lundi 8 juin 2015

Cioran / Philosophe ou moraliste


Emil Cioran

 (1911-1995)
Philosophe ou moraliste

La parution du Précis de décomposition, en 1949, et plus encore la réaction publique, avaient été jouissives. L’Occident, nos aînés s’en souviennent sans doute, s’abandonnait alors à la fièvre de la Reconstruction et des lendemains chantants. Et les lendemains étaient devenus des aujourd’hui ! Les déferlantes de l’optimisme d’importation américaine et de la vigueur vengeresse du communisme se succédaient sans relâche. Si l’on me permet ce raccourci, les consciences étaient ballottées entre les défilés tonitruants des Premiers Mai et les balades dans les belles américaines de copains nantis. Paul Eluard chantait Staline et les bourgeois frissonnaient en lisant James Hadley Chase dans la « Série Noire ».

Et Cioran arrivait avec ce petit livre de la collection « Essais » de Gallimard et déclarait : « Foutaises ! » La guerre à la modernité était déclarée : « Une génération n’apporte du nouveau qu’en piétinant ce qu’il y avait d’unique dans la génération précédente. »

Pour beaucoup, la dynamite Cioran abîma les énormes machines des idéologies capitaliste et communiste, en pleine collision. « Est-il délectation plus subtilement équivoque que d’assister à la ruine d’un mythe ? » écrivait-il dans le Précis. Qu’importait l’équivoque : la délectation était donnée. Jean-Paul Sartre et Gabriel Marcel prirent soudain la mauvaise mine qu’ils garderaient jusqu’à leur fin. Ce Diogène venu de Roumanie rendait futé.

Philosophe ou moraliste ?

On analysa l’explosif. Il contenait pas mal de Schopenhauer et beaucoup de Nietzsche. Du premier, il cultivait la verve, comme dans le pamphlet de 1856 Ils corrompent nos têtes, dénonçant « la grosse farce du hégélianisme » : « Paris pesait sur Napoléon, de son propre aveu, comme un manteau de plomb ; dix millions d’hommes en périrent. » Au second, il avait emprunté la méfiance à l’égard du logos totalitaire : « Des songes monstrueux peuplent les épiceries et les églises ; je n’y ai surpris personne qui ne vécût dans le délire. » Et rappelons, bien sûr, l’aversion de Cioran pour les définitions, que Ludwig Wittgenstein avait cependant poussée jusqu’aux fondements de la logique.

Des cohortes de zélateurs plus ou moins ardents de la gauche, de la droite et même du milieu, tous rongés par les contradictions qu’implique une idéologie exclusive, découvrirent à la lecture de Cioran que le nihilisme lavait plus blanc et que le scepticisme enlevait beaucoup de taches. Et au moins l’auteur, lui, n’avait-il rien à vendre.

Car Cioran est nihiliste, voire provocateur au-delà du sens commun. À 22 ans, quand il écrivait encore en roumain, il osa ceci : « Rien ne saurait justifier le fait de vivre. Peut-on encore, étant allé au bout de soi-même, invoquer des arguments, des causes, des effets ou des considérations morales ? Certes, non : il ne reste alors pour vivre que des raisons dénuées de fondement. » C’était dans son premier livre, Sur les cimes du désespoir. Ni Stavroguine, ni Raskolnikov, ni Muichkine n’étaient allés jusque-là.

On peut aujourd’hui s’interroger sur cette déclaration hyper-roman-tique : qu’est-ce qu’« aller au bout de soi » ? Qui est juge du « fondement » des raisons qu’on trouverait à vivre ? La validité logique du postulat comptait peu : l’auteur habillait son désespoir, un sentiment, de langage philosophique. Mais il ne faisait qu’écrire ce que le chevalier des Grieux chante depuis 1887 dans l’opéra Werther, de Massenet : « Pourquoi me réveiller ? »

Peu d’initiés savaient alors ses liens avec l’extrémisme proto-fasciste roumain d’avant-guerre. Il s’en échappa en 1937 en venant, grâce à une bourse d’études, étudier la philosophie à Paris, où il se fixa. Il était de ces jeunes Européens, Allemands, Français, Espagnols, Russes et autres, frappés de désespoir par l’échec de l’idée de civilisation que la Grande Guerre avait signifié au monde. Certains s’engagèrent dans l’action politique, d’autres dans la réflexion. Ainsi, Mircea Eliade, compatriote et bref compagnon de route de Cioran, s’évada, lui, dans l’étude des religions.

Dans son premier livre en français, Cioran se montra plus prudent : il se présenta, non pas en philosophe, mais plutôt en moraliste. Maniant le paradoxe ou l’aporie, l’invective ou la déploration, qu’il avait si bien apprises chez un Vauvenargues et surtout chez son cher Joseph de Maistre, il séduisit, troubla et piqua. Sans cesser d’être nihiliste : « Sans Dieu, tout est néant ; et Dieu ? Néant suprême. » (Syllogismes de l’amertume).

Sans chipoter, on eût aimé un peu plus de précision. De quel Dieu parlait-il ? Car rien de plus différent du Dieu de Pascal que l’Allah de Mahomet, Bouddha ou la trilogie hindouiste Brahma-Vichnou-Siva. Avait-il lu son ami Eliade ? Ce fut, d’ailleurs notre dernier objet de discussion. Pour le fils du pope, il n’y avait qu’un dieu, Dieu, le Pantocrator orthodoxe.

Poète ou prophète

Trente ans après Précis de décomposition, après La Tentation d’exister (1956), Histoire etutopie (1960), Syllogismes de l’amertume (1962), La Chute dans le temps (1964), Le mauvais démiurge (1969), De l’inconvénient d’être né (1973), Cioran s’installait sur un palier à mi-chemin entre la philosophie et l’histoire : Écartèlement (1979).

Jusqu’alors, il avait été un antidote à la dénaturation du langage et même de la réalité par les prophètes, prêtres et marchands d’orviétan. Il était roboratif et rares étaient les ouvrages où l’on ne trouvait quelques occasions d’éclater de rire. « Qu’est-ce qu’un contemporain ? Quelqu’un qu’on aimerait tuer, sans trop savoir comment. » (Le mauvais démiurge). On aurait parfois dit Pierre Desproges. Sa vertu curative de la gravité et de l’amphigouri était exemplaire.

La noirceur devenait systématique : « N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ! » (De l’inconvénient d’être né) et ne faisait plus rire que par l’absurdité du propos : comment être heureux si l’on n’est pas né ?

Mais avec Écartèlement, certains signes d’altération du discours philosophique, déjà perceptibles dans Le mauvais démiurge, devinrent patents. Le nihilisme le cédait à l’amertume, la critique au sarcasme : « Heureux tous ceux qui, nés avant la Science, avaient le privilège de mourir dès leur première maladie ! » À la page 13, on tombait sur une longue réflexion commencée par un trajet en métro : Cioran ne voit que des étrangers autour de lui. Et là s’enclenche une rumination nationaliste sur la « confusion ethnique ». « Devant ces gueules si disparates […] la possibilité même d’une multitude si hétéroclite suggère que dans l’espace qu’elle occupe n’existait plus chez les autochtones le désir de sauvegarder ne fût-ce que l’ombre d’une identité. » Laissons de côté le choix des termes, « gueules », « disparates » : comment Cioran, d’ordinaire si sourcilleux sur le sens des mots, ne s’est-il pas interrogé sur celui d’« identité » ? Car c’est d’identité nationale, cette vieille lanterne aveugle des barrésiens, qu’il parle ici, sans réflexion historique : a-t-il seulement conscience que la France qu’il entend préserver est le produit d’un titanesque brassage d’« ethnies », avant et après le sacre de Clovis ? Les Wisigoths dans le sud-ouest, les Suèves en Gascogne, les Francs au nord-ouest, les Ostrogoths en Provence et j’en passe. Et ils ne parlaient même pas la même langue. Il est heureux qu’il n’ait pas pris le train en France au vie siècle. Ni au xe, quand les Normands arrivèrent, des Vikings et des Varègues dont les « gueules » ne lui auraient pas plu non plus. Ce qu’il nous sert là, c’est du Heidegger de la pire farine, une dissertation sur le « on n’est bien qu’avec ceux qui vous ressemblent » du phraseur de Fribourg.


Cette photo mythique de Louis Monier réunit les trois roumains de la littérature, Emil Michel Cioran, Eugène Ionesco et Mircea Eliade, place de Fustenberg à Paris.


Boutades outrées ? Ou constante émotionnelle ? Dans ses Cahiers 1957-1972, posthumes, on trouve ceci : « Le premier mot qui vous vient à l’esprit quand on descend dans la rue : extermination. » Au fur et à mesure qu’on lisait Cioran, il fallait s’habituer à l’idée qu’il haïssait l’humain : une icône orthodoxe crachant sur les misérables fidèles.

Mais quand même, à moitié allemand et entièrement chrétien, je n’ai pu maîtriser une crispation en lisant ces mots, bien plus tard : « Tous les peuples sont maudits. Le peuple juif l’est plus que les autres. Sa malédiction est automatique, sans lacunes. Elle va de soi. » (Cahiers)

En d’autres pages, Cioran, souvent, n’était guère plus inspiré : « Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires. » (Écartèlement). Lui qui avait commencé par dénoncer les supercheries, croyait-il qu’il en fût de salutaires ? Et son siècle ne lui avait-il pas montré qu’au contraire, c’est le dévoilement des vérités irrespirables qui a été salutaire ?

Toujours dans Écartèlement, il frise le délire apocalyptique : « La catastrophe étant la seule solution, […] il est légitime de se demander si l’humanité telle qu’elle est n’aurait pas intérêt à s’effacer maintenant plutôt que de s’exténuer et de s’avachir dans l’attente, en s’exposant à une ère d’agonie, où elle risquerait de perdre toute ambition, même celle de disparaître. » Dès lors, le moraliste et le philosophe se sont effacés, et le désespoir romantique reparaît dans sa souffrance infinie. Cioran tient le même discours que ces chefs de secte qui prêchent le suicide collectif et qu’un Hoffmansthal : « Il faut prendre congé du monde avant qu’il ne s’effondre. Beaucoup de gens le savent déjà, et un sentiment indicible rend beaucoup de gens poètes. »

Un autre Cioran apparaît : poète et prophète, presque un staretz slave, un de ces moines qui parcouraient les campagnes en apostrophant leurs auditeurs pour les ramener au sens perdu de la transcendance. « Ce qui ne peut pas se traduire en termes de religion ne mérite pas d’être vécu. » (Cahiers) Mais le messianisme lui manque : en témoignent ses nombreux discours sur le suicide. « Je suis un philosophe hurleur. » (Cahiers) Il est fou de peur : « Ma vision de l’avenir est si précise que, si j’avais des enfants, je les étranglerais sur l’heure. » (De l’inconvénient d’être né) Décidément, Cioran était retourné dans les Carpathes, il se muait en Dracula dépressif.

Dans cette crispation d’angoisse, pénible pour le lecteur, il se montrait à l’occasion péremptoire, voire creux : « Ce qui peut se dire manque de réalité. N’existe et ne compte que ce qui ne se passe pas dans le mot. » N’est-ce pas là un truisme, puisque le mot ne peut être utilisé que par l’observateur de ce qui se passe ? Et que rien ne peut « se passer » dans le mot ?

On lui avait trop parlé de l’influence de Nietzsche sur lui : il le rejeta donc, mais en termes bâclés : « Si on dressait la liste de toutes les bourdes qu’il a commises, on s’apercevrait vite qu’elles égalent en nombre et en gravité celles de Voltaire, avec toutefois pour Nietzsche cette circonstance atténuante : il s’est trompé souvent par volonté d’être ou de paraître frivole. » L’on éprouva la tentation de lui rétorquer : « Le XXe siècle devra me digérer avant ses autres rendez-vous. » (Nietzsche, évidemment). Et il reprocha ensuite à Nietzsche de « n’avoir démoli les idoles que pour les remplacer par d’autres ». Lesquelles ? Il ne le dit pas.

Le costume philosophique commençait à le gêner aux entournures.

Tradition

À la vérité, Cioran s’étant imposé par le nihilisme, il se voulait de plus en plus radical et prétendait, ô paradoxe, rejeter le nihilisme lui-même : « Dire Tout est illusoire, c’est sacrifier à l’illusion, c’est lui reconnaître un haut degré de réalité, le plus haut, alors qu’au contraire, on voulait la discréditer. » Confronté à l’absurde, Cioran le professe : son postulat revient à dire : « Même si j’ai tort, j’ai raison. » Et l’inverse. Dans son totalitarisme intellectuel, il n’évoque jamais la notion de connaissance incomplète. À ce point-ci, il n’abolit pas seulement la logique, mais aussi le langage. S’il était sincère, objectent ses adversaires, il n’aurait qu’à ne pas écrire, puisque tout est indémontrable et insignifiant. La critique allemande, d’ailleurs, s’énerve. Il n’est guère plus indulgent avec lui-même : « Relu quelques pages de mes pauvres Syllogismes ; ce sont des bribes de sonnets, des idées poétiques anéanties par la dérision. » (Cahiers)

La querelle avec le Moi est un exercice typiquement slave dont l’un des spécimens les plus délectables est sans doute ce quatrain d’un grand écrivain polonais, Witold Gombrowicz, inspiré par un autre Polonais, Czeslaw Milosz, futur prix Nobel de littérature, quand celui-ci rompit avec le PC polonais en 1952 et s’exila en France, lui aussi : « Je suis Milosz, je dois être Milosz,/Étant Milosz, je ne veux pas être Milosz,/Je tue le Milosz en moi afin/d’être encore plus Milosz. » Cioran restait fidèle à la tradition.

Dans ses premiers ouvrages, il enseignait le doute et l’ambiguïté, résumés dans la formule : « Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie, mais s’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas. » C’était aussi le « ou bien-ou bien » (Enten eller) de Kierkegaard. Mais en retirant toute valeur à la raison critique, qui permet d’analyser l’ambiguïté et l’ambivalence, Cioran, absurdiste, niait le langage. À la fin, il évoquait la maxime du Chinois Tchouang-tseu : « Le meilleur usage qu’on puisse faire de la parole est de se taire. » Aveux et anathèmes (1987) scella l’évolution.

Son désespoir croissant, illustré plus haut par son attente d’une apocalypse, indique qu’il était de plus en plus porté vers l’Asie : « S’apparenter à cette Unité primordiale dont le Rigveda dit qu’elle respirait d’elle-même sans souffle. »

Désarroi

L’œuvre de Cioran est une des images les plus saisissantes du formidable séisme qui a secoué la culture occidentale du XXe siècle. Deux guerres successives, les plus atroces de l’histoire du monde, ont démontré l’échec de la culture humaniste classique, au nom de laquelle l’Occident prétendait régir le monde. Parler de Platon et de Socrate, de Spinoza et de Kant après un holocauste de centaines de millions de morts et des souffrances incommensurables en un demi-siècle n’était plus possible. Ni nos humanités ni notre religion n’avaient pu éviter cette double apocalypse.

Pour le monde chrétien orthodoxe, où Cioran gardait ses racines, en dépit de son exil dans la Patrie des Lumières, la ruine de la culture occidentale se doublait de l’échec de la grande saga slave. L’horreur du stalinisme et l’effondrement de l’URSS scellaient un autre échec, celui du messianisme slave, qui avait imprégné le fils du pope Cioran. S’il participa brièvement à l’illusion de l’Ordre fasciste, diffusée dans son pays par l’épisode de la dictature Antonescu et la Garde de Fer, il était trop lucide pour ne pas en percevoir les vices. D’où le départ pour Paris.

Ses livres exprimèrent dès lors le désarroi et l’angoisse que nos intellectuels tentaient de masquer par des façades idéologiques. Leur intérêt réside aussi dans leurs contradictions et leurs faiblesses. Le drapeau du nihilisme était celui d’un enfant du siècle désespéré.

Gerald Messadié
© Photo : Louis Monier





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