure, et se confirme dans le reste des pages en présence, c’est davantage sa dernière veine que l’on convoquera. Celle, allégorique en diable, de sa trilogie des années 2010 L’Enfance / L’Éducation / La Mort de Jésus. Car Archy, tout animal qu’il est, va frayer avec de saintes écritures et de (plus ou moins) saines lectures.

Il s’agit donc moins du Coetzee d’Elizabeth Costello et de L’Abattoir de verre, pétri de révolte à l’endroit de la condition animale, bien que cette dimension sourde à l’évidence au long du livre dont les personnages comptent parmi diverses espèces : fouine donc, mais aussi rouge-gorge, renard, chien, poule, cochon, lynx ou encore porc-épic. Si Zannoni n’est pas Coetzee, il pourrait cependant être son petit-fils, le prodigieux primo-romancier ligure de naissance ayant tout juste 27 ans.

Après avoir vu son père tué pour un vol de poule, Archy voit sa mère le vendre à un renard car il est devenu boiteux en prenant des risques pour plaire aux siens. Le goupil est un prêteur sur gages répondant au nom de Solomon et il prévient d’entrée de jeu le jeune animal passé du jour au lendemain, en échange d’une poule et demie, au statut d’esclave : « La mort, tu la tues en n’y pensant pas ». Morale et mysticisme ne cesseront plus de s’entrelacer pour celui qui va désormais par le surnom de Boîteux, autour de la figure centrale du prêteur à la fois maître et bourreau. Affligé par le sort de ses frères trop faibles pour survivre, attiré par sa sœur qui sera elle-même convoitée par son beau-père, la fouine bientôt père de famille découvre avec Solomon sa propre finitude et, au-delà, le trésor dérobé aux hommes : la lecture, l’écriture, la connaissance du bien et du mal.

En effet le vieux renard que la fouine ne peut plus quitter, dans tous les sens du terme, n’ est autre qu’un ancien bandit touché par la grâce divine. Cela sonne à la manière d’une fable de La Fontaine biffée par Péguy et le résultat est des plus étonnants. L’anthropomorphisme est ici tout sauf un artifice, bien plutôt un fabuleux instrument d’altération du champ romanesque. Les bêtes cherchent à être des hommes tout en respectant leur animalité, là où les hommes ne valent que par leur fonction éradicatrice de toute espèce jugée nuisible.

Au cours de ses pérégrinations aussi prosaïques qu’exaltées, la fouine avec laquelle vieillit le récit sera confrontée à un grand nombre de notions, vécues comme autant d’étapes philosophiques : Dieu, le destin, la fatalité, la ruse, la mort… Tour à tour chantre et passeur, l’animal endossera même les habits d’un Max Brod, l’exécuteur testamentaire de Kafka mis face au dilemme absolu d’une injonction à détruire ce qui peut sauver. Car le livre aura sauvé le Boîteux, ni plus ni moins. Le pouvoir des mots n’est pas une formule niaise dans ce volume mais une expression à lire en un sens purement performatif : l’ouverture de portes inespérées.

Pour conclure dans une invite résolue à lire sans plus attendre l’œuvre d’un Bernardo Zannoni qui ne pouvait pas faire entrée plus fracassante en littérature, revenons non pas à Coetzee lui-même mais à une romancière vivant comme ce dernier en Australie, Julia Leigh, dont il vantait jadis le premier ouvrage Le Chasseur. Un mystérieux inconnu y traquait le dernier tigre de Tasmanie, au détriment d’une famille d’accueil dont il ne pouvait soulager la détresse. Faut-il choisir entre sa nature et ses aspirations ? Il est des premiers romans comme Mes désirs futiles qui, loin d’avancer des réponses, nuancent la question avec une formidable acuité.

Bernardo Zannoni, Mes désirs futiles, traduit de l’italien par Romane Lafore, La Table Ronde, « Quai Voltaire », janvier 2023, 224 p., 22 € 50


DIACRITIK





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