John le Carré, l’homme-caméléon
Avec humour, le romancier anglais revisite des moments de sa vie. Fils d’un gentleman-escroc et d’une mère absente, il s’est construit une identité en imitant les autres. Un mimétisme qui est à la base de son métier d’écrivain
Un poète, dit Keats, n’a pas d’identité. Il n’est pas lui-même, il n’a pas de soi-même, il est tout et rien. Vivant caché derrière ses créatures, ce pauvre être est un caméléon. Sauf qu’un caméléon, ou du moins un écrivain-caméléon, peut être aussi – c’est le cas ici – non seulement quelqu’un plein d’humour, mais aussi quelqu’un de très joyeux. Et lorsqu’il entreprend de raconter des «histoires de sa vie», le lecteur peut être sûr d’être diverti.
«Le Tunnel aux pigeons» de David Cornwell, alias John le Carré, alias monsieur caméléon, alias chacune des couleurs adoptées par cet animal, est sûrement le livre le plus drôle publié à l’occasion de cette rentrée littéraire. Il est aussi, cela n’étonnera pas les connaisseurs de cet auteur, l’un des plus subtils.
Derrière la quarantaine de courts chapitres qui racontent, comme autant de morceaux choisis, une pléiade d’expériences vécues par l’auteur, et qui vont de l’évocation de personnalités politiques (un réveillon de Saint-Sylvestre avec Yasser Arafat, un déjeuner avec Margaret Thatcher, une rencontre avec Andrei Sakharov et sa femme Elena Bonner) à des portraits de gens des médias, du cinéma ou d’activistes ou victimes de toutes sortes, se profile une réflexion on ne peut plus profonde sur le métier de romancier.
Faire chanter les nuances
Des Mémoires? Sans doute. Le Carré revisite des moments de sa vie, les fait revivre pour nous, les rend présents, esquisse une personnalité, retrace une conversation avec l’exceptionnel talent verbal qui est le sien, bref, comme il le dit rapporte de mémoire des histoires vraies qui lui sont arrivées. Mais ces histoires, et c’est là que le livre devient passionnant, il nous permet de comprendre qu’elles ne sont que le matériau à l’aide duquel son imagination de romancier va se mettre au travail pour raconter ce qu’elle, et elle seule, est capable de voir et de comprendre.
Pour le créateur, écrit-il, les faits ne sont qu’une matière brute, ne sont qu’un instrument qu’il s’agît de faire chanter. Si tant est qu’elle existe quelque part, la vérité n’est pas dans les faits, mais dans les nuances. Tout l’art du romancier consistera à faire chanter ces nuances.
Portrait d’Alec Guiness
Cela d’autant plus que cet art ici est avant tout un art mimétique. Il faut lire le portrait que John le Carré brosse d’Alec Guinness – c’est le chapitre 29 du livre – qui, en son temps, incarna le personnage de George Smiley pour le film que la BBC tira de «Tinker Tailor Soldier Spy» (La Taupe en français).
Eperdu d’admiration pour celui qui fut en effet l’un des plus grands comédiens britanniques de l’après-guerre, le Carré le montre composant un caractère dans des termes qu’on pourrait transposer tels quels pour une définition de l’art du romancier: «Le regarder revêtir une identité est comme regarder un homme parti en mission sur le sol ennemi. Le déguisement est-il adapté à lui? (Lui étant lui-même sous son nouveau masque). Ses lunettes sont-elles adaptées – Non, essayons plutôt celles-là. Ses souliers, sont-ils de trop belle qualité, trop neuves, le trahiront-ils? Et cette manière de marcher, ce mouvement qu’il a dans les genoux, cette manière de regarder, cette posture – ne pensez-vous pas qu’ils sont trop…?» «Nuit et jour, poursuit-il, il étudie et enregistre les maniérismes des adultes ses ennemis, moule son visage, sa voix, son corps en d’innombrables versions de nous tout en explorant en même temps les possibilités de sa propre nature.» N’est-ce pas là, à sa façon, ce que Keats nommait le poète-caméléon?
L’art de John le Carré est à l’image de l’art d’Alec Guinness. Sa capacité mimétique est phénoménale, et c’est sans doute là l’une des raisons pour lesquelles il est un si bon romancier. Jamais dans ses livres le lecteur n’a-t-il l’impression de se trouver devant une simple projection de l’ego de l’auteur. Celui-ci n’est jamais qu’une sorte de virtualité indéfiniment changeante qui choisit de s’incarner dans des figures au profit desquelles il se dépouille de ses caractéristiques propres pour les rendre, elles, d’autant plus crédibles. C’est en somme un art du mime poussé à l’absolu.
Gentleman-escroc
Cet art – comme on l’apprend dans le seul chapitre de l’ouvrage qui relève véritablement de ce qu’on nomme d’habitude une autobiographie –, c’est de sa situation d’enfant qu’il l’a acquis. David Cornwell est le fils d’un gentleman-escroc et d’une mère qui disparut sans explication lorsqu’il était âgé de cinq ans et son frère de sept.
D’un côté, une sorte d’enchanteur beau-parleur prêt à escroquer quiconque l’écoute, poursuivi, emprisonné, ressurgissant comme un indomptable polichinelle, de l’autre une absente silencieuse. Comment s’étonner dans ces conditions que le langage soit devenu le milieu dans et par lequel l’enfant dut s’inventer une identité, écrit le Carré, une identité dont son milieu familial l’avait privé? «Je me souviens fort peu d’avoir été très petit. Je me souviens des mensonges à mesure que nous grandissions, et du besoin de me ficeler moi-même une identité, et de la manière dont, pour ce faire, je pillai les manières et le style de vie de mes pairs et de mes modèles, au point de prétendre que j’avais une vie familiale bien réglée avec des vrais parents et des poneys.» Si ce n’est pas là encore tout à fait l’art de l’espion, ce n’en est pas loin non plus que de l’art de l’écrivain.
Alec Guinness, écrit le Carré, adorait l’art du comédien comme il aimait les autres membres de la troupe avec qui il jouait. John le Carré, lui, adore l’art d’écrire comme il aime la troupe – ses lecteurs – pour lesquels il écrit. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle, à le lire, on se sent pris pour lui d’une telle affection.
John le Carré, «Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie», Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Le Seuil, 384 p.
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